Vers l’Indépendance du Maroc : LES PRÉMISSES D’UN DIALOGUE DANS UN CONTEXTE TROUBLÉ (Juin – Août 1955) : Le départ de Ben Arafa et l’entrée en action de l’Armée de libération


par Abderrahim Bouabid
Vendredi 18 Septembre 2009

Vers l’Indépendance du Maroc : LES PRÉMISSES D’UN DIALOGUE DANS UN CONTEXTE TROUBLÉ  (Juin – Août 1955) : Le départ de Ben Arafa et l’entrée en action de l’Armée de libération
L’écrit de feu Abderrahim Bouabid que nous publions a été rédigé d’un seul trait, à Missour, au cours de l’hiver 1981-82. Le texte de ce manuscrit évoque une période charnière dans le processus qui a conduit à la fin du protectorat. De l’épisode d’Aix-les-Bains aux
entretiens d’Antsirabé, en passant par l’évocation des mouvements insurrectionnels, l’auteur s’emploie à restituer le climat de
tensions, d’incertitudes et de tâtonnements qui préfigure le dénouement de la crise franco-marocaine dont l’été 1955 reste un moment fort. L’occasion lui est ainsi fournie de donner sa lecture des événements. Surtout et s’agissant de ce qui deviendra a posteriori la « controverse d’Aix-les-Bains », l’auteur développe ses arguments et revient sur le sens, les motivations et la portée de cette rencontre. L’histoire de l’indépendance du Maroc,
est, de ce point de vue, sans doute aussi l’histoire d’un système complexe  d’équivoques et de tensions qui structurent dès son origine le mouvement national. Abderrahim Bouabid nous en fournit ici un aperçu saisissant.


S’agissant des aspects liés à la coordination, j’ai évoqué le cas d’Ahmed Balafrej, que je devais revoir. Quelles que soient les critiques, très souvent acerbes, justifiées ou non, qui lui étaient adressées, il n’en restait pas moins qu’il était le Secrétaire général du parti jusqu’à nouvel ordre. Il était essentiel pour notre parti, pour la cause nationale, de taire toutes les querelles, d’instituer des rapports de concertation. Car, évincer Ahmed Balafrej, revenait à évincer Mohammed Lyazidi, Omar Abdeljalil, Mohammed Ghazi et bien d’autres encore. Là aussi, Abdelkébir El Fassi, s’est montré absolument fermé. Je crus comprendre, que selon lui, l’unité du parti se referait sur d’autres bases : Allal El Fassi était président d’honneur du
Conseil National de la Résistance.
En réalité, l’inimitié entre la famille El Fassi - certains, non sans quelques arrières pensées du reste, parlaient de « dynastie » Fassi - et Balafrej datait depuis de longues années. Il était reproché à ce dernier de s’être emparé du secrétariat général du parti en 1944, sans que le poste de Président fût réservé à Allal El Fassi, alors en exil au Gabon. Cette petite querelle me laissait indifférent à l’époque. Mais en 1955, les choses pouvaient prendre une tournure autrement plus inquiétante. J’ai demandé à Abdelkébir El Fassi de me ménager une entrevue avec le colonel Abdel Mouneïm, attaché militaire d’Egypte à Madrid. Ce qu’il fit bien volontiers.
Ce colonel, qui faisait parti des officiers libres, était un homme affable, très avisé, parfaitement informé des données marocaines. Il était en « liaison » constante, tant avec les dirigeants marocains, qu’avec les résistants algériens. Je le remerciais du soutien matériel et politique que l’Egypte accordait à notre lutte de libération. A sa demande, je l’informais de la rencontre d’Aix-les-Bains, des accords d’Antsirabé et de la situation d’attente dans laquelle nous nous trouvions après la nomination à Rabat du général Boyer de Latour. Il me laissa entendre que le travail accompli auprès des milieux politiques français était appréciable. Il avait l’air de me faire comprendre qu’il y avait un partage dans l’accomplissement des tâches. Les uns étaient chargés des aspects politiques de la lutte, les autres de la lutte armée. Je lui fis part de mes inquiétudes, du fait du manque de liaison et de coordination.
Puis, j’ajoutai à peu près ceci : le parti de l’Istiqlal est un parti de masse qui lutte pour l’indépendance nationale. Ce n’est ni le Wafd des années 50, ni le parti constitutionnel en Egypte. Les résistants marocains ne sont pas des officiers libres qui se révoltent contre la corruption des partis, ou contre la dégénérescence du régime royal. Ce sont des militants du parti qui ont pris les armes pour la libération de leur pays de l’occupation coloniale. Quant à Mohammed V, il n’est ni Farouk et encore moins son père Fouad, qui, pour conserver son trône, avait accepté le protectorat anglais.
Mon interlocuteur m’écoutait attentivement. Il sourit, sans formuler aucune objection, laissant entendre que de telles questions relevaient des seuls Marocains.
Je fis un séjour à Tanger, de deux jours, dans l’espoir de voir le Docteur Abdelatif Benjelloun, engagé avec l’organisation de la résistance. J’ai retrouvé l’ami et l’ancien militant du parti à Paris. Il restait l’homme pondéré, lucide qu’il a toujours été. Il était conscient que l’absence de liaison avec les résistants engendrait des malentendus regrettables. Mais il restait optimiste, car la raison, le désintéressement et l’esprit de conciliation finiraient par l’emporter. Malgré ces paroles réconfortantes, je crus comprendre, que les choses étant ce qu’elles étaient, le Conseil National de la Résistance entendait s’ériger en mouvement autonome. Mais aucune conception du Maroc de demain n’était proposée ou étudiée. Aucune stratégie politique adossée à une ligne idéologique n’était mise au point. On se limitait à des réactions subjectives, au gré des circonstances.
Allal El Fassi aurait pu orienter politiquement les organisations de la Résistance et de l’Armée de Libération, mais en en faisant un parti autonome, avec un programme bien défini. Mais en 1955, il paraissait résigné à suivre les évènements sans pouvoir intervenir. En effet, au Caire où l’on n’appréciait pas particulièrement les leaders politiques, sa situation était peu confortable. Il était plus ou moins assimilé aux « politiciens ». L’aide matérielle fournie par Nasser était directement transmise au représentant militaire de l’Armée de Libération. Ce qui manifestement visait à isoler Si Allal et à réduire ainsi son autorité morale et effective. Par ailleurs, son cousin Abdelkébir El Fassi, avait fait l’objet d’une mesure d’exclusion du Conseil National de la Résistance, pour faute de gestion des fonds. Cette mesure prise sans la participation d’Allal El Fassi, dût être vécue comme une atteinte à l’autorité dont il jouissait.
Ainsi à la veille du retour à Rabat de Mohammed V, les Résistants et l’Armée de Libération étaient pratiquement « sans tête », et bien entendu sans programme. Après la proclamation de l’Indépendance, ils allaient être la proie d’intrigues diverses, de manoeuvres de division, faute d’une direction responsable et d’une orientation politique claire. Les conséquences de cette situation devaient peser pendant plusieurs années sur la vie politique du Maroc indépendant.
En septembre 1955, après la rencontre d’Aix-les-Bains, il n’était pas encore trop tard pour redresser la situation. La réunion à Rome du Comité exécutif de l’Istiqlal avec des membres du Conseil National de la Résistance, qui devaient accompagner Allal El Fassi, avait précisément pour but de dissiper les équivoques par des explications directes et définir en commun une stratégie politique et un programme d’action. Mais le leader du parti s’était refusé, avec éclat, à se rendre à l’invitation.
Je retournai donc à Paris, profondément déçu de mon séjour à Madrid.
Le départ de Ben Arafa et l’entrée en action de l’A.M.L
J’appris alors, que le général Boyer De Latour, avait obtenu du président E. Faure de faire de Mokri, le gardien du sceau royal, à défaut d’entente sur la composition du conseil du trône. Le président E. Roche l’avait accompagné à Rabat, dans le dessein de l’aider à faire partir Ben Arafa et surtout à infléchir la position intransigeante de « Présence-française » dont il avait accepté d’être le président d’honneur.
Si Bekkaï était plus soucieux, car il comprenait bien que la concession faite au sujet du grand Vizir, pourrait se retourner contre nous. Mais des assurances lui furent données quant à l’application des accords d’Antsirabé. La demande du président Faure était la suivante : faire d’abord partir Ben Arafa. Peu importait si ce départ impliquait que le sceau royal fut confié, momentanément à telle ou telle personne, le gouvernement étant décidé à mettre en place un conseil du trône dans les délais les plus brefs. Je demeurai sceptique à ce sujet.
A Rabat, le général Boyer De Latour, débordé par les activités de «Présencefrançaise», trouva le temps d’inviter Mohammed Lyazidi, Secrétaire général adjoint du parti à un entretien. Celui-ci fut court et précis : notre parti se refusait à entrer dans des tractations aussi douteuses. Il s’en tenait aux objectifs qui ont toujours été les siens : la restauration du monarque légitime du pays, Mohammed Ben Youssef, la formation d’un gouvernement marocain pour négocier l’abrogation du protectorat et la proclamation de l’indépendance nationale. J’informai Si Bekkaï de cette entrevue. La position de notre parti lui parut quelque peu excessive.
D’autres nouvelles devaient nous parvenir du Maroc au cours de ces journées de fin septembre 1955. Si le résident général était en contact permanent avec les « ultras », M.M de Lipkowski et de Panafieu, le premier chef adjoint du cabinet du général Boyer De Latour, l’autre ministre délégué à la Résidence générale étaient quant à eux en rapport permanent avec les groupements des Français libéraux au Maroc. Les deux collaborateurs du résident général recevaient directement des instructions de Paris, pour procéder, par les moyens les plus adéquats au retrait de Ben Arafa à Tanger. Le 27 septembre, ils avaient participé à une réunion avec les représentants des partis et groupements français au Maroc, favorables à l’éviction immédiate de Ben Arafa et à la poursuite du dialogue franco-marocain : le parti radical, les sections S.F.I.O, M.R.P., «Conscience française», groupe G.E.R.E.S.,
Jeune République, les « Amitiés Marocaines », etc.
Le sentiment des Français libéraux était que le résident général, en relation avec le général Koenig, cherchait à gagner du temps et attendait la chute du gouvernement E. Faure à la prochaine rentrée parlementaire.
Ils offraient leur collaboration à M.M Lipkowski et Panafieu. Deux d’entre eux étaient désignés pour « contacter » Aberrahman El Hajoui, considéré comme le principal obstacle à l’effacement de Ben Arafa. Ce personnage, falot s’il en fut, n’était en réalité que l’agent d’exécution du groupement « Présencefrançaise ». Les deux Français libéraux se mirent en rapport avec lui pour lui donner l’assurance formelle que sa sécurité personnelle serait assurée, et qu’aucune poursuite ne serait engagée à son encontre du fait du pillage du palais royal à la suite du coup de force de 1953. On était allé jusqu’à lui promettre le titre de ministre plénipotentiaire français, une fois installé en France.
Hajoui avait l’air tenté : il promit de ne plus s’opposer au départ de Ben Arafa, mais exigeait que le gardien du sceau fût Moulay Abdellah. Cette nouvelle proposition fit l’effet d’une bombe, car tout le monde pensait qu’il s’agissait du fils cadet de Mohammed V. Il fallut déchanter quelques heures après : il s’agissait de Moulay Abdellah Ben Moulay Hafid, personnage sorti du néant et destiné à permettre à la Résidence de s’opposer à la constitution d’un conseil du trône.
Ces journées du 27 au 30 septembre ont été riches en péripéties rocambolesques. D’un côté, le général De Latour ne voulait rien entreprendre sans l’accord de « Présence-française ». M. Le Coroller, successeur du Docteur Causse, était devenu le conseiller écouté du résident. La liaison avec Hajoui était constante.
En même temps, le résident donnait son accord au ministre délégué pour amener Ben Arafa à s’effacer « volontairement ». Le 28 septembre, accompagné de M. Lipkowski, il était reçu au palais royal. Ben Arafa ne demandait qu’à partir : il avait approuvé sans difficulté les termes d’une déclaration annonçant son effacement de la délégation du sceau, au profit de son fils Moulay Hassan. La signature des documents devait se faire, le jour même, à 17 heures. M. Panafieu en informa son chef, le résident général.
Celui-ci alerta Hajoui et les membres de « Présence-française ».
A l’audience de 17 heures, Hajoui était aux côtés de Ben Arafa. Tout était remis en cause : s’il était d’accord sur le principe, un certain nombre de conditions supplémentaires étaient exigées. Selon Hajoui, la déclaration devait spécifier qu’il n’était plus question d’installer un conseil du trône. La délégation du sceau serait faite en faveur de Moulay Abdellah Ben Moulay Hafid ; enfin il était exclu que des membres de l’Istiqlal fassent partie d’un gouvernement quelconque. Et les palabres interminables reprirent.
Le soir, Hajoui ouvrit les portes du palais à des groupes armés de «Présencefrançaise», avec, à leur tête, Le Coroller. Ceux-ci venaient monter la garde autour de Ben Arafa. Le résident général ne fit rien pour prévenir cette situation et pour faire expulser ces unités.
Les bruits les plus invraisemblables circulaient : une manifestation des membres européens de « Présence-française » devait avoir lieu dans la journée du 29 septembre : les organisateurs projetaient même d’occuper l’immeuble de Radio- Maroc, et la direction des P.T.T. Ainsi, les « Français du Maroc » imposeraient, s’il le fallait par la force, leur volonté de maintenir Ben Arafa. Comme le résident ne saurait accepter de laisser verser du sang français, le plan de Paris serait ajourné.


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