Vers l’Indépendance du Maroc : LES PRÉMISSES D’UN DIALOGUE DANS UN CONTEXTE TROUBLÉ (Juin – Août 1955) : L’accord de Sidi Mohammed Ben Youssef


par Abderrahim Bouabid
Mercredi 23 Septembre 2009

Vers l’Indépendance du Maroc : LES PRÉMISSES D’UN DIALOGUE DANS UN CONTEXTE TROUBLÉ  (Juin – Août 1955) : L’accord de Sidi Mohammed Ben Youssef
 L’écrit de feu Abderrahim Bouabid que nous publions a été rédigé d’un seul trait, à Missour, au cours de l’hiver 1981-82. Le texte de ce manuscrit évoque une période charnière dans le processus qui a conduit à la fin du protectorat. De l’épisode d’Aix-les-Bains aux
entretiens d’Antsirabé, en passant par l’évocation des mouvements insurrectionnels, l’auteur s’emploie à restituer le climat de
tensions, d’incertitudes et de tâtonnements qui préfigure le dénouement de la crise franco-marocaine dont l’été 1955 reste un moment fort. L’occasion lui est ainsi fournie de donner sa lecture des événements. Surtout et s’agissant de ce qui deviendra a posteriori la « controverse d’Aix-les-Bains », l’auteur développe ses arguments et revient sur le sens, les motivations et la portée de cette rencontre. L’histoire de l’indépendance du Maroc,
est, de ce point de vue, sans doute aussi l’histoire d’un système complexe  d’équivoques et de tensions qui structurent dès son origine le mouvement national. Abderrahim Bouabid nous en fournit ici un aperçu saisissant.


Document 2
Une Lettre de L’ancien Sultan

«Un régime de monarchie constitutionnelle est seul capable de sortir le Maroc de l’ornière de son gouvernement archaïque »
Une controverse est ouverte à propos des intentions terribles de Sidi Mohammed Ben Youssef, et il a été notamment dit qu’il envisageait de remonter sur le trône quelques mois après la constitution d’un conseil de régence.
Après la conclusion d’un accord entre les deux émissaires du gouvernement français et le souverain exilé, il n’est pas inutile de se reporter à une lettre que l’ex-sultan adressait d’Antsirabé le 26 décembre 1954 à l’un des ses avocats, M. George Izard et dont il confirmait « le plus explicitement » le 26 août dernier qu’elle constituait son « programme minimum ».
(Rappelons que le président du conseil auquel fait allusion Sidi Mohammed Ben Youssef était alors M. Mendès France)
Voici ce texte qui a été communiqué récemment à M. Edgar Faure avec l’accord de Sidi Mohammed ben Youssef. Seuls en ont été retranchés deux paragraphes qui n’intéressaient que le destinataire.
Antsirabé, 26 décembre 1954
Cher maître, Nous vous accusons réception de votre lettre du 20 décembre, ainsi que des deux notes qui lui étaient jointes. Nous avons étudié le tout avec le plus grand soin. Afin d’avoir une vue d’ensemble aussi complète que possible sur la genèse et le développement des pourparlers en cours, il serait  utile d’en faire l’historique.
Le gouvernement de la République ayant le ferme désir de régler le problème marocain au plus tôt avait donné au docteur Dubois-Roquebert une mission officieuse qui avait pour but : d’obtenir l’abdication de notre Majesté, d’avoir notre appui moral en vue de cautionner, auprès de l’opinion marocaine, l’intronisation d’un nouveau souverain.
Dans l’esprit du gouvernement ce double résultat aurait été l’amorce de toute une série de mesures, tendant à ramener le calme au Maroc et à faciliter la formation d’un conseil de réforme qui aurait été chargé de négocier des réformes tendant à régler le différend franco-marocain.
Nous avons alors chargé le docteur Dubois-Roquebert de rapporter à M. le Ministre des Affaires marocaines et tunisiennes la réponse que Nous pouvons résumer comme suit :
Nous refusons d’abdiquer pour les raisons religieuses, constitutionnelles et politiques que vous savez déjà.
Nous n’acceptons pas de cautionner auprès de l’opinion marocaine l’intronisation d’un troisième homme pour la simple raison qu’une telle mesure n’aurait fait qu’aggraver la situation déjà fort compromise.
Nous Nous montrions enfin sceptique sur le rôle déterminant que l’on voulait faire jouer au conseil de réformes.
Une semaine après le départ du docteur Dubois-Roquebert Nous Nous sommes entretenu avec vous, à Antsirabé, du problème marocain tel qu’il résultait de la situation créée par la réponse négative dont le docteur Dubois-Roquebert avait été porteur.
Apparemment, on pouvait craindre de se trouver dans une impasse.
Mais à la lumière des entretiens que nous avons eu avec vous, cher maître, une possibilité de solution est apparue, et nous nous somme mis d’accord sur un plan constructif dont l’avantage réside dans le fait qu’il rassemblera autour de lui une certaine convergence d’opinions, ce qui n’était pas le cas pour les plans élaborés auparavant.
Ce plan comprend une phase de négociations officieuses et secrètes à Madagascar et une phase ultérieur de négociations ouvertes, libres et finalement publiées en France. L’articulation de ce plan et la
suivante :

I. CREATION D’UN CONSEIL GARDIEN DU TRÔNE, avec possibilité pour nous de désigner personnellement un de ses membres. Ce conseil aurait pour rôle d’être de dépositaire provisoirement des attributs du souverain.

II. INSTITUTION D’UN
GOUVERNEMENT MAROCAIN PROVISOIRE DE NEGOCIATIONS.

A) Composition : les ministères qu’il comprendrait seraient dévolus à des éléments amplement représentatifs de l’élite marocaine.
B) Rôle : son rôle serait triple :
1. Il aurait pour but de négocier avec le gouvernement de la République les phases d’un nouvel accord régissant les rapports franco-marocains, garantissant au Maroc l’intégrité de sa souveraineté et admettant l’interdépendance du Maroc et de la France sur les plans économique, stratégique, culturel et politique. La notion de la stricte indépendance étant largement dépassée de nos jours le Maroc ne saurait prétendre vivre isolé, d’autant plus qu’il a encore besoin de la France pour mettre en valeur ses richesses économiques, mettre sur pied son organisation administrative, parfaire le fonctionnement de ses institutions culturelles et scientifiques et l’aider par son expérience à pratiquer les rouages de la démocratie.
2. Sur le plan interne ce gouvernement aurait pour but de promouvoir les réformes institutionnelles en vue d’établir au Maroc un régime de monarchie constitutionnelle, seul capable de sortir le pays de l’ornière de son gouvernement archaïque.
3. Enfin ce gouvernement aurait pour but en plein accord avec le gouvernement français et avec le concours des représentants les plus qualifiés des Français du Maroc de définir les droits, les intérêts économiques et culturels de la colonie française. Ce gouvernement aurait aussi pour but d’étudier la mise sur pied d’organismes purement français afin que les Français du Maroc puissent valablement défendre leurs revendications légitimes sans porter atteinte à la souveraineté marocaine. Il serait utile aussi de prévoir la création d’un organisme d’arbitrage pour trancher les conflits qui pourraient surgir d’une fausse interprétation des conventions ou de l’adoption d’une mesure discriminatoire à l’encontre de la colonie française du Maroc. Ce que nous disons là n’est point une nouveauté, car dans notre mémoire du 14 Mars 1952 (gouvernement provisoire et ses attributions) sont exposées les mêmes idées et se trouve formulée la même volonté d’aboutir à un accord sur ces mêmes phases. Toutes ces difficultés étant résolues, le Maroc et la France étant liés par une nouvelle convention basée sur la liberté de s’engager - les Marocains étant sûrs d’accéder avec le concours de la France au rang de citoyens libres d’un Etat souverain - les Français du Maroc ayant la garantie de leurs intérêts et de leur patrimoine présent et futur, tous ces éléments créeront un choc psychologique tellement grand que la tension disparaîtra et que le calme reviendra au Maroc et que dans l’euphorie générale, les esprits s’élèveront au-dessus des vindictes personnelles.
Alors et alors seulement, les Marocains, en toute liberté pourront choisir pour les gouverner le souverain qu’ils voudront. Le problème dynastique étant un problème psychologique, il serait préférable que la désignation du souverain légitime intervint à froid. Auparavant sera intervenue la réconciliation entre tous les Marocains, on aura fait abstraction des griefs réciproques pour ne voir que l’intérêt général du pays et la cause supérieure du Maroc et de la France.
Pour résumer plus succinctement nos idées, il faut dire que le problème marocain est double et que pour le résoudre d’une façon définitive, il faut porter remède :
Au problème dynastique créé par le coup de force du mois d’Août 1953.
A la crise des rapports franco-marocains, crise qui dure depuis la fin de l’année 1950.
L’heureux règlement de ces deux aspects du problème franco-marocain ne peut avoir que des conséquences salutaires, qui tout en laissant la porte ouverte à des réaménagements trancheront une fois pour toutes les raisons de tension dont les résultats néfastes aussi bien pour la France que pour le Maroc empêchent nos deux pays d’aller de l’avant dans la voie de l’amitié, de la pérennité des liens et de la confiance.
Ce plan a pour lui le grand avantage de réunir les suffrages de toute l’élite pensante et active du Maroc, c’est-à-dire la plus valable, celle avec laquelle la France devra forcément parler dans les années à venir. Ce plan a aussi pour avantage, s’il était mis à exécution, de ménager toutes susceptibilités - du fait que le règlement des questions subjectives ne serait que la consécration des promesses d’autonomie faites par la France aux pays protégés - et de garantir pour de longues décades et plus que ne pourrait le faire une politique axée sur l’immobilisme et la répression, une ère d’entente qui se traduirait dans les faits pour le plus grand bonheur du Maroc et de la France.(...) Nous ne pouvons prévoir l’accueil qui sera réservé à ces suggestions. Le Maroc a les yeux tournés vers la France. Il espère en elle. Elle se doit de répondre à son appel comme il a répondu au sien, et nous souhaitons du fond de Notre coeur que ces deux pays gagnent la bataille de la paix comme ensemble ils gagnèrent celle de la guerre. Il serait injuste envers notre pays que le gouvernement actuel, qui a heureusement aplani les difficultés indochinoise et tunisienne ne se penchât point sur le sort du Maroc. Nous sommes convaincu, que le président du conseil par son objectivité et son réalisme, parviendra à trouver la solution adéquate à la situation actuelle, et que son ministère, marquera pour les Français et les Marocains, une ère d’entente et de confiance.
Quant à Nos sujets, qu’ils sachent que Notre sort personnel nous intéresse secondairement. La dignité et l’honneur des Marocains sont également les Nôtres. Nous ne ferons jamais rien qui puisse entacher cette dignité et cet honneur.
Le Monde, 14 septembre 1955


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