Samira Fafi-Kremer : C’est à nous de nous adapter au virus pour mieux nous en prémunir


Paris- Propos recueillis par Youssef Lahlali
Vendredi 8 Mai 2020

Samira Fafi-Kremer : C’est à nous de nous adapter au virus pour mieux nous en prémunir
Samira Fafi-Kremer est spécialiste en virologie, Professeur des universités – praticien hospitalier (Faculté de médecine, université et hôpitaux 
universitaires de Strasbourg). Elle est également coordinatrice de la plateforme de recherche 
médicale translationnelle, Inserm U1109.
Dans cet entretien, elle nous livre ses impressions.


Le Premier ministre français vient d’annoncer que nous devions  apprendre à  vivre avec le virus,  sans  vaccin pour l’instant.  Qu’en pensez-vous ?
Exactement, notre mode de vie va changer, on va devoir garder nos distances les uns des autres et porter des masques pratiquement tout le temps. Tous les lieux de convivialité, les cafés, les restaurants, les cinémas resteront fermés. Le virus ne peut pas s’adapter à nous,  c’est à nous de nous adapter au virus pour mieux nous en prémunir.

Edouard Philippe a précisé aussi que  prévoir était difficile dans la mesure où l'on ne sait pas si  la propagation du  virus va s'arrêter comme la grippe saisonnière ou si elle va continuer encore des mois 
Le  problème, c'est qu'on ne connaît pas grand-chose sur l’évolution de cette infection virale : va-t-elle s’arrêter l’été comme la grippe ? Va-t-elle continuer même l’été et on aura beaucoup de cas graves ? Ou va-t-elle continuer avec des cas sporadiques, car la population serait un peu plus immunisée ? Du coup, il sera comme un autre virus respiratoire circulant toute l’année.  Comme nous n'avons  pas assez de recul,  toutes les possibilités sont envisageables.  Il y a plusieurs hypothèses. On craint une nouvelle vague de Covid-19, mais on n'en est pas sûr. C’est pour cela que c’est difficile de prévoir.

Faire sortir la France du confinement le 11 mai est-ce raisonnable ?
Je ne suis pas sûre que tout le monde puisse sortir le 11 mai et que nous allions reprendre une vie normale, comme avant. Le nombre de personnes contaminées est très élevé et il n’a pas atteint le niveau souhaité pour que tout  le monde puisse sortir sans qu’il y ait de grands risques de transmission du virus.
Si on prend le cas de l’Allemagne, le nombre de cas a beaucoup baissé, mais malheureusement dès le début du déconfinement, le taux de transmission du virus  est passé de 0.6 à 1.2  en quelques jours.  Il y a beaucoup d’inconnues, c’est pour cela que le 11 mai, le déconfinement sera probablement progressif. Il faut aussi prendre en considération que si on a beaucoup de nouveaux cas et que les hôpitaux sont de nouveau débordés,  il est fort probable qu’on retourne au confinement.

Vous pilotez un protocole Covid-19  porté par les hôpitaux universitaires de Strasbourg afin de  déterminer les facteurs (virologiques, génétiques) impliqués dans la maladie. Des pistes sérieuses pour faire face au Covid-19 peuvent-elles déjà être dégagées ?
Nous travaillons sur les facteurs génétiques de l’hôte et du virus en collaboration avec plusieurs équipes strasbourgeoises de différentes spécialités. Nous avons émis différentes hypothèses que nous avons commencé à explorer. C’est un travail de longue haleine qui doit être réalisé sur un très grand nombre de sujets et de souches virales et il nous faudra un peu plus de temps pour identifier l’un ou l’autre facteur. Je vous en dirai plus le moment venu. 

Le  Grand Est est l’une des régions les plus touchées par la pandémie. Pourquoi à votre avis ? 
On a peut-être l’explication. Si on revient en arrière, les premiers cas positifs venaient tous d’un rassemblement de la communauté évangélique. C’était un rassemblement religieux de  plus de 2000 personnes dans la région de Mulhouse et parmi elles,  certainement il y avait des gens atteints du Covid-19. Pendant trois jours, les participants ont été proches les uns des autres. Après, on a commencé à avoir des cas, même chez des médecins. Ces personnes venaient de toute la France. La ville a été infectée, mais les gens en se déplaçant vers d'autres villes ont  fait aussi  voyager le virus. C'est le Grand Est qui a été touché en premier.

Pourquoi cette polémique en France sur l’utilisation de la chloroquine ? 
Le premier article sur le sujet a été publié par le professeur Didier Raoult. Les données publiées, je les ai regardées, les résultats sont inexploitables. Il a comparé les résultats des patients traités à ceux d’un groupe non traité qui était analysé dans des conditions complètement différentes (technique de détection du virus différente, expression des résultats différente…). Dans sa deuxième étude, il n’a pas de groupe de contrôle. Il a juste étudié des personnes qui ont eu le médicament, mais il n’a pas regardé si des personnes qui n'avaient pas suivi le traitement évoluaient de la même manière. Par ailleurs, il se base sur la baisse de la charge virale à 5-6 jours comme critère de réponse au traitement chez des patients ayant développé un Covid-19 peu sévère, or on sait maintenant que la charge virale baisse spontanément chez ces personnes. 
Ce qu’on lui reproche, c’est la méthodologie,  même s’il dit qu’on est dans une situation épidémique. Il faut un minimum de rigueur dans les études d’efficacité d’un traitement  pour pouvoir interpréter  des résultats. 
Ce qui est grave, c’est de dire que tout le monde peut prendre de la chloroquine, ce n’est pas sérieux, car cela peut induire des effets secondaires chez des personnes qui sont cardiaques. De plus, il préconise son utilisation avec un antibiotique, l’azithromycine, qui a les mêmes effets secondaires. Récemment, plusieurs cas ont été signalés. 
 Il a profité des médias pour dire qu’il a ses raisons et pour  décrédibiliser les autres scientifiques qui ne sont pas d’accord avec lui. Nous aimerions aussi que  la chloroquine marche, mais il faut le démontrer d’une manière rigoureuse.

Des pays comme le Maroc et la Chine ont adopté rapidement l’utilisation de ce médicament 
Je ne peux pas juger ce qui se passe dans d’autres pays. Je sais que pour cette  épidémie, on n'a pas le choix, il n’y a pas de traitement. Mais s'il y en a un qui pourrait marcher, c’est normal qu’un pays fasse tout pour protéger sa population. Il y a une concurrence mondiale pour avoir les médicaments, les réactifs, les tests, les décisions doivent être prises rapidement pour ne pas se faire devancer par les autres.
On ne peut pas en vouloir aux pays d’avoir réagi au plus vite  et de faire des stocks, même sans avoir de preuve définitive. Réagir vite, c’est louable dans le contexte actuel.
L’autorité scientifique a été mise à mal par la polémique sur la chloroquine entre scientifiques et laboratoires accusés sur les réseaux sociaux de travailler pour les grands groupes  industriels des médicaments 
Heureusement que les laboratoires sont là pour faire de la recherche et la majorité des chercheurs qui y travaillent ne gagnent  pas grand-chose. On travaille avec plusieurs laboratoires à la fois, je peux le certifier et vous pouvez le vérifier. Nous n'avons aucun intérêt ou lien avec qui que ce soit. Pour les laboratoires de recherche et les scientifiques, la priorité c’est de trouver quelque chose pour soigner les patients. Après, si quelques-uns profitent de la situation pour vendre leurs tests, on a vu ça dans les médias, cela  reste marginal par rapport à tous les efforts déployés par la majorité des scientifiques pour trouver des remèdes.

Suivez-vous la situation du Covid-19  au Maroc ? Comment la voyez-vous  en tant que virologue ? Quel avis portez-vous sur la gestion de cette crise sanitaire par les autorités marocaines ? 
Je suis ce qui se passe au Maroc grâce à mes parents  qui sont là-bas. Heureusement que le Maroc a confiné très vite. Cela a permis de protéger énormément de personnes de la mort. Car il ne faut pas le nier, le système sanitaire ne dispose malheureusement pas d’assez de lits de réanimation pour accueillir tout le monde, et il ya un risque de débordement au niveau des hôpitaux, c’est ce qu’on a vu dans des pays d’Europe qui pourtant ont des moyens plus importants.  
Grâce au confinement, on arrive à diminuer le nombre de cas positifs au Maroc, s’ajoute à cela la  stratégie marocaine de fournir suffisamment de masques  et d'imposer leur port en plus d'instaurer le couvre-feu pendant le Ramadan. C’est  la bonne stratégie dont l'effet se révèle très efficace à condition que la population  continue à respecter ces décisions. 

Est-ce que votre laboratoire collabore avec des universités au Maroc ?
 Pour ma part, j’en suis à mes débuts. Grâce au Professeur Abderrahman Machraoui, éminent professeur marocain en cardiologie installé en Allemagne, j’ai pu rejoindre le réseau C3M pour « Compétences médicales des Marocains du monde » créé en 2012 et présidé par le Professeur Samir Kaddar, anesthésiste installé en Belgique. Un des objectifs de ce réseau  est de mettre en place des collaborations scientifiques avec les équipes médicales et scientifiques du Maroc. Mon souhait le plus cher est de pouvoir établir un projet de collaboration durable avec une équipe médicale et/ou scientifique marocaine et d’accueillir dans mon laboratoire de jeunes futurs virologues. 


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