Un militant au long cours

Commémoration aujourd’hui du 53ème anniversaire du martyre de Mehdi Ben Barka


Libé
Lundi 29 Octobre 2018

Mehdi Ben Barka est né en 1920 à Rabat. D’origine modeste, il est élevé dans une famille de l’ancienne Médina, au milieu de nombreux frères et sœurs, sept en l’occurrence. Enfant, il entre à l’école coranique à l’âge de cinq ans, il accompagne son frère aîné Brahim, de santé fragile. Mais lorsque Brahim est inscrit à l’école des fils de notables, Mehdi n’est pas admis; seul son frère aîné a pu obtenir ce privilège. Au début des années 1930, le nombre de Marocains scolarisés est encore très faible, à cause du système parcimonieux de l’enseignement colonial : peu d’écoles, peu de classes et partant une sélectivité très prononcée. Poussé par son désir de s’instruire, Mehdi continue d’accompagner son frère aîné jusqu’à la porte de l’école, il reste assis sur le trottoir près de la fenêtre de la salle de classe, et tente de suivre le déroulement du cours. 
Le «siège» durera trois mois avant que l’institutrice qui dirige l’école avec son mari ne le prenne dans sa classe et l’autorise à s’asseoir sur le banc placé au fond de la classe. Mais, par ses brillants résultats, fruits de son ardeur au travail, le jeune Mehdi confirme les présomptions favorables qu’il laissait entrevoir à la Médersa, il sera rapidement au premier rang, montrant d'étonnantes aptitudes à l'apprentissage. Son frère Abdelkader écrira des années après : 
«L’affaire Ben Barka a vraisemblablement commencé un jour d’octobre 1929 où Mehdi fut laissé à la porte de l’école des fils de notables. Trente-cinq ans plus tard, il confiait à l’un de nos étudiants que cette porte fermée qui était le premier interdit auquel il s’était heurté, avait sans doute déterminé toute sa vie. On conçoit facilement l’amertume de l’enfant repoussé tout d’abord par l’école française alors qu’il a été le meilleur élève de la Médersa. Mais ce qui importe le plus, il me semble, dans ce début de prise de conscience nationaliste, c’est qu’il se double d’une prise de conscience sociale. Aurait-il été fils de notable, l’école s’ouvrirait sans difficulté aux deux frères ensemble. Mehdi n’a jamais oublié cette première leçon».
Elève brillant, Ben Barka va poursuivre ses études secondaires à Rabat au Lycée Moulay Youssef puis au Lycée Gouraud. Après deux années de classes préparatoires à Casablanca au Lycée Lyautey, ne pouvant aller à Paris à cause de l’occupation, il s’inscrit à la Faculté des sciences d’Alger où il fait des études supérieures de mathématiques. Alger est sans aucun doute une étape capitale dans la vie future de Mehdi. En effet, l’étudiant participe à diverses activités extra-universitaires qui révèlent déjà ses capacités d’organisation et de direction. Il devient vice-président de l’Association des étudiants d’Afrique du Nord. Cette expérience algérienne inspire sans doute, son insistance sur la nécessaire coopération entre les peuples du Maghreb. 
Ses études terminées, il revient au Maroc en 1943. Il est nommé à 23 ans, professeur au Lycée Gouraud, il enseigne les mathématiques. Parallèlement, il donne des cours au Collège Impérial où, parmi ses élèves, figure le Prince Héritier, le futur S.M le Roi Hassan II. Le jeune enseignant s’empare de ses nouvelles fonctions qu’il assumera avec une maîtrise peu commune pour un débutant. 
Cette expérience ne durera que jusqu’en 1944, date à laquelle il est arrêté par les autorités du Protectorat et incarcéré à la prison Laâlou de Rabat, à la suite des manifestations résultant de la publication du Manifeste de l’Indépendance du 11 janvier 1944 (document revendiquant l’indépendance du Maroc), dont il est le plus jeune signataire.
Ben Barka s’était engagé très tôt dans le Mouvement national ; dès 1934, à quatorze ans, il adhère au Comité d’action marocaine (CAM), premier mouvement à s’élever contre le colonialisme français. Le CAM deviendra par la suite le Parti national, puis le Parti de l’Istiqlal. 
A sa sortie de prison, il entre au secrétariat administratif du comité exécutif du Parti de l’Istiqlal et intègre par la suite ce même comité. Il devient très vite l’animateur le plus dynamique du parti. Il est de ce fait considéré par le général Juin comme «le plus dangereux adversaire de la présence française au Maroc», ce qui lui vaut d’être arrêté le 28 février 1951 et déporté dans le Sud marocain. Durant son «exil», Mehdi poursuit ses activités. Il garde le contact avec ses camarades, approfondit sa formation en lisant énormément, et contribue à l’implantation du Mouvement national dans les régions où il est assigné à résidence. 
Libéré en octobre 1954, il s’attache alors à coordonner les activités de l’aile politique du Mouvement national avec les forces de la résistance armée (résistance urbaine et Armée de libération) qui se sont développées depuis 1952. Mehdi Ben Barka joue un rôle majeur dans le processus qui doit aboutir à l’Indépendance du Maroc. Au mois d’août 1955, il est membre de la délégation du Parti de l’Istiqlal à la Conférence d’Aix-les-Bains qui doit préparer le retour d’exil de S.M le Roi Mohammed V et jeter les bases de l’Indépendance marocaine. Le Protectorat prend fin le 2 mars 1956. 
En novembre 1956, il est nommé président de l’Assemblée nationale consultative, mise en place après l’Indépendance. Jusqu’à sa dissolution en 1959, il s’efforcera de faire de cette institution, qui n’a aucun caractère délibératif, un lieu de débat, un cadre d’apprentissage de la démocratie. Il est qualifié de véritable «dynamo» du Maroc nouveau. Ben Barka comprend rapidement que l’indépendance ne peut avoir de signification réelle que si la souveraineté et l’initiative du peuple deviennent le fondement même des nouvelles institutions du pays. 
En 1957, il assure la direction de l’hebdomadaire «Al Istiqlal», rédigé en langue française. Le journal devient politiquement l’organe de l’aile progressiste du Parti de l’lstiqlal. 
Durant l’été 1957, Ben Barka lance, avec succès, une extraordinaire expérience de service civique social, «La Route de l’Unité», grâce à laquelle douze mille volontaires, de toutes confessions religieuses, venus de toutes les régions du pays, combinant travail sur le chantier, activités éducatives et récréatives, construisent soixante kilomètres d’une voie nouvelle. Ce projet symbolise l’unification réelle du Maroc en reliant deux villes, l’une dans l’ancienne zone française et l’autre dans la zone espagnole. 
Pour Mehdi Ben Barka, cette réalisation «(…) devait surtout servir de stimulant pour d’autres entreprises semblables, soit à l’échelon local, soit à l’échelle nationale. Il s’agissait de faire des volontaires qui ont partagé leur séjour d’un mois sur la Route entre le travail et la formation civique, de véritables citoyens militants (…) nous construisons la route et la route nous construit», disait-il.
En 1959, se tient au Caire la première Conférence afro-asiatique. La direction du Parti de l’Istiqlal refuse d’y participer, mais Ben Barka, en qualité de président de l’Assemblée nationale consultative, envoie à la Conférence un message d’où ressort le choix progressiste de l’aile gauche du parti. Le 25 janvier 1959, ce mouvement parvient à créer les Fédérations autonomes du Parti de l’Istiqlal, à l’issue de congrès populaires dans les diverses provinces du pays, qui conduiront le 6 septembre 1959 à Casablanca, au Congrès constitutif de l’Union nationale des forces populaires dont la revendication fondamentale est la nécessité de la mise en place d’une Assemblée constituante pour doter le Maroc d’une Constitution démocratique. Jusqu’à sa disparition, Mehdi Ben Barka restera l’un des principaux responsables de ce mouvement. C’est à partir de 1960 que la personnalité de Mehdi Ben Barka s’est affirmée sur le plan international. Contraint à un premier exil de janvier 1960 à mai 1962, durant lequel il s’attache à faire connaître les luttes du peuple marocain, et à approfondir les liens d’amitié et de solidarité avec les forces progressistes et les différents mouvements de libération nationale dans le monde, il devient en janvier 1960, membre du Comité exécutif de la Conférence des peuples africains et de l’Organisation de solidarité des peuples afro-asiatiques (O.S.P.A.A).
Le 16 mai I962, Ben Barka revient au Maroc pour participer au deuxième congrès de l’U.N.F.P., il reçoit un accueil triomphal des populations. Son rapport intitulé «Option révolutionnaire au Maroc» ne sera toutefois pas adopté par le secrétariat du parti et ne sera publié qu’après son enlèvement.
Le 15 novembre 1962, il est victime d’un attentat, camouflé en accident de voiture, provoqué par la police, sur la route entre Rabat et Casablanca. Il en échappe miraculeusement, mais garde des séquelles, au niveau des vertèbres cervicales. C’était pendant la campagne référendaire sur la Constitution octroyée par le pouvoir, que l’U.N.F.P. appelait à boycotter. 
Le 2 mai 1963, l’U.N.F.P décide de participer aux élections législatives. Mehdi Ben Barka est candidat à Yacoub El Mansour, quartier populaire de Rabat. Il est élu avec 95% des voix. Malgré les trucages, l’opposition remporte la plupart des sièges des grandes villes. Quelques mois plus tard, au moment de la campagne massive d’enlèvements et d’arrestations au sein de l’U.N.F.P, Mehdi Ben Barka est en mission de conciliation entre Nasser et le parti Baath syrien. Il est contraint de rester à l’étranger, un nouvel exil qui va durer jusqu’à sa disparition. 
En 1963, un tribunal militaire marocain le condamne à mort par contumace en raison de sa position à côté du peuple algérien et contre la guerre des sables entre le Maroc et l’Algérie. En 1964, il est condamné par contumace une deuxième fois lors du procès dit du «complot de juillet 1963». 
De l’étranger, Mehdi Ben Barka contribue avec efficacité et constance à faire connaître la réalité et les problèmes des pays colonisés et ceux des pays nouvellement indépendants. Il joue un rôle de premier plan dans la dénonciation de la nature des nouvelles orientations de l’impérialisme dans le tiers-monde en général, et des visées du néo-colonialisme sur le continent africain en particulier, favorisant ainsi le développement des luttes de libération nationale et la solidarité des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine.
En mai 1965, au congrès de l’O.S.P.A.A. au Ghana, Ben Barka est élu président du Comité préparatoire de la Conférence internationale des peuples d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine (appelée aussi la Tricontinentale) qui devait se tenir en janvier 1966 à La Havane. Il définit les objectifs, parmi lesquels l’aide aux Mouvements de libération et à Cuba soumis à l’embargo américain, la liquidation des bases militaires étrangères et la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud… Le 9 août 1965, il assiste à Nagasaki à une conférence mondiale contre la bombe atomique. Il y prononce un discours contre la guerre du Vietnam, appelant au renforcement de la solidarité des forces révolutionnaires. Ben Barka a échappé à plusieurs tentatives d’assassinats organisés à l’étranger par les services de police marocains. Le 29 octobre 1965 à midi, il est interpellé devant la Brasserie Lipp, boulevard Saint-Germain à Paris, par deux policiers français et conduit dans une villa de Fontenay-le-Vicomte dans l'Essonne. Il n'est plus réapparu, son corps ne sera jamais retrouvé.
L’affaire Ben Barka provoqua une grave crise dans les relations franco-marocaines. 
Jacques Derogy écrira dans l’hebdomadaire L’Express : 
«La disparition de Ben Barka n’est pas un accident historique relevant de fait divers. C’est un crime politique. Les mobiles de cet attentat sans traces sont entièrement et exclusivement politiques. (…) A l’origine, la mort de Ben Barka était inscrite dans deux condamnations à mort par contumace de la cour de Rabat pour trahison puis pour complot et dans plusieurs tentatives d’attentat qui les ont précédées ou suivies au Maroc et à l’étranger». 
La personnalité exceptionnelle de Ben Barka et l’implication de plusieurs Etats dans ce crime politique donneront à l’affaire de son enlèvement et son assassinat un retentissement aux dimensions internationales.  La disparition du leader marocain porte un coup mortel aux tentatives de coordonner le mouvement révolutionnaire mondial. Mais si le tiers-monde est «mort» en tant que tel, les idées qui s’en inspirent sont plus que jamais d’actualité. 
Cinquante ans après les faits, presque tout reste à faire pour établir toute la vérité sur le sort de Mehdi Ben Barka, toutes les circonstances de son enlèvement et de son assassinat ne sont pas totalement et formellement établies et le lieu de sa sépulture reste inconnu.

Devoir de mémoire


53 ans. Un demi-siècle et des poussières se sont écoulés sans que la lumière n’ait été faite sur l’assassinat de Mehdi Ben Barka  et sans que la vérité n’ait été établie sur les conditions exactes de la disparition de cet homme qui fut l’un des leaders incontournables de l’opposition marocaine et l’un des symboles forts du combat pour la libération, la démocratie et la justice sociale.
Militant au long cours qui a entamé sa vie politique par une lutte acharnée contre le Protectorat où l’enthousiasme le disputait au courage, Mehdi n’a eu comme seules sources nourricières que le peuple et une conscience de classe chevillée au corps. A telle enseigne qu’il a amplement mérité l’appellation qu’on lui avait attribuée au lendemain de l’Indépendance, «le dynamo». 
Président du Conseil consultatif, président de la commission sur l’éducation, responsable des questions d’organisation du Parti de l’Istiqlal avant la création du parti des forces populaires en 1959, Ben Barka qui a été, sa vie durant, un homme d’action et de réflexion avait un style propre qui le distinguait de ses pairs de l’époque. A preuve : ses analyses demeurent d’une pertinence déconcertante jusqu’à nos jours.  Aussi son assassinat continue-t-il de nous interpeller avec d’autant plus de force que les questions essentielles qu’il avait soulevées demeurent encore sans réponse. Comment est-il mort ? Qui sont ses assassins ? Où a-t-il été enterré ? Les responsabilités concernant son assassinat ont-elles été établies? Toutes ces interrogations lancinantes continuent - et continueront- à tarauder notre mémoire collective et nos consciences. 
Il est, en effet, indéniable que, même si des truands notoires ont pris part à l’enlèvement de Mehdi le 29 octobre 1965 devant la Brasserie Lipp à Paris, des complicités au niveau des Etats concernés par sa disparition sont tellement patentes qu’un demi-siècle après cette forfaiture, l’obstacle principal à l’établissement de toute la vérité reste la raison d’Etat. Une justification  érigée en principe intangible face aux exigences de justice et de vérité sans lesquelles le deuil de Ben Barka ne pourrait être fait. Ni par sa petite famille, ni par sa famille politique. 
L’anniversaire de son martyre permettra donc de rappeler une exigence fondamentale sans laquelle tout discours sur le respect des droits de l’Homme ressemblera à un simple chapelet de vœux pieux. Il faut donc ne pas laisser le temps qui passe, l’oubli ou la résignation, effacer la trace de cet assassinat politique.
Il faut aussi mettre fin au règne de l’impunité qui drape de sa chape de plomb cette triste page de notre histoire et l’empêche d’être lue par tous et de la même manière. 
J.R


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