Vers l’Indépendance du Maroc : LA RÉSISTANCE ARMÉE ET LA SOLIDARITÉ MAGRHÉBINE (septembre - Octobre 1955) : Document 5 PREMIER ANNIVERSAIRE DE L’ELOIGNEMENT DE SIDI MOHAMMED BEN YOUSSEF


par Abderrahim Bouabid
Lundi 28 Septembre 2009

Vers l’Indépendance du Maroc : LA RÉSISTANCE ARMÉE ET LA SOLIDARITÉ MAGRHÉBINE (septembre - Octobre 1955) : Document 5 PREMIER ANNIVERSAIRE DE L’ELOIGNEMENT  DE SIDI MOHAMMED BEN YOUSSEF
L’écrit de feu Abderrahim Bouabid que nous publions a été rédigé d’un seul trait, à Missour, au cours de l’hiver 1981-82. Le texte de ce manuscrit évoque une période charnière dans le processus qui a conduit à la fin du protectorat. De l’épisode d’Aix-les-Bains aux
entretiens d’Antsirabé, en passant par l’évocation des mouvements insurrectionnels, l’auteur s’emploie à restituer le climat de
tensions, d’incertitudes et de tâtonnements qui préfigure le dénouement de la crise franco-marocaine dont l’été 1955 reste un moment fort. L’occasion lui est ainsi fournie de donner sa lecture des événements. Surtout et s’agissant de ce qui deviendra a posteriori la « controverse d’Aix-les-Bains », l’auteur développe ses arguments et revient sur le sens, les motivations et la portée de cette rencontre. L’histoire de l’indépendance du Maroc,
est, de ce point de vue, sans doute aussi l’histoire d’un système complexe  d’équivoques et de tensions qui structurent dès son origine le mouvement national. Abderrahim Bouabid nous en fournit ici un aperçu saisissant.


L’objet immédiat des entretiens franco-marocains consiste ainsi à traduire dans les faits la promesse d’autotomie marocaine et à rendre effectif l’exercice, par les Marocains, des prérogatives de leur souveraineté.
Pour y parvenir, il faut :
1) Une proclamation solennelle du Gouvernement exprimant sa volonté de prendre les mesures nécessaires, aptes à traduire dans les faits la promesse d’autonomie marocaine, dans le cadre de l’unité et de l’intégrité de la souveraineté marocaine.
2) Constituer un gouvernement marocain provisoire, qui sera désigné par le Conseil Gardien du Trône, comprenant les représentants qualifiés du peuple marocain. Ce gouvernement provisoire aura une double mission :
a) négocier avec les représentants du Gouvernement de la République française une nouvelle définition des rapports franco-marocains suivant des délais et une procédure à déterminer ;
b) promouvoir sur le plan proprement marocain des; réformes politiques de structure tendant à l’établissement d’un régime de monarchie constitutionnelle. Le voeu de S. M., maintes fois exprimé dans ses déclarations et ses discours du Trône, est en parfaite concordance avec les aspirations de son peuple.
Garantie des intérêts français au Maroc. Dans un régime d’autonomie garantissant l’unité et l’intégrité de la souveraineté marocaine, la participation des Français aux organismes de gestion locaux est admise. Il en est de même de certains organismes à caractère économique ou professionnel. Ces mêmes accords comporteront notamment des clauses prévenant toute mesure discriminatoire à leur égard et prévoyant une formule d’arbitrage compatible avec le respect de la Souveraineté nationale, pour trancher tout conflit qui surgirait à ce sujet.
Solution de rechange.
Si la connexion entre le problème du Trône et le problème politique de fond risque de prolonger l’état de tension, la persistance des désordres et le climat de malaise qui règnent actuellement au Maroc, il serait bon de faire les premiers pas nécessaires pour ramener le calme. Nous ne serions pas, en principe, opposés à ce que soit réglé d’abord le problème du Trône par :
- le départ de Arafa ;
- le retour de S. M. Sidi Mohammed V en France ;
- l’institution d’un Conseil Gardien du Trône dans les formes et conditions indiquées plus haut.
Le climat nécessaire de calme et d’apaisement permettrait alors, par ces signes de détente, de renouveau et d’espérance, d’aborder l’étude des problèmes politiques de fond. »
A peu près au moment où j’adressai ce texte à Madagascar, j’eus la surprise de recevoir une communication téléphonique de M. Mendès-France : il envisageait d’inscrire en janvier la question du Maroc sur son calendrier et il m’invitait à le revoir. Je demandai un délai pour être en mesure d’obtenir la réponse du Sultan : nous fûmes d’accord pour fixer notre entretien au 30 décembre. Je pressai donc Antsirabé de me faire parvenir une note pour le 29 au plus tard. C’est ainsi que fut signée par Sidi Mohammed Ben Youssef la lettre programme qu’il m’envoya le 26 décembre 1954, qui a déjà été publiée dans le Monde et dans l’Année politique 1955 et dont le général Vésine de la Rue fait le document capital de l’histoire de la restauration. Son importance n’est pas douteuse, mais la position du Sultan résulterait d’une négociation menée pendant plus de deux mois. Me suis-je trompé en suscitant ces pourparlers et en y jouant un rôle que j’étais alors peutêtre le seul Français à pouvoir remplir ? J’ai apporté tous les éclaircissements dont je disposais à un Souverain qui m’honorait de sa confiance et il a manifesté la plus grande attention et la plus constante délicatesse à l’égard des préoccupations nationales qui m’animaient. A un certain degré d’élévation, le sentiment commun de la patrie crée plus de liens qu’il n’en détruit entre deux patriotismes différents et qui paraissaient opposés. En tout cas, le programme d’Antsirabé, loin de constituer un ultimatum de Sidi Mohammed V, représentait un compromis et un élément pour un débat futur. II devait donc prendre place dans le dossier du Gouvernement français dès qu’il serait ouvert.
II n’y eut donc aucun «secret d’Antsirabé». Le général Vésine de la Rue pose la question : « A qui M. Izard, de retour en France, a-t-il communiqué cette lettre ? Le plan d’Antsirabé, s’il était connu de certains membres du Gouvernement, les a-t-il incités à décourager Francis Lacoste, lorsqu’il apportait à Paris ses projets de réformes ? Aucun document, à l’heure actuelle, ne perme d’éclairer cette longue période d’immobilisme de plus de cinq mois... » Je rencontrai M Mendès-
France le 30 décembre 1954. La certitude de sa chute enlevait à ma communication tout intérêt immédiat et, de plus, la lettre du Sultan ne devait me parvenir qu’au début de janvier. Nous parlâmes donc d’autre chose.
Ensuite, et jusqu’à mi-juin, je m’attachai en vain à éveiller l’intérêt du Président Edgar Faure.
Il refusa, à plusieurs reprises, d’aborder même le sujet : une solution, disait-il, n’avait pour lui d’existence que lorsqu’elle était parlementairement possible ; or, aucune majorité ne pouvait alors se dégager pour approuver un changement de politique au Maroc ; M. Edgar Faure, selonson expression, laissait donc «au frigidaire » le règlement de l’affaire marocaine par des voiesnouvelles. Je ne lui parlai donc du plan du 26 décembre qu’en juin 1955, quand, après l’assassinat de Lemaigre-Dubreuil, il se décida à ouvrir le dossier: Je ne lui communiquai pas la lettre, dont il ne connut qu’un résumé, d’ailleurs déjà rendu public. La substance en avait été révélée au cours d’une réunion à la Salle Wagram par Si Bekkaï. Le 13 juin, le maréchal Juin lui-même, adressant ses condoléances à la veuve de la victime, avait imputé l’attentat à l’immobilisme du gouvernement.
En commentant la pensée du Sultan, j’indiquai au Président dans quelles conditions il avait été rédigé; je lui déclarai qu’il appartenait à son gouvernement de l’amodier encore, s’il se pouvait; j’ajoutai qu’après mes longs efforts, dans une atmosphère confiante, pour parvenir au plan le plus acceptable par les deux parties, il me paraissait peu probable qu’on put obtenir d’importantes concessions. Mais la discussion n’était plus de mon ressort. Je mis également M. Grandval au courant des grandes lignes du plan : il ne me cacha pas ses réserves envers le Souverain exilé et parut assuré que ses talents personnels lui permettraient de trouver une autre issue. Il n’en fut pas moins désigné, ce qui contredit une fois encore les suppositions du général Vésine de la Rue au sujet de M. Edgar Faure. On sait la suite.
Le 29 août, M. Schmittlein, député, ayant publié une information inexacte sur la position de Sidi Mohammed V, je demandai au Sultan s’il confirmait les termes de sa lettre du 26 décembre et s’il m’autorisait à la porter officiellement à la connaissance du gouvernement. Je reçus, par télégramme, une réponse affirmative sur les deux points. Le 29 août, j’adressai copie complète de la lettre du 26 décembre 1954 au Président du Conseil. Le plan du Sultan était ainsi entre les mains du gouvernement avant le départ de la mission Catroux.
Voici ma déposition. En tant que témoin, je m’abstiens de tout commentaire. Je laisse au général la responsabilité de sa méthode qui lui permet de bondir, après un exposé qui veut se donner pour objectif, dans la conclusion la plus violente à l’encontre de certains hommes politiques. On dit que beaucoup de généraux sont toujours en retard d’une guerre. Dans la discussion, le général Vésine de la Rue paraît avoir conservé une profonde admiration pour le coup du «cheval de Troie ».
G. Izard : le «secret d’Antsirabé»,
Etudes méditerranéennes, n°4, printemps 1958, pp. 61-75

DOCUMENT 5
PREMIER ANNIVERSAIRE DE L’ELOIGNEMENT DE SIDI
MOHAMMED BEN YOUSSEF
« L’indépendance que nous réclamons sera limitée par le respect des intérêts la France », Nous publions ci-dessous le texte des déclarations qui ont été faites à Genève à notre collaborateur Edouard Sablier par M. Balafrej secrétaire général du parti de l’Istiqlal.
Le ton de ces déclarations parait empreint d’un certain désir de conciliation. Elles nous ont paru d’un intérêt évident, venant d’un des leaders les plus écoutés du mouvement nationaliste. Au moment où l’examen de l’affaire marocaine entre dans une phase active, nous croyons devoir verser cette pièce au dossier.
M. Balafrej n’a jamais été très bavard. Ce matin en particulier, attablés à une terrasse surplombant le Rhône, nous n’avons d’abord eu qu’une conversation limitée : de l’Espagne où il réside actuellement, jusqu’au delta du Nil, d‘où je reviens. Ce n’est que peu à peu que ses réticences disparaîtront et que le secrétaire général de l’Istiqlal définira les vues de son parti sur la conjoncture actuelle au Maroc.
« Que voulez vous que je vous dise ? on a crée de toute pièces un problème purement artificiel. Comment prendre au sérieux l’argument berbère ? La meilleure preuve que la population du Maroc n’est pas divisée, comme le disent certaines thèses, c’est que les récentes arrestations ont eu lieu en pays berbère, à Khémisset, à Tiflet et même à Marrakech, réputée citadelle du Glaoui.
Savez-vous d’autre part que les troupes berbères employées à Fès sont soigneusement isolées, de peur qu’elles ne soient en contact avec les réalités extérieures ?
« Quant aux caïds et aux pachas, il s’agit de fonctionnaires qui n’ont qu’a exécuter l’ordre donné. D’ailleurs dans le passé, chaque fois que l’un d’eux exprimait une idée non conforme aux vues de l’administration ? il était « sacqué ». Pourquoi en serait il différemment aujourd’hui.
« Tout cela pour dire que le gouvernement français pourra quand il voudra prendre les mesures d’apaisement qui s’imposent...
- Croyez–vous donc le moment favorable pour une reprise du dialogue ?
- Je crois à la bonne volonté et au courage de M. Mendès-France. Il a montré ses capacités en d’autres circonstances. Mais en ce qui concerne le Maroc nous ne voyons qu’une chose pour lemoment : une répression accentuée. Même le « horm » de Fès , endroit sacré s’il en fut, n’a pas été épargné.
M. Balafrej s’exprime en excellent français. Plus d’une fois au course la conversation une expression viendra trahir l’ancien disciple de la Sorbonne ou de la faculté de droit de la rue Saint-Jacques.
- Quelles sont à votre avis les possibilités de solution dans la crise actuelle ?
- Je vois trois conditions préliminaires indispensables. La première est de ramener en France le sultan exilé à Madagascar, il y a un an, jour pour jour. Il s’agit de restaurer les conditions d’une discussion normale et libre, et d’entamer avec lui les négociations initiales.
- Que vaudrait en toute hypothèses, un accord conclu avec un tel interlocuteur ?
Le secrétaire de l’Istiqlal répond instantanément :
- tout engagement pris de bon gré par le sultan Sidi Mohammed Ben Youssef sera reconnu et respecté par l’ensemble du pays.
- Même par l’Istiqlal ?
- Le sultan étant mis dans les conditions de liberté requises pour toute négociation, l’Istiqlal approuverait sans réserve, à mon avis, tout accord intervenu entre la France et lui pour dénouer la crise actuelle.
- Quelles sont les autres conditions ?
- Aucun accord n’est possible tant que les prisons du Maroc regorgeront de détenus politiques. Certains de ces derniers n’ont jamais été jugés. Beaucoup ont été déportés. Le comité exécutifde l’Istiqlal est sous les verrous depuis deux ans. Nous ne pouvons concevoir aucune discussion alors que le parti est pratiquement décapité au Maroc. Nous demandons la libération de tous les prisonniers politiques.
- Mais quel sort voyez vous pour les auteurs d’attentats sanglants ?
- Il n’est pas difficile d’examiner chaque cas en particulier. Nous n’exclurions pas l’éventualité d’une commission mixte, disposant de toutes les garanties juridiques nécessaires, pour étudier les dossiers litigieux.
- Votre troisième revendication ?
- Toute la législation actuelle depuis le ?? août ???? devrait être révisée. Il importe non seulement que la souveraineté chérifienne soit reconnue par le gouvernement français, mais que la déclaration de ce dernier précise comment et par qui sera exercée cette souveraineté.
Telles sont dans les grandes lignes les conditions formulées par nous pour la reprise d’un dialogue avec la France.
La France a dans l’empire chérifien des intérêts considérables. Personne ne songe à les contester.
Nous verrions de bon coeur une déclaration solennelle du sultan approuvée par les représentants de la population, les ulémas et les partis politiques, assurant la France que ses intérêts seront rigoureusement sauvegardés.
- Comment conciliez-vous la protection de ces intérêts et la réalisation de votre programme ?
- Notre programme est résumé dans le nom même de notre parti : Istiqlal = indépendance.
Nous savons parfaitement qu’il ne peut-être exclusif dans le monde où nous vivons. Notre pays est petit et ne peut vivre isolé. Nous comprenons aussi les intérêts supérieurs de la France. Ces intérêts même limitent notre indépendance, puisque nous nous engageons à les respecter et à les protéger. Il s’agit d’établir une convention librement négociée et consentie qui assure au Maroc son indépendance en tant qu’Etat , et qui garantisse à la France ses multiples intérêts stratégiques , économiques culturels etc..
- Est-ce à dire que vous n’excluriez pas une adhésion au sein de l’Union
française ?
- Je vous le répète : nous n’excluons pas d’établir une convention librement négociée et consentie ; je dirais même que nous la souhaitons.
M. Balafrej réfléchit un instant, puis reprend :
Je me demande si cette notion d’Union française est suffisamment mûre, même en France. Les Français – je ne parle pas des indifférents – sont ou bien farouchement anticolonialistes ou imbus de principes impérialistes. Peu d’entre eux me semble-t-il , paraissent réellement intéressés à construire une communauté fraternelle de peuples libres, comme le voudrait une véritable Union française qui serait semblable – sans être identique- au Commonwealth.
- Mais si l’idée mûrissait. Y collaboreriez-vous ?
M. Balafrej esquisse un geste d’interrogation :
- « Pourquoi pas ? C’est là matière à négociation... »
Edouard Sablier, Le Monde, 21 août 1954.


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