Une vie de colon à Mazagan : De l’anecdote à la genèse d’un livre


Par Mustapha Jmahri Ecrivain
Samedi 9 Juin 2018

Une vie de colon à Mazagan : De l’anecdote à la genèse d’un livre
Il y a toujours une multitude de raisons, objectives ou subjectives, qui motivent l’écriture d’un livre. C’est d’ailleurs ce qui m’est arrivé lors de la rédaction de mon ouvrage  Une vie de colon à Mazagan, livre consacré aux agriculteurs étrangers installés dans la région des Doukkala au Maroc entre 1910 et 1975. L’ouvrage, préfacé par Fouad Laroui, est paru en 2012 dans la série Les Cahiers d’El Jadida.
L’idée première avait germé en moi des décennies auparavant. Je savais notamment qu’aucun travail n’avait été fait sur ce sujet et que je pourrais encore donner la parole à plusieurs anciens agriculteurs étrangers, notamment français, espagnols et suisses, dont certains étaient nés sur la terre qu’ils avaient cultivée autrefois.
Mais, pour le cas d’espèce, il y eut une autre motivation peut-être essentielle et qui n’avait jamais quitté mon esprit, ni mes souvenirs. C’était en 1978. A cette époque, je n’avais pas encore entamé la rédaction des Cahiers d’El Jadida ni même pensé à écrire sur l’histoire de cette ville. J’écrivais surtout des textes littéraires en arabe que je publiais dans des quotidiens. Justement, cette année-là, j’avais rencontré un jeune technicien de l’Office des Doukkala qui faisait partie des commissions chargées de la récupération des terres détenues par les colons européens. Il m’expliqua que les agents de la commission se présentaient à la ferme concernée, procédaient à l’inventaire de tous les biens et dressaient un procès-verbal à la fin de leur travail. Séance tenante, le président de la commission informait le colon, du jour et de l’heure de l’évacuation de la ferme et de sa reprise par l’Etat. Le colon et sa famille étaient sommés, à la date fixée, de quitter les lieux en abandonnant derrière eux ferme, outils, tracteurs, cultures et récoltes. En contrepartie, l’administration lui versait une indemnité conformément à la procédure administrative en vigueur.  Ce technicien nommé Si Belhaj, originaire de la Chaouia, m’avait raconté qu’un jour, alors que la commission avait donné rendez-vous à un colon pour venir effectuer la reprise de son domaine au nom de l’Etat, la voiture de service avait eu un problème mécanique. Les membres chargés de cette mission étaient donc arrivés très en retard sur les lieux concernés par cette  reprise. Le colon, lui, en attendant, avait préparé ses valises et ses effets personnels dans son camping-car stationné au bord de la route. Il était prêt à partir dès qu’il aurait signé la remise du domaine. Mais, constatant le retard de la commission et pour atténuer cette longue attente, il avait pris une pioche et commencé à enlever les mauvaises herbes d’un champ de maïs qu’il avait planté tout au long de la route.
En arrivant, le technicien Belhaj, ainsi que les autres membres,  contemplèrent la scène étonnante qui se déroulait sous leurs yeux. Belhaj sentit alors que quelque chose se produisait en son esprit. Ce qu’il venait de voir déclencha en lui toute une série d’interrogations. Comment se faisait-il que quelqu’un, qu’on priait de vider les lieux pour toujours, puisse penser à faire encore du bien à « sa » terre avant de partir ? Belhaj, qui venait d’un autre milieu et d’une autre culture, s’attendait à rencontrer un colon vexé par cette longue attente imposée et tellement mécontent de l’opération qu’il aurait pu tout détruire pour ne rien laisser derrière lui, un peu comme les Portugais qui avaient jadis détruit la citadelle de Mazagan avant de l’abandonner. Ce colon aurait pu penser « après moi, le déluge » et laisser dépérir une future récolte qui profiterait à d’autres qu’à lui. Mais non, ici, ce jour-là, ce n’était pas le cas. Cette scène laissa longtemps Belhaj à la fois pensif et émerveillé.
Pour lui, c’était très émouvant de voir cet homme qui entretenait encore  cette terre qu'il allait quitter dans l’heure même, cette terre qu’il avait mise en valeur toute sa vie, cette terre enfin qu’il aimait tant au point de l’entretenir jusqu’au dernier instant. Ce colon semblait se faire un point d’honneur à laisser cette propriété  en parfait état à ses successeurs. Il pensait sans aucun doute que son œuvre allait servir et perdurer. Un agriculteur n’est-il pas d’abord celui qui met tout son savoir et toute son énergie dans le but essentiel de nourrir d’autres hommes ? C’est là toute la noblesse du métier d’agriculteur.
Mon interlocuteur, en me contant cette anecdote, m’avait amené  à réfléchir à la question. Il faut avouer, franchement, que, dans notre culture locale où certains recherchent plutôt l’intérêt à court terme et le profit immédiat, nous ne pouvions imaginer que quelqu’un fasse encore de tels gestes alors qu’il n’avait plus rien à attendre de personne et que, de surcroît, il partait la gorge serrée. Certains de ces colons étaient véritablement très attachés à cette terre qu’ils avaient au départ débroussaillée puis épierrée longuement avant de la mettre en valeur et ils ne se considéraient donc pas comme des exploiteurs attitrés du peuple marocain.
Quand, bien plus tard, en 2011, j’ai entamé une recherche sur les agriculteurs étrangers dans la région des Doukkala, j’ai pu m’entretenir avec quelques-uns d’entre eux qui étaient souvent très âgés et j’ai senti, à travers notre discussion, tout leur respect pour le Maroc et pour l’entourage dans lequel ils avaient vécu. J’ai ensuite effectué, à travers les Doukkala, une visite de leurs anciennes exploitations ou de ce qu’il en restait. J’ai été stupéfait de constater que ces anciennes fermes récupérées étaient désormais dans un état presque lamentable : demeures détruites ou même totalement rasées, hangars démolis, éoliennes enlevées, puits murés, arbres coupés et champs mal entretenus. Après le départ de leurs occupants étrangers, dans les années 1960 et 1970, ces terres n’offraient plus que la triste image de la désolation…
Pourquoi nos compatriotes n’ont-ils pas fait mieux ou simplement de même ? La réponse n’est pas importante puisque la réalité est là, bien amère, sous nos yeux.
N’y avait-il pas, à l’époque, une autre alternative à proposer aux agriculteurs étrangers plutôt qu’une récupération pure et simple ?
J’ai posé cette question à un ancien ministre marocain (M. A) qui faisait partie du gouvernement des années 1960. Il m’a expliqué que le gouvernement en était bien conscient mais que l’opinion publique d’alors était totalement défavorable aux agriculteurs-colons. Il y avait, m’a-t-il dit, une grande pression sociale et politique sur le gouvernement pour activer la récupération des terres sans aucune concession possible. Ce ministre me dira aussi que le gouvernement savait bien que la relève marocaine n’était pas encore assurée et qu’il y avait un déficit de technicité flagrant : les agriculteurs marocains n’avaient pas, en ces temps-là, acquis le savoir ni l’expérience nécessaire pour diriger de grandes fermes. Tout ce que le gouvernement pouvait faire alors, c’était de prolonger dans le temps l’opération de récupération des terres jusqu’en 1975. En effet, le dernier colon des Doukkala, qui faisait du maraîchage dans l’Oulja, dut partir cette année-là.
Ainsi, certains comportements humains peuvent susciter de profondes réflexions, des méditations personnelles et aboutir parfois à l’écriture d’un livre.


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