Vers l’Indépendance du Maroc : LES PRÉMISSES D’UN DIALOGUE DANS UN CONTEXTE TROUBLÉ (Juin – Août 1955) : Le Maroc selon Edgar Faure


par Abderrahim Bouabid
Lundi 21 Septembre 2009

Vers l’Indépendance du Maroc : LES PRÉMISSES D’UN DIALOGUE DANS UN CONTEXTE TROUBLÉ  (Juin – Août 1955) : Le Maroc selon Edgar Faure
L’écrit de feu Abderrahim Bouabid que nous publions a été rédigé d’un seul trait, à Missour, au cours de l’hiver 1981-82. Le texte de ce manuscrit évoque une période charnière dans le processus qui a conduit à la fin du protectorat. De l’épisode d’Aix-les-Bains aux
entretiens d’Antsirabé, en passant par l’évocation des mouvements insurrectionnels, l’auteur s’emploie à restituer le climat de
tensions, d’incertitudes et de tâtonnements qui préfigure le dénouement de la crise franco-marocaine dont l’été 1955 reste un moment fort. L’occasion lui est ainsi fournie de donner sa lecture des événements. Surtout et s’agissant de ce qui deviendra a posteriori la « controverse d’Aix-les-Bains », l’auteur développe ses arguments et revient sur le sens, les motivations et la portée de cette rencontre. L’histoire de l’indépendance du Maroc,
est, de ce point de vue, sans doute aussi l’histoire d’un système complexe  d’équivoques et de tensions qui structurent dès son origine le mouvement national. Abderrahim Bouabid nous en fournit ici un aperçu saisissant.


Cette conception de la solidarité maghrébine trouva un accueil favorable au « Bureau du Maghreb » au Caire, en 1954-55, probablement grâce à l’influence personnelle qu’exerçait le prestigieux combattant du Rif, Abdelkrim El Khattabi. Mais il y avait une autre conception de la solidarité maghrébine : celle qui préconisait la coordination, l’assistance mutuelle et laissait la liberté à chacun des trois mouvements d’apprécier l’opportunité de négocier ou non, avec l’adversaire, l’édification d’un Maghreb intégré. Cela ne pourrait se faire que par étapes, suivant un processus rationnellement étudié. Enfin la libération de l’un des trois pays constituerait une brèche dans l’édifice colonialiste. Le pays libéré deviendrait une base à partir de laquelle se déploieraient les luttes armées et politiques des autres pays.
Les discussions, sur ce point étaient très animées, entre dirigeants algériens, marocains et tunisiens. Il nous est arrivé de tenir aux partisans de la première conception, à peu près ce langage :
Parallèlement à la lutte armée qui est déclenchée, nous menons une action politique et diplomatique. Nous cherchons ainsi, grâce à l’appui des pays arabes et du groupe Afro-asiatique, à faire voter aux Nations-Unies des motions de soutien à notre cause. Or, devant cette instance internationale, nous nous prévalons des principes du droit international. Celle-ci, considère que la situation historique et juridique est particulière, à chacun des trois pays, qui se présentent d’ailleurs, non comme une seule et même entité, mais comme des entités différentes. Par ailleurs, il faudrait remarquer que les motions favorables que nous avons réussi à faire voter, « invitent » toujours les parties à résoudre le conflit, par des pourparlers directs. Comment refuser le dialogue, quand les circonstances s’y prêtent ?
Les Algériens n’étaient nullement convaincus. Ils étaient hantés par l’idée de se trouver, un jour, seuls au combat face aux troupes françaises.
Cependant, les données spécifiques à chacun des pays du Maghreb allaient s’imposer. Déjà, en juin 1955, la signature des conventions franco-tunisiennes était le prélude au déroulement d’un processus, plutôt conforme à la seconde conception de la solidarité maghrébine. Salah Ben Youssef, qui en 1952, alors qu’il négociait une convention se limitant à quelques modifications du traité du protectorat, proclamait son opposition systématique aux nouvelles conventions qui libéraient la souveraineté interne de toute tutelle. Il était devenu au Caire, le partisan intransigeant de la poursuite de la lutte, jusqu’à la libération de l’ensemble du Maghreb. Bourguiba devenait injustement la cible des attaques disproportionnées du Bureau du Maghreb. Je l’avais vu, quelques jours avant son retour triomphal en Tunisie : l’objectif était toujours pour lui l’indépendance de la Tunisie, l’autonomie interne n’était qu’une étape permettant l’accès à l’objectif fondamental. Je crois sincèrement, que si Salah Ben Youssef avait été amené à négocier les conventions de 1955, il les aurait acceptées. Le Congrès de Sfax, en présence de ce dernier, s’était prononcé à une majorité écrasante, en faveur du point vue du président du Néo-Destour. L’une des conséquences immédiates de cette prise de position, a été l’ouverture de nouvelles perspectives de lutte armée pour le F.L.N. Celui-ci, devait hériter des camps d’entraînement installés en Libye, pour les besoins de la résistance tunisienne, ainsi que d’importants stocks d’armes.
Au sujet du Maroc, la rencontre d’Aix-les-Bains, a soulevé les réactions les plus vives de la part du Bureau du Maghreb au Caire. Pourtant les accords d’Antsirabé devaient passer presque inaperçus ! Cependant les données de la situation ne pouvaient être comparées à celles de la Tunisie. Lutte politique et lutte armée, visaient deux objectifs : la restauration du souverain légitime et la proclamation de l’indépendance. Jamais, à quelque stade que ce fût, il ne s’est agi pour les Marocains, d’accepter un régime d’autonomie interne.
D’autre part, le retrait de Ben Arafa ou même l’installation d’un conseil du trône, ne pouvaient mettre fin à l’action armée. La présence à Rabat du général Boyer De Latour, l’obstruction systématique du groupement « Présence-française », le «contre-terrorisme», ne pouvaient qu’amener à l’accentuation des combats et à l’extension de leurs zone. C’est pourquoi l’entrée en scène de l’Armée Marocaine de Libération a été, au début d’octobre 1955, un événement décisif33. Les gouvernants français, perçurent alors le danger réel qui menaçait ses positions, non seulement au Maroc, mais également en Algérie.
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« Le Maroc d’Edgar »
Le dimanche 12 juin 1955, vers neuf heures, Edgar Faure m’apprit au téléphone que Lemaigre- Dubreuil venait d’être assassiné au Maroc. Mal réveillé, je dus bafouiller que c’était bien triste.
Surpris, Edgar Faure me demanda si je percevais bien la gravité de cet événement et me pria de passer le voir. M. Jacques Lemaigre-Dubreuil appartenait à cette catégorie de Français clairvoyants et libéraux qui sauvèrent, au Maghreb, l’honneur de la France. Il appelait inlassablement l’attention de tous les ministres qu’il pouvait connaître sur la gravité de la situation marocaine. Son assassinat était un signal à double détente : il signifiait aux nationalistes marocains qu’ils ne pourraient plus compter sur des complicités françaises, et avertissait Paris que les gens à poigne de Rabat entendaient rester maîtres de la situation.
Je connaissais certains représentants de l’Istiqlal à Paris et en particulier Abderrahim Bouabid dont j’appréciais la finesse, et le sens politique. Je lui téléphonai à sa «planque» - les nationalistes marocains étaient alors contraints à la clandestinité - et lui demandai de m’attendre une heure plus tard dans un café de la place Victor Hugo. J’arrivai en voiture et le priai de monter. Interloqué, il me demanda ou je le conduisais : au domicile d’Edgar Faure qui habitait avenue Foch. Edgar l’attendait-il ? Non, mais j’en faisais mon affaire.
Le domestique qui nous accueillit sembla surpris : « J’ai cru comprendre, me dit-il, que Monsieur le Président n’attendait que Monsieur. » Je demandai à Bouabid de m’attendre quelques instants et j’allai, seul, voir Edgar à qui j’annonçai que Bouabid m’accompagnait. Si jamais je provoquai une colère, ce fut ce jour-là. Edgar était furieux et ne plaisantait pas. Il me pria de ne pas le confondre avec Pierre Mendès France. Il n’avait pas, lui, Edgar, le goût des actions secrètes. S’il voulait recevoir Bouabid, il était assez grand pour le convoquer et l’inviter à venir à Matignon. Il n’avait pour cela aucun besoin de moi.
On n’en peut mais : le zézaiement déprécie la véhémence, et Edgar Faure zézayait. Je laissai donc passer l’orage, puis lui indiquai que j’allais prévenir Bouabid que le président du Conseil ne voulait pas le recevoir. « Attendez une seconde avant d’ajouter une connerie à une connerie ».
Un silence.
« Comment est-il, votre Bouabid ? Est-ce qu’il parle seulement le français ? » Je fis valoir à mon éminent interlocuteur que si Bouabid ne parlait pas le français, je voyais mal en quelle langue je m’entretiendrais avec lui; d’autre part, il était docteur en droit de nos facultés.
« Bon, bon, faites-le venir un instant. »
Bouabid introduit, Edgar Faure fut avenant. Il était dix heures et demie : nous nous sommes séparés douze heures plus tard.
Bouabid attira l’attention de nos hôtes - Lucie s’était jointe à nous pour le déjeuner - sur la conjonction qui pouvait s’établir entre des Marocains exaltés et les rebelles algériens. La moitié du Maghreb pouvait s’embraser. Visiblement, Bouabid redoutait cette explosion dans laquelle le Maroc eût risqué de perdre son identité. La seule façon, selon lui, de la désamorcer était de rappeler de Madagascar le sultan exilé, et de conclure avec le souverain restauré des accords semblables à ceux que la France avait conclus trop tard, et donc en vain, avec Bao-Daï. Un processus fut envisagé. « Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?» disait Edgar
Faure. Il eut donc l’idée de réunir à Evian (Antoine Pinay avait l’habitude de faire sa cure dans cette ville) une conférence lui permettant, flanqué de Pinay, ministre des Affaires étrangères et de Pierre July, ministre des Affaires tunisiennes et marocaines, d’entendre ( peut-être disait-on déjà auditionner, verbe jusqu’alors réservé aux comédiens débutants qui briguaient un rôle ) les représentants des différents courants du Maroc : les Marocains légalistes, les nationalistes ; les Français partisans du Maroc français, et les libéraux ; on ajouterait à ces «auditions» celles de personnalités indépendantes et d’experts. Il s’agissait de noyer le poisson. Le poisson, c’est-à-dire l’avenir du Maroc. La conférence ne déciderait rien d’autre que de s’en remettre au gouvernement. Celui-ci qui aurait remarqué la déposition d’un notable, ancien officier français, le pacha Si Bekkaï, ferait appel à lui pour apaiser les esprits, et assurer les éventuelles transitions. L’appel à cette personnalité, bien tenue en main par les nationalistes, court-circuiterait (Edgar Faure disait « scotomiserait ») le sultan fantoche. La machine était lourde à mettre en marche. N’empêche: quatre mois plus tard, tout était réglé ou en passe de l’être.
Roger Stéphane, « Tout est bien », Quai Voltaire, Paris, 1989.
Chapitre : « le Maroc d’Edgar », extraits, p.409


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