Parole aux sociologues, Jamal Fezza : Les sociologues marocains ont oublié leur tâche première : la critique ! 1/2


Propos recueillis par Mustapha Elouizi
Jeudi 31 Mai 2018

Accorder la parole aux chercheurs en sociologie, c’est permettre aux observateurs avertis de se prononcer publiquement sur des faits de société. Une nécessité incontournable pour établir une relation plutôt équilibrée entre médias et sociologues.
Enseignant de sociologie, Jamal Fezza fait partie de cette nouvelle génération des chercheurs qui entendent investir pleinement le métier de sociologue. Ses articles et livres sur des questions sociologiques donnent quelque peu le ton sur une perspective scientifique certaine et prometteuse. Dans cet entretien, il se penche sur des questions de société, avec un recul bien observé et un ton assez fin et critique, dont a bien besoin tout sociologue qui se respecte.


Libé : Quels sont les facteurs susceptibles d’expliquer les mutations que vit la société marocaine ?
Jamal Fezza : Permettez moi au début de cet entretien de bien attirer l’attention sur un point essentiel : la mouvance sociale et politique au Maroc ne s’exprime plus aujourd’hui exclusivement en termes de lutte des classes, quand bien même la mondialisation et le néolibéralisme aggravent plus que jamais les inégalités sociales.
Ce paradoxe s’explique, à mon avis, par le changement profond que la société marocaine, à l’instar de toute société contemporaine, a connu sous l’influence de la mondialisation. A savoir ce passage de la contradiction centrale des sociétés de production au monde de la consommation, de l’habitat et de la vie urbaine. C’est dans le processus de la métropolisation que l’on doit désormais chercher le nouveau sens de la stratification sociale. Avec la métropolisation, la fragmentation sociale et spatiale est plus particulièrement frappante, l’inégalité sociale est de plus en plus exprimée en termes de territoires, mobilités et accessibilités. 

Après le Rif et Jerada, quelle évaluation faites-vous aujourd’hui des mutations et clivages de la société marocaine ?
Si nous réfléchissons à ce qui distingue cette mouvance des émeutes que le Maroc a connues de 1965 à 1990, nous pouvons relever une caractéristique distinctive : la mouvance actuelle ne se laisse pas saisir exclusivement en terme d’exploitation, mais aussi et surtout, en terme de marginalisation. En effet, les événements du Rif et de Jerada incarnent l’idée d’une confrontation entre le centre et la périphérie. L’adoption de cette perspective nous place directement devant le pari de la transition d’un système de gouvernement centralisé vers un système décentralisé fondé sur une gestion bonne et juste de la richesse locale, mais aussi de la culture et de l’identité locale. Les événements du Rif et de Jerada révèlent une sérieuse contradiction entre les slogans véhiculés par les pouvoirs publics et la réalité amère.

Quel sens peut-on donner à ces mouvements sociaux traversant le pays à différentes latitudes?
En guise de réponse à votre question, je ne trouve pas une expression plus éloquente que celle de Manuel Castells citée dans son premier volume de sa trilogie intitulée «L’ère de l’information»: «Ce n’est plus tant autour de ce que l’on fait que sur ce que l’on est, ou croit être, que l’on fonde désormais le sens de son existence ». Cette phrase concise résume bien, me semble-t-il, le sens des mouvements sociaux que vous avez évoqués dans votre question. En effet, le travail n’est plus ce qui structure les rapports humains, et les fonctions seules ne définissent ni ne permettent plus de prévoir les directions des comportements. Par contre, l’identité devient aujourd’hui la principale, sinon l’unique, source de sens. Dans ce monde de changements déroutants et non maîtrisés, les individus se regroupent de préférence autour d’identités primaires : religieuses, ethniques, etc. Les mouvements sociaux d’aujourd’hui incarnent une tendance à lutter contre le balayage des particularités culturelles par le phénomène néfaste qu’est la mondialisation.

Sommes-nous réellement dans une société qui va à la rencontre des principes d’«égalité de sexes», de «liberté de culte» ou de «démocratie participative» ?
Certes, c’est avec une grande difficulté que la condition des femmes au Maroc se transforme, mais il ne fait aucun doute que les relations entre les sexes au Maroc deviennent-elles un domaine de contestation plutôt que de reproduction sociale et culturelle.
Pour ce qui est de la liberté de culte, il convient de noter que les forces conservatrices au Maroc se sont avérées de farouches adversaires de tout changement à ce niveau.  Cependant, cela n’annule pas le fait que le Maroc, quoique lent dans sa marche, garde une posture plus ou moins équilibrée par rapport aux pays voisins. Le patriarcat comme fondement social d’un islam conservateur est sérieusement ébranlé et remis en cause dans notre pays. Cela dit, si le Maroc ne peut accéder à la liberté de croyance, il développera au moins une tradition islamique basée sur l’atténuation des manifestations de la religiosité collective et communautaire au profit d’une religiosité valorisant l’aspect moral, individuel et personnel de la religion.
Pour la démocratie participative, le Maroc ne semble pas être sérieux dans l’adoption de ce slogan. Le caractère inédit des pétitions populaires est un exemple saillant à ce propos. En effet, la nature de la relation entre Etat et société civile au Maroc s’est avérée basée sur le confinement et l’apprivoisement. Preuve en est, le grand nombre d’associations au Maroc et en même temps le déclin du sens civique et de l’éthique de la discussion dans les espaces publics.

Est-il vrai que l’on vit actuellement une crise des valeurs ?
Absolument ! Le Maroc, comme tous les pays musulmans, est passé de la communauté rurale à la société urbaine, des valeurs de la virilité et de l’honneur aux valeurs du travail et du mérite, puis et plus rapidement encore, à la société de consommation et du plaisir. Tout cela sans le moindre sens d’apriorisme et de préparation, et avec un système d’éducation archaïque et conservateur. Qu’attendez-vous d’une pareille situation?

L’on évoque constitutionnellement la démocratie participative, sans avoir bien assimilé la démocratie représentative. Qu’en pensez-vous ?
Pour le sociologue que je suis, je vois que le problème se situe plutôt au niveau de l’esprit des lois qu’à celui des lois elles-mêmes. Afin de gagner le pari de la démocratie participative, le système de gouvernement et le système d’éducation doivent aller de pair. Les peuples ont prouvé, à travers l’histoire, une grande capacité de brûler les étapes de l’évolution et changer eux-mêmes leur « destin ». Je n’imagine pas que le changement se réalise dans l’histoire selon un plan préparé à l’avance et dont les étapes sont structurées de façon mécanique. Il me semble que le Maroc a une occasion en or pour décoller, et s’il n’en profite pas, l’histoire se souviendra de ce moment où il n’a pas profité de cette occasion historique.

L’on reproche au champ médiatique d’être trop «contrôlé», que ce soit au niveau des médias publics ou privés. Quelle est votre appréciation?
Malheureusement, après les événements du «Printemps arabe», la peur est devenue l’esprit de loi au Maroc. Le discours officiel de l’Etat n’a pas eu recours à amplifier nos peurs de suivre le même chemin que nos voisins, seulement pour intimider les jeunes, mais aussi et profondément, pour redéfinir le contrat social sur la base de la peur. Dans ces conditions, le paysage médiatique connaîtra généralement une baisse remarquable du niveau d’audace et de liberté d’opinion.

Le sociologue analyse et diagnostique, mais il peut éventuellement proposer  des suggestions dans ce sens.
D’abord, le sociologue diagnostique la réalité sociale par l’observation, puis tente de comprendre cette réalité à travers la catégorisation, et cherche finalement à l’expliquer sur la base de la comparaison et la modélisation des relations. Pour ce qui est des suggestions, je voudrais poser quelques réserves, d’autant plus que ce qui caractérise la sociologie au Maroc, c’est une tendance empirique et thérapeutique, qui fait de la profession médicale son arrière-plan de référence. Cette tendance a été renforcée par la demande croissante d’expertise sociologique par des institutions accordant des subventions de recherche.
Sous l’impact de cette tendance que je qualifie d’empirique et de naïve, la sociologie a démultiplié à l’envie ses frontières internes en autant de sociologies spécialisées. Sous la séduction de trouver des solutions immédiates, les sociologues ont oublié leur tâche première : la critique. C’est dans ce contexte que l’on peut comprendre le mécontentement de l’anthropologue André Leroi-Gourhan publiant dans «Le Monde» une tribune, résolument anti-utilitariste, sous le titre : «Plaidoyer pour une science inutile, la science de l’homme».

Etes-vous d’accord que les sociologues marocains ne contribuent pas, comme il le faut, à l’édification d’un espace public selon l’approche habermasienne ?
Je vous vois optimiste concernant la situation des sociologues au Maroc. Moi je ne vous cacherai pas mon pessimisme : je pense qu’avant de parler de développement d’une éthique de la discussion selon l’approche habermasienne entre les sociologues au Maroc, je suggère qu’ils prennent soin de clarifier leur langage d’abord.


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