Siham Bouhlal, poète et médiéviste : “La présence d’une seule femme au gouvernement est inacceptable”


Entretien réalisé par Youssef Lahlali
Mercredi 29 Février 2012

Siham Bouhlal, poète et médiéviste : “La présence d’une seule femme au gouvernement est inacceptable”
Siham Bouhlal est poète et médiéviste. Née à Casablanca dans une famille originaire de Fès. Installée en France depuis vingt-six ans, elle reçoit
l’enseignement de Jamel Eddine Bencheikh.
Titulaire d’un doctorat en
littérature de l’Université
Paris-Sorbonne, elle se
consacre à la traduction de textes médiévaux « Le livre
de brocart ou la société
raffinée de Bagdad au Xe
siècle », Connaissance de l’Orient, Gallimard 2004 ; « L’art du commensal ou boire dans la culture arabe » Actes Sud, 2009. L’art de vivre, le fonctionnement de la société arabo-musulmane classique, la pratique d’un certain islam « ancien », restent ses sujets de prédilection. Ainsi, elle publie souvent des articles pour démontrer l’universalité des valeurs, notamment Arabie des parfums, Lettre internationale, Berlin, 2011.
La question de l’amour
courtois, du corps et de l’acte amoureux dans son ensemble, demeure une obsession chez elle. Sa propre création
poétique a pour thème central l’amour, comme dans Poèmes bleus, Tarabuste en 2005 ou Corps lumière, Al Manar 2008, qui a fait partie de la
sélection pour le prix Max Jacob ; mais aussi la question de la mort en rapport avec la
passion comme dans Songes d’une nuit berbère, Al Manar, 2007, écrit suite au décès de son compagnon Driss Benzekri, le célèbre militant des droits de l’Homme et
artisan de l’IER, ou bien Mort à vif, Al Manar, 2010, où elle revient fortement sur la
question de la perte, de
 l’absence et de la mort. Elle
a son actif plusieurs beaux livres avec des peintres de nationalités et d’horizons
différents. Dans une conscience du lien fort entre poésie et peinture, on peut citer Le sel de l’amour avec Julius Baltazar.
Son lien avec le Maroc n’est jamais rompu. Ainsi en 2009 avec un récit « Princesse
amazighe », elle décrit le
périple d’une jeune étudiante marocaine en France, mais dans le même temps, celui d’une petite fille qui essaye
de grandir dans un pays aux
traditions ancrées, ce qui lui permet d’avoir un regard
tranchant sur la question
du voile, et sur la condition
de la femme, entre autres.
Réputée comme ayant une écriture charnelle, ou très
sensuelle, elle vient de publier en janvier 2012, Etreintes, micro-récits poétiques. Ce
dernier recueil est sélectionné pour le prix Alain Bosquet.
Jamel-Eddine Bencheikh dira d’elle qu’elle est « poète et passeuse de cultures. Ses poèmes frémissent comme
les algues qui s’élancent puis s’enfouissent au cœur d’une marée secrète. Ils se mirent
au rêve d’une onde à venir, tels ces chants de mystiques du temps où la foi ne portait point d’armes. »
Enfin, elle vient d’obtenir
le Trophée de la réussite
au féminin le 14 décembre
2011 au Quai d’Orsay décerné par l’Association France
Euro-Méditerranée pour
l’ensemble de son parcours.


Libé : Comment peut-on caractériser votre dernier livre Etreintes. Est-ce de la poésie ou de la prose ou les deux genres mélangés ? Choisissez-vous d’avance le genre d’écriture ?

Siham Bouhlal : Si l’on veut absolument catégoriser mon dernier recueil, on peut en parler comme de courtes nouvelles poétiques, ou bien des micro-récits ou bien des fulgurances, ainsi je les ressens. La poésie n’est pas étrangère à ce recueil, puisqu’on peut y trouver au moins deux poèmes, mais l’écriture elle-même se prend dans un envol poétique, celui qui permet la brièveté de l’expression pour saisir un moment précis qui semble si éphémère mais qui ne l’est absolument pas. Comme je l’ai dit avant et dans plusieurs entretiens, je ne définis jamais à l’avance la forme expressive de tel ou tel texte, je le laisse faire, je l’écoute, je le découvre dans l’habit où il vient.

Vous semblez avec ce recueil sortir de vos thèmes habituels, notamment celui de la mort qui caractérisait votre dernier recueil Mort à vif ?

Contrairement aux apparences, la mort n’est pas absente de ces histoires, seules sa forme, son expression, sa manifestation diffèrent. Ou si vous voulez, il s’agit d’une autre mort. Les questions de l’amour et de la mort sont inextricablement liées, sauf que peut-être dans ce recueil c’est l’aspect charnel de l’amour qui est mis en exergue. C’est le corps amoureux qui y est dévoilé, disséqué, regardé, malgré une césure qui existe au sein du livre, une différence des histoires entre la première et la deuxième parties, alors que dans Mort à vif, le corps amoureux est déchiqueté, pulvérisé, dévoré pas une mise à mort, une mise en tombe d’où il proteste et crie.

Votre culture ancienne et notamment la question de l’amour, du raffinement et les traités d’érotologie ont-ils influencé l’écriture de ce livre ?

Bien sûr que je ne peux envisager la question de l’amour sans avoir présente à l’esprit la culture ancienne dans ce domaine, puisque cette culture pour moi n’est pas seulement une somme de connaissances qu’il faut étaler quand la question de l’amour est soulevée, mais une matière à travailler, à pétrir, à faire revivre dans l’écriture. Cette culture ondule avec le corps amoureux, parce qu’elle fait partie de lui en réalité. Quant aux traités d’érotologie, ils sont pour la plupart faits comme des recettes simples ou compliquées pour augmenter la jouissance du corps dans l’acte amoureux. Très peu de textes parmi eux racontent le moment amoureux dans sa vivacité, dans son mouvement, ce qui en revanche caractérise les textes d’Etreintes.  Le parfum joue son rôle aussi ; le corps amoureux exhale ses propres fragrances, tel ou tel parfum  conditionne le rapport au corps et le lien du parfum avec l’amour et la séduction ne date pas d’aujourd’hui.

Votre mère Badia Sekkat, est une arabisante pure et connaît par cœur la poésie ancienne. Votre père Tahar Bouhlal, lui, est un calligraphe et artiste. Lequel des deux a orienté votre écriture, vos choix dans ce domaine ?

Chacun des deux a eu son impact. Ma mère avec la poésie arabe ancienne et plus particulièrement la poésie amoureuse, elle connaît par cœur plusieurs fragments de poèmes, m’a appris à les aimer, les apprendre et les apprécier et surtout à donner à l’amour son importance dans le cours du temps.
Mon père avec son travail sur la lettre, la calligraphie, m’a éveillée à la graphie arabe, au corps de la langue. Son travail inlassable sur les différents styles calligraphiques a ouvert mon imaginaire sur les postures du corps, sur le caractère visuel de la langue arabe et la conscience de l’importance du visuel dans l’écriture. Vous verrez que dans Etreintes le visuel est déterminant. Maintenant mes parents, tous deux avec leur grande histoire d’amour qui jamais n’a faibli ni failli, leur correspondance amoureuse dans un temps où on se plaît à croire que les femmes étaient confinées, a été un encouragement pour moi et une raison supplémentaire pour mettre ma liberté d’écrire au-dessus de toute considération, avec le souci bien entendu de ne blesser personne.

Vous avez beaucoup travaillé sur les textes classiques arabes par le biais de la traduction et de la recherche. Quel sens ce travail a-t-il pour vous?

Mon travail de médiéviste comme je l’ai déjà dit est une nécessité pour moi, d’abord pour connaître d’où je viens, puis bien sûr un devoir de transmission de cette culture extraordinaire un peu oubliée de nos jours, non pour la pleurer ou montrer que nous sommes les meilleurs, mais pour dire que nous sommes et pouvons être sur un socle commun, que nous avons les mêmes valeurs, mus par des vertus universelles qui n’appartiennent à personne. Peut-être aussi pour combattre les préjugés occidentaux et orientaux, tous deux, résultat d’une ignorance de ce patrimoine, de cette culture arabo-musulmane. Culture qui n’est pas purement arabe, elle est l’expression d’une diversité formidable, d’une coexistence d’éléments différents dans ce monde qu’on nomme arabo-musulman. Ici au Maroc ce n’est pas différent, la culture amazighe est une culture première, ancrée, dotée de valeurs, de vertus, d’une langue magnifique, d’une histoire millénaire, de religions différentes à travers le temps. Si nous ne comprenons pas cela, nous ne pouvons prétendre à une citoyenneté marocaine, de part et d’autre.
La traduction est le moyen incontournable pour transmettre bien évidemment puisque nous ne pouvons apprendre toutes les langues du monde. Ce que j’essaye dans mon travail de traductrice, c’est de donner la parole au texte dans une autre langue, je ne veux rien projeter sur lui ; bien sûr le mouvement d’une langue vers une autre implique forcément des changements, mais ils restent mineurs. Quand on traduit vers une langue, le texte obéit forcément aux règles de la langue qui le reçoit et cela ne peut être autrement, le travail qui se fait ensuite est un travail de polissage, d’une recherche de justesse dans les mots choisis, les expressions…le concept de trahison associé longtemps à la traduction est totalement absurde.

Pourquoi refusez-vous de traduire certains textes proposés par les maisons d’éditions en France, comme ceux qui traitent  de terrorisme, de sexe, de la violence envers les femmes, malgré ce que rapporte matériellement ce genre de travaux, en plus de la reconnaissance des grands médias?

Je traduis les textes qui me touchent, qui me paraissent importants pour la connaissance de la culture et civilisation arabes, je les cherche, les sélectionne, les choisis. Je ne me pose jamais la question si le texte va plaire, ou s’il est à la mode. Bien sûr, je refuse de travailler sur les textes qui véhiculent des préjugés, des idées toutes faites sur cette culture, qui confortent un certain Occident dans son idée sur l’Orient. Je crois en la liberté d’écrire, mais je déplore les écrivains qui font de certains sujets leur fonds de commerce, que l’écriture soit emprisonnée ainsi pour servir les intérêts de tel ou tel courant. Je ne reste pas moins inquiétée par la condition de certaines femmes dans le monde, du problème du terrorisme international et non lié au seul monde arabe et d’autres sujets graves….mais casser du sucre sur le dos du pauvre est une horreur.

Vous semblez silencieuse face à ce qu’on appelle le Printemps arabe et vous ne vous précipitez pas sur ce thème comme de nombreux écrivains. Y a-t-il à cela une raison particulière?

Ce qu’on appelle le Printemps arabe, pourquoi je n’ai pas écrit de texte à ce sujet ? J’ai suivi comme tout le monde les évènements avec beaucoup d’intérêt, de gravité, j’ai vu aussi ce qui a été écrit notamment par quelques Marocains et d’autres écrivains, cela ne m’a absolument pas convaincue. Ce n’est pas parce que l’on est écrivain qu’on est doté d’un sens politique juste, d’une analyse profonde et acerbe, d’une force de proposition habile, que sert-il de faire du «Printemps arabe» un fonds de commerce quand nous ne pouvons pas agir efficacement ? Je me suis impliquée à ma manière pour le Mouvement du 20 février, j’ai écrit quand les évènements m’ont été insupportables, je n’ai pas fait de livre, convaincue que je ne réglerai rien et puis voyez-vous la Syrie demeure entre les mains d’un assassin que personne n’arrête ; la communauté internationale est lâche, se cache derrière des lois qui octroient des droits de veto injustifiables, mais qui ne peuvent être abolies, car qui appliquera le veto si on décide de prendre des mesures contre Israël ? Les jeunes du 20 février manifestent toujours, les évènements de Taza ne sont pas loin, pendant que les écrivains comptent les invitations dans divers pays pour parler du Printemps arabe et la recette de leurs ventes, et souvent pour des livres médiocres et partiaux. Le nouveau régime en Egypte est ce qu’il est, en Libye…il est encore tôt de savoir ce qui se passera réellement, encore moins de porter des jugements. Des dictateurs sont tombés et c’est important, mais personne ne peut prévoir l’avenir.

Savez-vous qu’au Maroc, c’est un gouvernement conservateur islamiste qui a pris le pouvoir. Avez-vous des craintes notamment concernant les droits des femmes?

J’ai suivi attentivement les élections au Maroc. Si le PJD a remporté ces élections, il n’y a pas d’écart terrifiant entre ses résultats et les autres partis, il y aussi le taux important d’abstention et des bulletins blancs. Alors je ne sais pas si ce parti représente vraiment les Marocains ; les résidents à l’étranger n’ont pas eu le droit de voter dans leur pays de résidence, comme pour la constitution, ce qui devrait nous interroger, maintenant ce n’est plus le problème. Dans ce nouveau gouvernement, il y a de bons éléments comme El Othmani ou Daoudi, je souhaite qu’ils réussissent au moins sur quelques questions importantes. Bien évidemment c’est un choc cette décision, et je dis bien décision, de ne retenir pour le gouvernement qu’une seule femme et qui plus est s’occupe de la famille comme si la femme n’était bonne qu’aux travaux ménagers, un non-respect flagrant et inacceptable d’une des lois de la nouvelle Constitution, et de la société marocaine. Mais il ne s’agit que de femmes, n’est-ce pas, ce n’est pas bien grave ! C’est ironique bien sûr, entendez-le ! Je suis étonnée que finalement tout le monde ou presque s’en accommode, le gouvernement n’étant pas seulement composé du seul PJD, et qu’il n’y ait aucune honte ressentie ou exprimée par ce nouveau gouvernement pendant qu’on s’enorgueillit à dire dans le monde que le Maroc est un pays démocratique. Quant au travail de ce gouvernement, il faut attendre pour le juger. On ne peut pas le critiquer avant qu’il n’ait commencé à travailler, même si cette affaire de femmes le discrédite d’emblée et d’autres points qu’il est inutile d’évoquer ici. Que ce soit un parti musulman ou islamiste, cela ne me fait pas peur, car je crois en la force, le courage et la mobilisation de femmes et d’hommes qui apprécient à sa juste valeur la liberté et qui vont la défendre bec et ongles le cas échéant. Et puis avant de transformer ce pays en « république islamique », il faudrait peut-être, nourrir le pauvre ; réchauffer l’enfant qui a froid dans la montagne, offrir un toit décent à celui qui en est dépourvu, écouter les revendications des jeunes, réformer l’enseignement…et s’occuper d’autant de chantiers urgents dans ce pays.

Vous avez été primée récemment du trophée de la réussite au féminin pour l’ensemble de votre parcours en tant que femme euro-méditerranéenne au Quai d’Orsay à Paris, on en a pas beaucoup parlé au Maroc, cela vous touche-t-il ? .Vous avez fait un bref discours mais surtout lu des poèmes. C’est votre façon de les remercier ?

Oui, j’ai reçu le Trophée de la réussite au féminin le 14 décembre 2011 au Quai d’Orsay, et je l’ai dédié à ces femmes qui arpentent la montagne sous de lourds fardeaux, les mains gercées de froid, le visage tuméfié par les conditions climatiques et le labeur. C’est pour elles que je l’ai accepté, pour les enfants qui font des kilomètres pour trouver leur école, pour les petites filles, pour les pauvres et ceux qui se battent pour survivre sans que nul n’y prête attention. J’ai préféré la poésie au discours, souvent conventionnel et creux. J’ai lu un poème dédié aux femmes de la montagne et un autre sur la forêt dans son rapport avec l’homme en général. Qu’on n’en parle pas dans mon pays, ce n’est pas bien grave. Je fais ce que je peux pour bien représenter le Maroc et je ne m’attends à aucune reconnaissance.


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