Rachid Alaoui, socio-économiste, expert des questions relatives aux discriminations : “Il faut débusquer les représentations mentales et sociales que nous nous faisons de l'Autre”


Propos recueillis par Youssef Lahlali
Vendredi 16 Mars 2012

Rachid Alaoui, socio-économiste, expert des questions relatives aux discriminations : “Il faut débusquer les représentations mentales et sociales que nous nous faisons de l'Autre”
Lors de la visite du candidat socialiste François Hollande
le 8 mars au quartier
Croix-Rouge à Reims, Rachid Alaoui, président de l'Association  Agora des 2 Rives, a présenté
au candidat quatre
propositions sur
les questions
de la discrimination.


Propositions

1-Un cadre juridique en devenir: en l'absence de disposition explicite sur la discrimination multiple dans le droit communautaire en vigueur, la situation varie considérablement d'un pays à l'autre.
2-Délit d'adresse : en plus du «délit de faciès», il ya le «délit d'adresse». Il serait pertinent d'ajouter aux 18 critères  prohibés par la loi, un 19ème critère portant sur l'origine géographique ou le lieu d'habitat.
3-Délit de classe : certaines inégalités de traitement se fondent sur l'appartenance sociale ou l'état de fortune. Il serait également intéressant de prohiber les discriminations sur la base d'appartenance sociale (20ème critère).
 4-L'accès au logement : certains organismes logeurs sélectionnent leurs locataires en fonction de leurs origines sociales et ethniques et procèdent à un fichage ethnique pour procéder à un dosage ou à des regroupements communautaires. Pour un accès égalitaire au logement social, il serait judicieux d'instaurer l'anonymisation des demandes de logement social.
L'accès aux stages et à l'emploi : le taux de chômage dans les quartiers avoisine les 40%. Beaucoup de jeunes se trouvent privés de l'accès aux stages qualifiants, ce qui porte préjudice à leur insertion dans le marché du travail. Il serait judicieux de prévoir une plate-forme  publique  d'accompagnement  aux stages qualifiants.



Libé: Vous avez coordonné le dernier numéro de la revue Hommes et Migration sur la question des discriminations multiples. Que  voulez-vous dire par ce terme ?

Rachid Alaoui : Pour plus de clarté, c'est important de définir les termes car les mots et expressions choisis pour décrire une réalité sociale ne sont jamais neutres. Une discrimination est une inégalité de traitement fondée sur un critère prohibé par la loi, dans un domaine visé par la loi, comme l'emploi, le logement, l'éducation, etc. Il existe 18 critères de discriminations prohibées : l'origine, le sexe, la situation de famille, la grossesse, l'apparence physique, le patronyme, l'état de santé, le handicap, les caractéristiques génétiques, les mœurs, l'orientation sexuelle, l'âge, les opinions politiques, les activités syndicales, l'appartenance ou non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée.
Une discrimination multiple désigne une situation où plusieurs critères  agissent et interagissent les uns avec les autres en même temps, d'une manière telle qu'ils sont inséparables. La particularité indéniable de la discrimination multiple réside dans le fait qu'elle associe divers motifs, ce qui produit des effets aggravés  de vulnérabilité, d'exclusion qui ne sont pas actuellement pris en compte par le dispositif juridique parce que le droit de la non-discrimination a été pensé de manière fragmentée par motif et/ou par domaine, et de façon nivelée et compartimentée.

Le numéro est centré particulièrement sur les discriminations à l'égard des femmes. Est-ce que ces dernières sont plus touchées par ce phénomène que les hommes ?

Oui, malgré les avancées fondamentales arrachées par les femmes depuis plusieurs décennies et en dépit des progrès réels accomplis en matière d'égalité des sexes dans le monde du travail, des données récentes indiquent que, dans le monde, 829 millions de femmes contre 522 millions d'hommes vivent dans la pauvreté et les salaires des femmes sont en moyenne de 10 à 30 % inférieurs à ceux des hommes. Les différences de genre en matière salariale s'accentuent lorsque s'ajoute la variable de l'origine. Le Bureau international du travail (BIT) donne un exemple de comparaison des salaires horaires de femmes blanches, d'hommes noirs et de femmes noires. Ce sont ces dernières qui ont les salaires les plus bas comparés à ceux des deux autres catégories qui ne sont touchées que par un motif discriminatoire, celui du genre pour les femmes blanches, et de l'origine pour les hommes noirs. Ainsi, ''être migrant et femme est bien un double fardeau”, selon la formule de l’OIT. L'ensemble des études montrent que les personnes qui subissent une discrimination fondée sur plusieurs motifs sont les plus touchées par le chômage et sont en général concentrées dans les emplois peu rémunérés et précaires. En France, une récente étude réalisée par l'Institut national des études démographiques sur les femmes de la classe d'âge 39-49 ans  montre que «les hommes gagnent en moyenne 17% de plus que les femmes qui n'ont pas interrompu leur carrière pour des raisons familiales». Seuls 30% de cet écart peuvent se justifier par des «différences de caractéristiques observables» (moins de temps partiel chez les hommes, qui ont des postes élevés, dans des secteurs mieux rémunérés). Et 70% s'expliquent par le comportement des employeurs qui pénalisent le simple « risque d'interruption de carrière ».   
 Une analyse, toute chose  égale par ailleurs, révèle que certains groupes sont plus exposés au chômage que la population majoritaire (native de France métropolitaine dont aucun parent n'est immigré ou originaire d'un DOM). Ainsi d'après l'enquête Trajectoires et Origines (INED-INSEE, 2008),      le risque de chômage chez les immigrés d'Algérie, du Maroc, de Tunisie, d'Afrique subsaharienne et chez les descendants d'immigrés d'Algérie est plus que le double par rapport à la population majoritaire. Les femmes d'origine maghrébine cumulent des inégalités sociales, d'origine et de genre. Lorsqu'elles sont âgées de 18 à 40 ans, elles occupent plus fréquemment des emplois précaires que les hommes d'origine étrangère  en général. En matière de salaire, elles se situent en bas de l'échelle, bien après les Françaises déjà moins bien payées que les hommes salariés.

La discrimination est interdite par la loi, et pourtant le phénomène  perdure. Comment expliquez-vous cette situation ?

Vous avez raison de relever ce constat. Il y a un paradoxe, tout se passe comme  si les discriminations qui sont formellement  interdites en droit et peuvent dans certaines conditions constituer un délit relevant du Code pénal, étaient en réalité autorisées dans les pratiques sociales. En effet, les discriminations persistent y compris dans les services publics en dépit des campagnes  de sensibilisation, des formations, des séminaires et de la multiplication des chartes d'éthique et de déontologie. Comment expliquer ce paradoxe? Pour identifier les blocages qui sont à l'œuvre dans les pratiques discriminatoires, il faut débusquer les représentations mentales et sociales que nous nous faisons de l'Autre, du différend, de l'immigré, de la femme, de la personne handicapée, etc, et qui sont indéniablement influencées par les stéréotypes, les préjugés ou autres clichés. Qu'ils soient véhiculés par l'entourage, par les médias, par la publicité et parfois  même par les manuels scolaires, les stéréotypes sont d'autant plus difficiles à combattre que la société les alimente et les cautionne par différents mécanismes, ce qui renforce  leur ancrage  dans l'inconscient collectif. Ces croyances influencent  nos actes  et sont au cœur  des discriminations.
Albert Einstein disait «Triste époque où il est plus difficile de briser un préjugé que de désintégrer l'atome». Ce constat est toujours d'actualité. Le  dernier rapport de la HALDE (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité dissoute en 2010 au profit du Défenseur des droits) fait état de 12.467 réclamations reçues par son service juridique dont 19% concernent le service public.

Vous soulignez la rareté des recherches en France sur ce thème. Comment expliquez-vous cela? Est-ce un choix politique ou un manque d'intérêt pour cette question?

En comparaison  avec la recherche anglaise ou étatsunienne, le retard de la France est patent. C'est quasiment le vide, aucun des rapports remis au Haut conseil à l'intégration ne s'y est intéressé et le sujet n'existe pas d'un point de vue légal. La recherche institutionnelle dépend beaucoup de la commande publique qui reste aveugle sur cette question. Ces discriminations sont mal identifiées. On ne repère  que ce que l'on recherche bien. Elles sont donc mal combattues car on ne peut bien combattre que ce que l'on connaît bien. D'où la sous-estimation de leur ampleur et de leurs effets destructeurs sur les victimes.

Le gouvernement  français  peut-il réduire ce phénomène de discrimination, lorsque certains hauts responsables de la droite française tiennent  des discours très violents à l'égard des immigrés ?

Pour être crédible, il faut être exemplaire. Les dernières mesures concernant l'accès à la nationalité et au marché du travail des jeunes diplômés étrangers ainsi que la multiplication des discours politiques, en particulier ceux  du ministre de l'Intérieur faisant  des étrangers un danger contre lequel il faut se prémunir, vont à l'encontre de l'idéal républicain (Liberté, Egalité, Fraternité) et font douter de la volonté réelle de combattre les discriminations. Contrôles au faciès, fouilles, insultes, violences physiques dénoncées récemment dans le rapport de l'ONG Human Rights Watch (HRW) (publié en janvier 2012) font partie du quotidien des jeunes noirs et arabes vivant dans des zones économiquement défavorisées. La police suppose que certaines personnes sont plus susceptibles d'être délinquantes en se basant sur leur apparence, plutôt que sur leur comportement. Le rapport concluait que les probabilités de contrôle sont six fois plus élevées pour les Noirs et près de huit fois pour les Arabes. Le contexte préélectoral ne doit pas servir à stigmatiser  autrui  et à conforter les attitudes de haine et de diabolisation de tout ce qui semble différent à soi.

Le Maroc serait-il concerné par ce phénomène?

Aucun pays dans l'espace et le temps n'est épargné; la seule différence  consiste dans la prise de conscience et la volonté politique d'agir. Certains pays  sont inconscients de l'ampleur du phénomène  ou sont dans le déni et  la dénégation; d'autres non seulement reconnaissent le fait  mais  prennent des mesures, mettent en place des dispositifs juridiques et se dotent d'outils pour restaurer l'égalité de traitement. La société marocaine comme d'autres est taraudée par la question de l'égalité femmes-hommes et d'autres types de discriminations. D'ailleurs la nouvelle Constitution votée en 2011 a prévu dans son article 19 la création d'une autorité pour la parité et la lutte contre toutes formes de discrimination. J'espère qu'on passera du dire au faire en tirant des enseignements des expériences menées dans d'autres pays pour ne pas reproduire certaines erreurs qui les ont caractérisées et  ont nui à leur efficacité.

Vous êtes un expert  reconnu en France sur ces questions. Seriez-vous prêt à  contribuer au projet de lutte contre les discriminations au Maroc ?

Je pense que la diaspora marocaine recèle de compétences qui méritent d'être bien  identifiées pour associer et impliquer ces  ressources  dans le développement des différents projets en cours ou à venir dans notre pays. En ce qui me concerne, c’est avec plaisir et modestie que j'apporterai ma contribution à l'édifice  de l'égalité et de la prévention des discriminations.

 * Rachid Alaoui est vice-président de la section emploi du CESER (Conseil économique, social et environnemental) de la région Champagne-Ardenne et militant dans le milieu associatif issu de l'immigration

Rachid Alaoui, socio-économiste, expert des questions relatives aux discriminations : “Il faut débusquer les représentations mentales et sociales que nous nous faisons de l'Autre”


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