Politique sans culture…n’est que ruine de l’âme


Bouchra Boulouiz
Lundi 24 Août 2009

Politique sans culture…n’est que ruine de l’âme
Science sans  conscience n’est que ruine de l’âme …écrivait François Rabelais dans la lettre de  Gargantua à Pantagruel en 1534, la grande époque des utopies. 
Qui s’intéresse aujourd’hui à la culture  dans notre pays ?
Question troublante et complexe. Pour au moins deux raisons. D’une part, la  culture  est  difficile à définir. Elle peut renvoyer aux beaux-arts, aux oeuvres d’art, aux biens et  services culturels.  Comme elle peut avoir une signification anthropologique, symbolique de sens, de croyances, de valeurs et de traditions qui s’expriment dans le langage, l’art, la religion et les mythes. Ou encore, elle peut jouer un rôle fondamental dans le développement humain et dans le tissu complexe des identités et des habitudes des individus et des communautés.
D’autre part, la culture est « aussi » issue de la chose religieuse.  Et ce qui caractérise la modernité, c’est l’affirmation (constitutionnelle, institutionnelle, symbolique) de la séparation des productions de Dieu et celles des Hommes. Tant que perdure la confusion, aucune de ces deux productions ne profite, ni de sa grandeur, ni de sa noblesse, ni de son expansion. Lorsque le Moyen Age occidental, qui coïncide étrangement avec l’Age d’or des musulmans, sonne le glas des ténèbres en Occident, la chose culturelle  quitte le giron du  religieux et l’humanité entre alors dans sa phase de Lumières. Puis, par l’un des plus grands actes culturels et de communication qui ait été enregistré jusque-là : l’imprimerie; celle-ci  entraîne la Renaissance, symbiose de tous les arts et de toutes les expressions culturelles.
C’est cette Renaissance, cette Nahda que nous recherchons tous par la Culture, que nous soyons turcs, algériens, iraniens, indonésien, tunisiens ou marocains.
Cette même Nahda  recherchée dans le passé, tant par les intellectuels musulmans, que  par les courants réformistes du 19ème siècle, inspirés à la fois des  révolutions et de la pensée occidentale. Ces derniers, en tentant  de concilier foi musulmane et sciences de l’Occident, vont laisser une « tradition de pensée » aux  intellectuels et aux réformistes contemporains,  de l’ensemble de l’aire arabo-musulmane.
Cette tradition fut enrichie dans le sillage de certains  régimes politiques de type moderniste, comme la Tunisie, la Turquie, l’Egypte de  Mehémet-Ali, l’Iran… ou dans les écrits d’écrivains ou auteurs, comme Cheikh Rafi Al Tahtawi (1801-1873), intellectuel issu de l’université Al Azhar, qui  étudia en France, appréciant Voltaire, Rousseau, Montesquieu, et qui proposa une réforme de la Charia sur le modèle des codes européens. Taha Hussein (1889-1973), celui par qui le scandale arriva, lorsqu’il  revendiqua l’appartenance de l’Egypte au monde méditerranéen et occidental et proposa d’approfondir la critique littéraire du Coran, notamment à travers les liens entre le Coran et la poésie antéislamique. Jamal Eddine Al Afghani, Mohammed Abdou,  Mohammed Rashid Rida, et tant d’autres  grands réformistes du 19ème siècle qui nous ont livré une tradition de pensée autonome. De même que le  courant réformiste de l’islam des ingénieurs de 1920, connue sous le nom de  Société des Frères Musulmans,  créée par Hassan El-Banna, instituteur militant anti- colonial, qui, tout en dénigrant les oulémas traditionnels,  refuse le système de valeurs de l’Occident, comme le socialisme et la démocratie. Son très médiatique neveu, Tarek Ramadan, qui se veut dépositaire d’une tradition de pensée familiale et contemporaine, ne fait que réaffirmer à travers son érudition et ses conférences fort sympathiques au demeurant, que  la chose culturelle est  partie intégrante de la chose religieuse.
La confusion entre culture et occidentalisation
Pour le moment, et personne ne pourra contredire cette réalité, ce sont les Lumières (occidentales) qui nous éclairent,  et éclairent l’humanité. C’est là l’argument de poids en faveur des thèses du PJD et de la confusion entre culture et occidentalisation.
Cette confusion n’a pas lieu d’être dans les pays anciens à la mémoire riche comme le Maroc ou la Turquie…Des empires de grande diversité culturelle, de grandes traditions de dialogue interculturel,  de grande créativité, un patrimoine (350 km de murs et de remparts à restaurer au Maroc !) digne de grands bâtisseurs.
Dans ces pays, la culture ne peut être ramenée à un simple produit de consommation, de plus importé. Elle est production identitaire locale, elle est « de la vie stockée entre les lignes d’un livre » disait feu Abdelkébir Khatibi, ou entre les couleurs d’une palette, ou les notes d’une mélodie, ou les plis d’un drapé…  Orhan Pamuk,  prix Nobel de littérature 2006,  à qui un journaliste demandait si la Turquie ne risquait pas de subir le même sort que d’autres pays absorbés par l’Union européenne, et qui finissent par y perdre leur identité,  répond :
« La Turquie voit dans l’Europe un gage de développement économique et une source de richesses. Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle les Turcs veulent de l’Europe. Ils espèrent que dans l’Europe leur pays sera forcé de respecter davantage ses citoyens. Que le bureaucrate, le policier, le militaire se conduiront mieux avec la population, qu’ils se montreront plus tolérants. Ce qui est un enjeu très important. La Turquie va-t-elle y perdre son identité ? Au fond, c’est la question que posait Dostoïevski à propos de la Russie dans l’un des plus grands livres jamais écrits, « les Possédés ». Dostoïevski décrit l’immense fragilité des Russes face à la tentation des valeurs européennes, auxquelles ils veulent adhérer plus que tout, même s’ils craignent d’y perdre leur âme. En écrivant « Neige », j’ai beaucoup pensé à lui. Et à Conrad, autre immense romancier. Quelle était l’identité polonaise de Conrad, russe de Dostoïevski ? Ces deux écrivains n’ont cessé, à l’âge où l’Europe prenait corps, de poser cette question essentielle. J’ai voulu, moi aussi, traiter de cette fragilité de nos valeurs face à la tentation occidentale, de ce mélange d’amour et de haine que nous éprouvons à l’égard de l’idée de l’Europe. De la honte que nous avons d’être pauvres, d’être différents, mais aussi de la fierté que nous éprouvons à l’être. Je voulais, au fond, faire entendre honnêtement la voix de la Turquie sous tous ses aspects. »
Mais il  y a aussi un autre facteur,  comme le suggère le Nobel 2006 turc, tout au long de son ouvrage « Istambul, souvenirs d’une ville », c’est que nos pays, plutôt les représentants d’une bourgeoisie locale, ont exclusivement cultivé le  goût du neuf au détriment du patrimoine.
Et là encore, les islamistes gagnent sur le terrain culturel, car ils  s‘avèrent plus soucieux de sauvegarder les traditions et la  vieille  pierre, persuadés que celles-ci ne nous viennent ni des civilisations pré- islamiques, ni des Romains, mais bien de nos cousins de Médine.  
Stratégies…
La culture doit faire l’objet de politiques publiques au pluriel. Au niveau national avec déclinaison au niveau local basée sur  des stratégies, des instruments institutionnels et politiques, la réorganisation de l’ensemble du système culturel.
Renforcer le cadre législatif et institutionnel
Il est temps de réactualiser la loi sur le patrimoine culturel et  de renforcer les cadres législatifs et institutionnels.  Dans toutes les villes du Maroc, des médinas, des ksars, des kasbas, ou des immeubles (surtout de la période coloniale), des monuments, des quartiers, des forts, des hôpitaux, des jardins, des portes, des colonnes, des murs, des remparts, des rails, des tunnels, des tombes, des carreaux, des pavés, des prisons des manufactures…sont inquiets, frissonnent et nous avec…ils tremblent à l’idée de passer sous les pelles mécaniques des « fossoyeurs » immobiliers privés et publics.
Lorsque le vieux fort du 19ème siècle, rasé en une nuit sur le littoral de Rabat, (là  encore l’absence d’une loi du littoral faisant défaut), en échange de  promesses d’un Eden atlantique utopiques avec vue imprenable et golfs dix-huit trous que l’on sait mort-nés pour insuffisance d’eau et de protection de la nature,  nous endormant par des slogans éculés qui ne font vibrer que ceux qui les commandent…
Ou qu’un  immeuble art déco menace de s’effondrer sur le boulevard de Casablanca …qu’une école à Oujda disparaisse de la même manière…Que cathédrales, salles de cinéma, de théâtre, immeubles coloniaux, écoles début du siècle,  se fassent  peau neuve, privant la ville de sa  mémoire, rendant nos villes tristes et nostalgiques…que les Abattoirs de Casablanca soient sauvés in extremis par les militants du patrimoine de l’Association Casa Mémoire …que l’Hôpital militaire  de Rabat…A propos, le citoyen lambda sait-il que  Moulay Sliman  a fait  bâtir, peut-être en 1870, pour les vacances ce Dar El Bhar ou la maison de la mer, et là il venait contempler l’horizon ? Et là aussi, son fils, Moulay Abdel Aziz, reçut le commandant de la division d’Oran, un certain maréchal Lyautey. Ou ce beau bâtiment que les Français allaient baptiser du nom de Marie-Feuillet, la  jeune infirmière morte du typhus qui a fait avancer la formation des infirmières dans toute l’Afrique du Nord… ?  Ce même citoyen n’est-il pas resté perplexe et silencieux le jour où Emmar liquida en un clin d’œil, le fort Dar El Bhar de Moulay Hafed, pour  y installer…quoi au juste ?
Engager une approche culture
Aujourd’hui, les politiques culturelles sont des  éléments de la compétitivité des territoires et de leur cohésion sociale. Elles sont fondatrices d’entités régionales. L’Union européenne, le Maghreb arabe ou l’Union pour la Méditerranée reposent sur les politiques culturelles. Celles-ci pour être efficaces, doivent  être prises en charge au niveau régional, voire local.  Ce sont des politiques de cohésion, qui doivent s’intégrer dans les politiques de développement  urbain ou rural.
Elles favorisent l’émergence et la consolidation des industries culturelles, grands enjeux économiques, ou les restaurations, grands enjeux touristiques. Le volume des exportations des biens culturels a triplé ces vingt dernières années. Selon l’Unesco, les exportations des biens culturels pèsent aujourd’hui 123 milliards de dollars et participent pour une part importante au PIB des pays exportateurs, générant des centaines de milliers d’emplois dans les secteurs de l’audiovisuel, le show business, l’édition et le tourisme.
Renforcer l’exception culturelle
Depuis les accords du Gatt, deux groupes s’affrontent : d’un côté les Etats-Unis d’Amérique et un certain nombre de pays anglo-saxons, Royaume-Uni, Nouvelle Zélande et Australie qui  considèrent que les industries culturelles sont des industries qui doivent de ce fait être soumises aux mêmes lois de l’offre et de la demande.  Pour ce groupe , les aides publiques à la création  artistique et culturelle, s’apparente à du dumping déguisé qui fausse les lois de la libre concurrence.
De l’autre côté, une soixantaine de pays du Nord et du Sud, dont le Maroc,  sont convaincus de la nécessité de protéger la diversité culturelle en soustrayant les biens et services culturels aux lois du libéralisme économique. La France et le Canada savent qu’une libéralisation des marchés culturels, plus particulièrement de l’audiovisuel, serait dommageable pour leurs industries culturelles respectives qui ne résisteraient pas face aux assauts des produits made in USA.
L’exception culturelle est une mesure de précaution face à la mondialisation ; et à la force culturelle de l’américanisme c’est une batterie de mesures et d’actions, de mobilisation et d’impulsion qui doit se prendre aussi au  niveau national.


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