Tunisie : La Casbah et le pouvoir


Par Paul Alliés *
Jeudi 3 Mars 2011

La récente démission du Premier ministre tunisien constitue une première victoire de la Casbah. En arabe ce terme désigne une citadelle généralement dans un angle de la médina, le cœur de la cité. Dans la révolution tunisienne, c’est devenu une référence politique autant qu’un lieu, quelque part entre la place Tahrir au Caire et la Pnyx à Athènes.
La Casbah, c’est celle de Tunis mais aussi celle de Sfax, la deuxième ville du pays au sud. Là se sont regroupés depuis quelques jours en une sorte de sit-in permanent des manifestants qui disent vouloir défendre la révolution contre toutes les récupérations possibles. On y trouve pêle-mêle des groupes d’extrême-gauche, des islamistes, des secteurs de l’UGTT, le Conseil de l’ordre des avocats ou des facebookers, beaucoup de jeunes.
Un rassemblement hétéroclite sans nul doute, mais qui du coup prétend parler au nom du peuple avec quelque conviction. Ses revendications: le départ du premier ministre (“Dégage” est le mot d’ordre simple partout repris); des poursuites judiciaires contre les corrompus de l’ancien régime et la dissolution de la commission censée en faire la liste; l’élection d’une assemblée constituante.
La Casbah occupe le vide laissé par le gouvernement de Mohamed Ghannouchi. Au bout d’un mois, beaucoup de libertés ont été rétablies mais rien de déterminant n’a été décidé concernant la consolidation du processus démocratique. Le fait que plusieurs membres du gouvernement, à l’instar de Ghannouchi lui-même, aient été des ministres de Ben Ali exigeait, si l’on voulait oublier cela, des mesures particulièrement énergiques, notamment sur le plan politique. Si une commission pour les réformes (peu contestée), a été mise en place sous l’autorité de Iyadh Ben Achnour, elle n’a pas encore eu le temps de voir ses préconisations devenir une feuille de route officielle.
La Casbah a donc remobilisé peu à peu l’opinion, sans concurrence d’autres forces politiques ni du gouvernement. Le sommet a été atteint vendredi (le 25 février) où on a estimé à 100.000 le nombre de manifestants. En soirée, des affrontements avec la police ont commencé, sans cesser depuis. La police matraque et gaze toujours plus, comme si Ben Ali était toujours là. Les affrontements sont de plus en plus confus donnant lieu à des pillages de magasins ou des vandalisations.
Si bien que le terme de “casseur” est apparu dans le vocabulaire de gauche: on additionne les preuves de provocateurs payés par des benalistes (elles sont nombreuses) et on dénonce les manipulations de très jeunes manifestants inexpérimentés, envoyés au casse-pipe. Résultat: trois morts en trois jours reconnus par le ministère de l’Intérieur. D’évidence, la Casbah ne maîtrise pas ou plus la spirale des manifestations qui virent à la guérilla urbaine.
Elle ne contrôle pas non plus grand-chose des troupes qui se réclament d’elles. Ce qui s’est passé ce dimanche à Sfax en est une étonnante illustration. Dans cette ville très ouvrière et très étudiante de 300.000 habitants, à 300 km de Tripoli, devait se tenir un meeting d’Ettajdid en présence du ministre des Universités, membre de ce parti. Près de 500 personnes étaient rassemblées à 10h dans un grand bâtiment aux allures quelque peu RDA. Dès l’arrivée du ministre Brahim, 150 jeunes environ envahissaient la salle aux cris de “Dégage”, dans un climat de réelle violence. Le repli en bon ordre des militants d’Ettajdid a évité le moindre mauvais coup, et durant deux heures leur volontarisme pédagogique a fait s’engager des discussions très politiques, avec des interlocuteurs qui y étaient peu disposés.
Le dernier acte fut hautement significatif de l’ampleur de la confusion, mais aussi de la politisation possible: un porte-parole de la Casbah a demandé à être reçu au local d’Ettajdid pour y présenter les excuses du mouvement. Abdi Abdelhahim (le “joker de la casbah” selon son auto-définition) s’avérait être un remarquable politique et orateur. Il expliquait les difficultés de la Casbah, ses contradictions mais sa volonté aussi de se montrer intraitable sur les compromissions passées avec Ben Ali. Et il invitait Ettajdid à participer à la Casbah de Sfax. D’un entretien privé et discret avec lui il ressortait qu’il était sur-diplomé, avait fait des études et stages à Dunkerque, avait mené des luttes sous Ben Ali et avait moisi plusieurs mois en prison, qu’il était toujours interdit de séjour dans certaines zones de la région. Et il confiait qu’il était un marxiste-communiste convaincu mais sans l’afficher, pensant qu’il faudrait s’atteler bientôt à la création d’un parti.
Cet épisode est très révélateur de l’étape qu’a atteint le mouvement démocratique. De nouveaux militants émergent, capables de devenir des autorités populaires et responsables. Mais l’absence de partis implantés laisse “la rue” sans perspectives, sans représentants, sans structuration. Ce vide peut donner des idées politiques aux militaires, d’autant plus que l’armée en Tunisie est respectée comme un facteur d’ordre républicain (au contraire de la police).
L’épuration réclamée reste théorique: combien faut-il compter de benalistes ? Entre 2,5 millions (les effectifs théoriques du RCD), 500.000 comme chiffre probable (c’est quand même beaucoup) et 10.000 activistes? Comment solder 23 ans de corruption et de violence systématiques sans tomber dans les procès “pour l’exemple”? Toujours est-il que c’est samedi seulement qu’une dizaine de responsables de haut rang de l’ancien régime ont été mis en accusation, devant le tribunal de première instance de Tunis. Beaucoup y voient un rapport avec la radicalisation simultanée des affrontements de rue.
Se pose désormais un sérieux problème, alors que la démission du Premier ministre est acquise: le voilà remplacé par Beji Caïd Essebsi, âgé de 87 ans (quelques années à peine de plus que Foued Mebazaa, le président de la République), mais surtout ancien ministre de l’Intérieur de Bourguiba, ancien ministre des Affaires étrangères de Ben Ali et président de l’Assemblée nationale sous
celui-ci.
Sa “stature” l’autoriserait à s’entourer, dit-on, de techniciens. Mais restera entière la question du débouché démocratique du processus en cours. Seule une assemblée constituante semble de nature à le donner. Elle obligerait les formations politiques à se situer par rapport à des propositions d’organisation concrète des pouvoirs; et il y a de quoi faire et débattre. C’est ainsi que la Casbah pourrait prendre sa place dans l’édification de la Deuxième République. Sans cela, gare à l’enlisement et à la contre-révolution.

* Professeur de science politique à
l’université Montpellier 1


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