Solidarité, démocratie et droits de l’Homme en Méditerranée : Fausses pistes et demi-solutions 3/3


PAR ALAIN CHENAL *
Jeudi 30 Décembre 2010

Pour aborder efficacement cette question, il faut tout d'abord écarter certaines illusions et fausses pistes. o Les dictatures révèlent souvent des personnalités courageuses, voire héroïques. D'où l'impression illusoire qu'il suffirait de renverser la dictature pour que s'épanouisse la démocratie innée aux peuples. Cette vision rousseauiste, dont nous restons plus ou moins imprégnés, ne pourrait à la rigueur s'appliquer qu'aux pays ayant connu une réelle histoire démocratique avant le fascisme ou le communisme.
La chute de Saddam Hussein, le départ des troupes syriennes du Liban n'ont aucunement « libéré » la démocratie, pas plus que ne le fit la chute de l'Union soviétique. La nature propre de ces régimes, l'accaparement privé des richesses publiques, l'omniprésence des services de sécurité, les fameux moukhabarat, audessus de toutes les lois, maîtres absolus et rivaux du pouvoir et de tous les trafics et obsédés par les manipulations, ont profondément corrompu les modes de pensée : il n'y a ni espace public, ni intérêt général, ni règles communes largement admises. L'exemple algérien, où « les services » créés pour les besoins de la lutte pour l'indépendance sont restés depuis lors la colonne vertébrale du pays et sa permanence, les vrais « décideurs », derrière les apparences de pouvoirs, est particulièrement clair.
Pour remonter plus haut dans l'histoire, certains évoquent un pouvoir de type mamelouk, où des hommes luxueusement armés et installés à l'écart des villes populeuses contrôlent de loin une société industrieuse qui survit comme elle peut.
La tentation est alors forte pour ces pouvoirs, face à la pression extérieure, de concéder une démocratie réduite à un simulacre électoral, éventuellement accompagné d'une participation « négociée » au pouvoir de différentes forces politiques. Faire voter permet de désarmer à bon compte les critiques occidentales. Filmer des gens patientant sous un soleil de plomb pour mettre un bulletin dans l'urne permet de dire que l'on a progressé.
On ne peut s'en contenter. Cela ne répond que très partiellement à ce qui doit être une exigence fondamentale, une réelle ouverture du champ politique, dont le seul critère incontestable est la possibilité d'une alternance.
o Tout aussi désastreuse serait la tentation communautariste, qui vaut surtout pour les sociétés composites du Proche-Orient. Au fil des années sans lois et sans droits, les «citoyens » se replient sur les seules protections existantes face à l'arbitraire étatique ou policier, ou le manque de solidarité sociale : les solidarités ethniques, « tribales » ou religieuses.
C'est évidemment une régression, si l'on considère que la « modernité », au sens actuel du terme (qui apparaît dès l'époque carolingienne), signifie toujours le dépassement des appartenances restreintes (famille, clan, village, région), pour le sentiment d'appartenances plus larges, la citoyenneté, l'humanisme, etc. Or un courant de pensée toujours important en Occident fait revivre l'orientalisme et le savoir de type colonial, amateur privilégié de minorités, mêlés de wilsonisme botté : ces peuples, entend-on, ne peuvent faire fonctionner des Etats démocratiques modernes, la « démocratie » consisterait donc à assurer à chaque communauté sa juste part du pouvoir et, si la coexistence se révèle impossible, à doter chaque communauté de son petit Etat, après s'être résigné éventuellement aux mouvements de population nécessaires. Nombreux sont depuis des années les think tanks prônant la généralisation dans la région de solutions du type « accords de Dayton ».
Ils sont souvent animés d'arrière-pensées économiques ou géo-politiques bien précises. Cela a déjà bien commencé en Iraq, où les clés du pouvoir ont été remises aux chefs des communautés et tribus. C'est en cours au Soudan.Des solutions analogues circulent pour la Syrie, pour l'Arabie et pour l'Iran, au sujet duquel refleurissent les savantes études sur « l'empire multi-ethnique » concluant à la nécessité de soutenir les séparatismes « légitimes ».
Bien entendu, cette balkanisation suppose de « sanctuariser » les zones pétrolières vitales. Quant aux autres.... Quitte à apparaître en contradiction avec l'analyse de l'échec des générations nationalistes, rien malgré tout ne remplacera l'Etat comme instance de modernisation politique, de citoyenneté et de solidarité entre riches et pauvres. Et remettre le pouvoir aux chefs communautaires garantit l'extrémisme, car dans ce cas on trouve toujours « plus religieux », ou « plus authentique », si la référence est religieuse ou ethnique. Bien entendu, l'incurie et la faillite des élites actuelles, le désastre historique du baasisme, rendent cette solution tentante, mais c'est la porte ouverte à toutes les régressions et tous les désastres.
Notons d'ailleurs que l'Etat d'Israël naguère donné en exemple fonctionne lui aussi hélas de plus en plus sur une base communautariste, ce qui pose avec force la question du devenir de ses 20 % de citoyens d'origine palestinienne.
o Vers qui se tourner alors dans l'urgence ? Les hommes d'affaires, une demi-solution ? Ce qui a changé ces dernières années, c'est la fin progressive de l'économie centralisée et dirigée. Bon gré mal gré, la plupart des régimes est entrée dans l'ère de la libéralisation des échanges et des affaires. Certains pensent pouvoir échapper au changement, en fantasmant sur le « modèle chinois », comme si Damas ou Le Caire avaient les moyens politiques de Pékin.
Entre des pouvoirs disqualifiés et une opposition islamiste refusée, de nouvelles générations d'entrepreneurs et d'hommes d'affaires, plus modernes, plus ouverts au monde, peut-être plus rationnels, moins totalement liés au pouvoir, y compris familialement, constitueraient le vivier politique de la transition, la première marche vers la gouvernance moderne. Des analyses en ce sens existent concernant la Syrie, l'Egypte ou le Golfe, et tout le monde a en tête le destin de Rafiq Hariri ou le rôle de la TÜSIAD en Turquie. Bref, le premier parti d'opposition à s'imposer légalement serait un parti libéral ou le patronat indépendant.
Après tout, au Mexique, c'est le PAN et Vicente Fox qui ont obtenu la victoire sur le PRI omnipotent et corrompu. C'est à prendre en considération.Mais il faut noter que la présence de ce genre de cadres dans les cercles centraux du pouvoir (l'entourage initial de Bachar el Assad lors du « printemps de Damas », celui de GamalMoubarak, la « bonne gouvernance » tunisienne) n'a pas eu jusqu'ici la capacité de remettre en cause les systèmes autoritaires.
 En tout cas, cette génération s'accommode moins facilement d'un monopole archaïque du pouvoir et pourrait contester lors des successions sa transmission aux seules forces sécuritaires et au noyau dur des dirigeants.  

Par où peut donc passer le progres démocratique?

Il n'y a pas de réponse unique, ou privilégiée, mais un certain nombre de pistes, qui toutes supposent des solidarités extérieures.
En voici quelques-unes.
o Le soutien aux droits de l'homme.
C'est une affaire qui embarrasse souvent les politiques, car le « droit-de-l'hommisme » ne peut être l'aune de nos relations internationales, et les Etats ne sont pas des ONG. Certaines d'entre elles ne sont d'ailleurs guère plus « transparentes » ou démocratiques que les régimes. Hubert Védrine a écrit sur ce point des considérations décisives.
Une juste mesure est à trouver, qui consiste à dénoncer, y compris via la conditionnalité de l'aide économique, les régressions évidentes ou les situations où le pouvoir est par trop en retrait par rapport à la maturité de sa société, et à encourager les progrès, y compris par un soutien économique, car la démocratisation a un coût.
Encore plus précisément, cela consiste à défendre fermement les défenseurs locaux des droits de l'homme, à rappeler aux Etats les chartes et traités dont ils sont signataires, à utiliser davantage l'article 2 de traités bilatéraux signés par l'Union européenne, et à «décomplexer » nos représentations diplomatiques, plus timides que lesAméricains dans ce domaine. Cela suppose une coordination européenne, pour éviter qu'on ne voie tel ambassadeur venir dire discrètement au tyran local : « Avec nous, vous ne risquez rien, alors pensez à nos contrats ! ». Silvio Berlusconi est passé maître dans ce genre de manoeuvre. Ce type d'action peut rester discret dans certains cas : la pression constante mise sur la Syrie par le gouvernement Jospin, pour obtenir des libérations d'opposants politiques, dont celle de Riad Türk, est un excellent exemple.
Dans d'autres cas, le soutien doit être manifeste, comme celui des dirigeants occidentaux qui avaient à coeur de rencontrer les dissidents lors de leur visite en Union soviétique. Un sujet exemplaire, et qui tient au coeur des Européens, est l'abolition définitive de la peine de mort, déjà heureusement en net recul ou abolie de facto dans certains pays. Ce serait un symbole de changements plus profonds des rapports entre l'Etat et ses citoyens. Il faut en faire une obligation absolue et les partis-« frères » qui gouvernent majoritairement sans s'attacher à cette réforme ne devraient pas pouvoir continuer à siéger dans l'Internationale Socialiste.
o La promotion des femmes. Plus encore qu'ailleurs, l'amélioration de la condition des femmes (scolarisation durable au-delà du primaire, recul de l'âge du mariage, accès au travail) représente un immense potentiel de changement, si l'on sait s'inscrire dans la durée.
Comme il y a un article droits de l'homme, il doit y avoir un dispositif promotion des femmes dans tous les accords conclus par l'Union européenne.
o Le développement de la démocratie locale. La fin de l'économie centralisée et une certaine fragilisation des pouvoirs autoritaires les rendent désormais incapables de contrôler totalement la vie locale. Une élection locale disputée est une brèche pour reconquérir l'espace public,même lorsque le pouvoir central reste verrouillé. S'il apparaît que des élus peuvent effectivement agir sur la vie locale, servir plutôt que se servir, voter reprend un sens pour les citoyens.
Une seconde ville pourrait s'émanciper du contrôle tatillon de la capitale (Alexandrie en Egypte, Alep en Syrie, Djedda en Arabie, Aden au Yémen, etc.) et servir de laboratoire de réformes.Dans d'autres pays, de grandes capitales régionales ont gardé une tradition intellectuelle et une activité économique propres. La décentralisation peut faciliter à la fois la re-politisation des citoyens et l'apparition de nouvelles élites.
C'est pourquoi il faut l'encourager, quand elle est envisagée, et en faire dans tous les cas un des axes d'une politique de développement. Nos expériences de coopération décentralisée sont de plus en plus riches et généralisées : développement de liens directs entre peuples, connaissance et confiance mutuelles, meilleur usage des fonds transférés, meilleures formations. Ajoutons que l'implication directe de nombreux citoyens actifs des collectivités territoriales européennes est aussi un utile contrepoison aux dérives idéologiques en Europe. Avec des moyens modestes, c'est une ambition essentielle. o Le pari de l'islam démocratique. La question de la légalisation et de la participation aux élections, voire au gouvernement, d'une fraction des mouvements d'inspiration islamique est une des questions majeures posées depuis vingt ans à la politique dans le monde musulman.
Elle n'emporte toujours pas de réponse tranchée, mais doit être débattue pays par pays. L'islam contemporain peut faire preuve d'une très grande capacité d'adaptation en matière de gouvernance économique, ou de démographie. Le monde musulman a connu de nombreuses « expériences », comme on disait naguère de la gauche (Egypte, Jordanie, Algérie, Yémen, demain peut-être le Maroc). Leurs résultats sont assez contradictoires. Dans le meilleur des cas, celui de l'AKP en Turquie, cette force politique assure de véritables percées libérales, au point qu'on peut espérer une évolution de type démocrate-chrétien.
Elle a poursuivi le combat mené depuis les années 1950 par le courant libéral et par les réformes de Turgut Özal, sans jamais compromettre le pluralisme et la possibilité de l'alternance. Dans d'autres cas, les forces religieuses associées au pouvoir ont surtout marqué une grande capacité d'adaptation aux systèmes de corruption, sans pour autant réussir à démystifier durablement le discours des opposants religieux. Ailleurs encore, elles participent allègrement au recentrage islamo-nationaliste et conservateur du pouvoir.
Le plus souvent, elles viennent conforter la base politique du pouvoir en place, qui, pour durer, se réserve l'essentiel (le sécuritaire, les principaux revenus), partage certains privilèges et ressources, et abandonne aux islamistes des champs symboliques et sans importance réelle à ses yeux (l'enseignement, la culture, les droits des femmes, le contrôle de la vie sociale). La régression sociale dans une société naguère moderne comme l'Egypte, commencée sous le médiocre gouvernement de Sadate, est terrifiante. Il faut bien voir que si les pouvoirs négocient le soutien des islamo-conservateurs face à la colère populaire, c'est qu'ils ont systématiquement lutté contre leurs opposants de gauche ou démocrates.
Et que le verrouillage du champ politique a transformé le discours religieux en seule langue possible de la contestation. L'échec de l'islam politique (décrit il y a près de vingt ans par Olivier Roy) se résume en cela que là où il a véritablement pris, et non partagé, le pouvoir (Iran, Soudan), il n'a pas su « gouverner autrement », ouvrant la voie à diverses formes de populisme post-islamiste (Ahmadinejad). Le livre passionnant d'Ahmad Salamatian3 sur la révolte verte en Iran en est la plus récente démonstration. Mais la force incomparable de l'islam politique est qu'il reste aujourd'hui le seul discours politique global offert en explication des désastres actuels et assumant une nouvelle affirmation identitaire (cf. les écrits de François Burgat). Dans tous les cas, cet islam politique conjugue des valeurs disparates pour nous : l'aspiration à une meilleure gouvernance contre la corruption et l'arrogance, le libéralisme économique tempéré par la bienfaisance privée, le conservatisme social. Leurs alliés naturels en Occident sont à droite. Si l'on voulait finalement tenter de répondre schématiquement à la question initiale, on pourrait dire ceci : oui à la participation politique de partis issus des mouvements islamistes dans le cadre d'un champ politique largement ouvert à toutes les forces politiques, et avec un système institutionnel et judiciaire garantissant la sauvegarde de l'Etat de droit, non à la récupération de certains islamistes pour renforcer le pouvoir isolé, en recherche de légitimité et vacillant face à la colère sociale.
o Une circulation plus facile. Une des raisons pratiques de l'éloignement progressif entre « élites » nord et sud-méditerranéennes est la difficulté, administrative aussi bien que financière, pour ces dernières de voyager. Sans prôner une totale liberté de circulation, hélas peu réaliste, il s'agit au minimum de veiller beaucoup plus strictement aux dysfonctionnements trop nombreux du système des visas, qui restent encore souvent aléatoires. L'assurance de pouvoir voyager et échanger reste un facteur de sécurisation face à la tentation du découragement.
Pour les opposants aux pouvoirs en place, il ne faut pas que des difficultés avec l'Europe de Schengen se sur ajoutent aux tracasseries qu'ils subissent de la part de leurs gouvernants.
o Un partenaire et un allié, l'islam européen. Dans nos sociétés mêmes s'élabore dans la difficulté et les tâtonnements, souvent dans la souffrance sociale, ce que l'on peut appeler schématiquement un islam européen.
Face à un islam sunnite « établi » frappé par l'immobilisme ou la fuite en avant extrémiste, les liens vont peu à peu se distendre, alors qu'ils vont se renforcer entre jeunes musulmans de plain-pied dans la dimension européenne. C'est la première fois que se pose vraiment pour une génération la question des rapports entre islam et démocratie, et la redéfinition de l'être musulman minoritaire dans une société laïcisante à racines chrétiennes. Peu à peu se construit une pensée autonome, nouvelle, car les théologiens musulmans n'ont guère connu cette situation, sinon comme minorités sous la Reconquista, jusqu'à l'expulsion de 1609, ou dans les muftiyat de l'empire tsariste. Renversant le courant, elle pourra alimenter un réveil intellectuel de l'islam sunnite arabe.
Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que ces jeunes Européens sont un enjeu disputé par les régimes conservateurs et des forces extrémistes extérieurs. C'est pourquoi il nous faut être attentifs à ce bouillonnement désordonné, au lieu de confondre dans une même exécration irraisonnée et sans nuance des phénomènes totalement différents.
Cela mérite mieux qu'une approche sécuritaire. L'ampleur des questions posées aux dirigeants politiques et aux sociétés européennes quant au devenir de nos voisins immédiats suppose que nous ne réfléchissions pas seuls. L'Union européenne a clairement vocation à être la principale caisse de résonance de nos exigences en matière de droits de l'homme et de démocratie, et il faut l'encourager à plus d'audace. Des regroupements diplomatiques ou politiques ad hoc peuvent apporter un surcroît d'efficacité sur certains dossiers précis. Les citoyens doivent savoir qu'en aidant aux transitions démocratiques, c'est aussi nos propres démocraties, toujours fragiles, que nous défendons.

* Conseiller du président de la Fondation Jean-Jaurès, responsable pour la Méditerranée et le Moyen-Orient 


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