Regards de femmes au cœur du Maroc d’hier


Par Najat Dialmy Ecrivaine, docteur en lettres
Mercredi 22 Avril 2020

Regards de femmes au cœur du Maroc d’hier
L’ouvrage « Paroles de femmes d’El Jadida » de l’écrivain Mustapha Jmahri paru en 2016 est un véritable voyage dans l’histoire de notre pays. Des femmes de différentes souches sociales prennent la parole pour raconter leurs vies dans un Maroc qui nous semble si lointain à présent. Un plongeon au cœur du Maroc sous le Protectorat ou au début de l’Indépendance.  Des témoignages sincères, sans fards ni artifices. Les vingt-quatre femmes qui ont parlé dans ce livre sont toutes originaires d’El Jadida mais à travers leurs récits, c’est tout le Maroc des années quarante et cinquante du siècle dernier qui se révèle, qui se dévoile et qui se donne à voir.  Ces femmes ont presque toutes eu la chance d’être scolarisées à cette époque où la scolarisation des petites filles marocaines était impensable. Elles racontent leurs vies familiale, scolaire, sociale et politique.
On découvre un Maroc peut-être inconcevable aujourd’hui : musulmans, juifs, chrétiens, Marocains, Français, Espagnols, Polonais, Grecs… cohabitaient et vivaient dans les mêmes quartiers et les mêmes rues en toute entente. Les familles de différentes confessions avaient des relations amicales, s’échangeaient des visites familiales et vivaient dans un esprit de respect de l’autre et de ses croyances sans tensions ni intolérance. Une Jdidie témoigne : « Je dois préciser ici que je n’étais pas la seule, à l’époque, à être allaitée provisoirement ou de temps à autre par une femme juive. Il arrivait aussi le contraire : des musulmanes donnaient parfois le sein à des enfants juifs. Tout cela pour montrer qu’à cette époque de la fin du Protectorat, la communauté marocaine musulmane ou juive vivait dans l’harmonie et le respect mutuel le plus total. La religion restait confinée dans la sphère privée. C’était une affaire personnelle de chacun et ce n’était aucunement un obstacle dans les relations entre citoyens. La religion était même une richesse sociale puisque lors des fêtes de chaque communauté, on se rendait visite et on échangeait des gâteaux, des sucreries et des mets parmi les plus délicats » p. 168.
Côté politique, le Protectorat n’était pas perçu de la même manière d’après les témoignages. L’une des femmes affirme : « Je ne sentais pas au quotidien que le pays était sous un quelconque Protectorat » p. 139. Pour une autre, « en tant que jeune de cette époque, le Protectorat signifiait pour nous deux choses : protection avec ouverture à la vie moderne (scolarité, santé, art) et un deuxième aspect, celui des restrictions des libertés. On ne pouvait pas réaliser tous nos désirs » p. 154.
De nombreux autres témoignages évoquent le mouvement national, les leaders nationalistes (Allal El Fassi, Abdelkrim El-Khattabi), la naissance du parti de l’Istiqlal en 1943, l’engagement des femmes dans le mouvement nationaliste, le message d’allégeance écrit par des élèves avec leur sang à Mohammed V en 1947, l’exil de Mohammed V, sa mort,…mais tous les témoignages s’accordent sur un point d’une importance capitale : « Nous faisions la différence entre l’autorité française et la communauté française avec laquelle nous vivions au quotidien dans une bonne ambiance » p. 160.
Cette bonne ambiance se reflétait sans doute sur les bancs des écoles et des collèges, comme cela a été mentionné plus haut. La plupart des femmes qui ont pris la parole dans ce livre ont eu la chance d’être scolarisées et d’avoir comme camarades de classe des petites Françaises, Espagnoles, Polonaises…avec qui elles avaient de bonnes relations d’amitié. Elles avaient également la chance d’avoir des familles ouvertes d’esprit. Elles pouvaient aller à la plage, au cinéma, au théâtre, au ciné-club, faire du sport, écouter les chansons d’Aznavour ou d’Enrico Macias, mais sous contrôle paternel strict : « En tant que jeunes Marocaines, nous subissions le contrôle paternel » p. 160. L’une d’elles raconte comment son père, lui ayant permis d’intégrer l’Ecole marocaine d’administration à Rabat et d’accéder à un internat français pour filles au quartier Agdal, « avait minuté le trajet à pied de l’école à l’internat et a donné des instructions rigoureuses à la surveillante pour contrôler mon timing » p. 163.
Cependant, il faut avouer que malgré cette autorité et ce contrôle paternels stricts, ces personnes s’estiment fort chanceuses d’avoir pu accéder à l’école : « L’enseignement était facultatif et la plupart des Marocains n’attachaient aucune importance à l’instruction. Et quand bien même certains inscrivaient leurs enfants à l’école, ils ne les laissaient pas terminer leur scolarité […] la lente évolution de la population est en fait venue avec la présence française qui a apporté de la modernité dans la façon de vivre. Certaines familles citadines imitaient la façon de vivre européenne » p. 137.
Ceci étant dit, ces familles avaient scolarisé leurs enfants, garçons et filles, mais elles ne délaissaient aucunement leur éducation religieuse et culturelle. Elles insistaient pour que les enfants se lèvent à l’aube pour aller à la mosquée faire la prière et apprendre quelques versets du Coran avant d’aller à l’école à huit heures.  Est-ce pensable aujourd’hui ? Est-ce également pensable aujourd’hui qu’il y ait, dans des écoles primaires, des élèves de dix-huit ans qui portent djellabas et voiles sur le visage ? Qu’il y ait entre les élèves d’une même classe une différence d’âge entre deux et dix ans ?
De nombreux passages nous révèlent effectivement des aspects de la vie des Marocains à cette époque. Au fil des pages et des témoignages, on apprend par exemple que : « La plupart des gens n’avaient pas de noms patronymiques comme de nos jours. C’était généralement du genre Mohammed ben Ali ou Fatna bent Mokhtar ou des noms qui reflétaient la région d’origine de la personne ou de son métier. » p. 138. On apprend également que seule une minorité de familles possédait un poste radio qui avait la forme d’un grand meuble, que ceux qui allaient au théâtre s’y rendaient en tenue de soirée, que les Juifs avaient pleuré la mort de Mohammed V et que la ville d’El Jadida était appelée par les Français « le Deauville marocain ».
Ce livre est un véritable gisement d’informations sur le Maroc à une époque que nous n’avons pas vécue, une époque révolue que les jeunes générations marocaines ne connaissent pas et qu’il serait bon de leur faire connaître pour la pérennité de la mémoire collective. L’une de ces femmes souligne bien cet état de choses : « Quand je parle par exemple à un jeune de l’existence à El Jadida il y a une quarantaine d’années, d’une communauté juive importante, il n’y croit pas du tout. Selon lui, les juifs ne se trouvent qu’en Israël et ce sont les occupants de la Palestine. Il n’y a pas eu de transmission de la mémoire ni à travers l’école, ni à travers la famille » p. 137.
Il serait donc vraiment souhaitable que nos jeunes générations prennent connaissance de ce livre, un livre à se procurer, à faire lire à nos jeunes et à prescrire dans les programmes scolaires secondaires. Les jeunes et les moins jeunes y découvriront un Maroc qu’ils ne connaissent pas ou duquel ils n’ont qu’une vague idée. De vifs remerciements au chercheur Mustapha Jmahri pour l’idée et l’initiative de cet ouvrage.  



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