Où va le Liban ?


I - Une histoire complexe

Libé
Dimanche 29 Novembre 2020

Où va le Liban ?
Parler ou écrire sur le Liban semblerait au premier abord chose facile, mais en s’y attelant, on se rend compte qu’on baigne dans un marécage long, large et, surtout, profond. Nous pensons qu'en se précipitant vers ce pays après les explosions qui ont secoué la capitale, Beyrouth, le Président français Emmanuel Macron s’en est certainement rendu compte. La tonalité produite par l’explosion des 2.750 tonnes de nitrate d’ammonium a mis en exergue tous les déficits dont souffre la société libanaise. Lesquels découlent d’une histoire, d’une géographie, d’une économie et d’une géopolitique dans laquelle ce pays s’est trouvé mêlé contre son propre gré. La visite précipitée du Président Macron a eu lieu dans un Liban qui n’est plus le Liban que la France a quitté il y a plus de 74 ans et la France d’aujourd’hui n’est plus cette puissance coloniale qui imposait sa tutelle à plus d’un pays, y compris le Levant.

Le déficit le plus facile en termes de description est sa géographie, qui est une géographie simple quant à ses contours. A l’Est, c’est la Méditerranée, au Nord et à l’Ouest, c’est le grand frère syrien avec lequel le pays partage le même parent qui est le Levant, et au Sud, Israël qui, avec le communautarisme, constitue la source de tous les problèmes libanais. En d’autres termes, les crises politique et économique du pays du Cèdre sont tributaires de son histoire et de sa géopolitique dont le fils conducteur est le communautarisme ou encore le multiconfessionalisme. Son histoire, par contre n’est pas si simple, dans sa profondeur millénaire. Le Liban comme la Syrie ont connu les Cananéens, les Phéniciens, les Araméens, les Perses, les Egyptiens. Ensuite, tout au début de notre ère, ce fut la domination par Byzance avant d’être au cœur de la conquête arabo-musulmane dont la dynastie ommeyyade a installé son règne à partir de Damas dans le même pays parent, le Levant. Dans le droit fil du second millénaire de notre ère, l’histoire libanaise est meublée par les Croisés (1099-1291), qui se sont effacés devant les Mamelouks d’Egypte qui, à leur tour, ont cédé la place aux Ottomans depuis 1516 jusqu’à la fin de la Première Guerre mondiale. Au cours même de cette guerre, ce sont les accords de Sykes-Picot qui ont conditionné toute la situation politique, économique et sociale du pays jusqu’à en venir à la crise économique et politique qui l’a secoué depuis quelque temps, comme le frère irakien.

C’est une histoire tentaculaire, dépendant de plusieurs enjeux et facteurs d’origine interne et externe, exerçant leur poids que la colonne vertébrale du pays n’arrive pas à supporter, et c’est l’expression d’une faiblesse et d’un manque de résilience qui lui ont fait plier l'échine. Avec la Syrie, ce pays que l'on appelle pays du Cèdre constitue le pays du Levant. Il est connu pour ses artistes raffinés, Fayrouz et Sabah pour les voix féminines, les compositeurs les frères Rahbani et Moulhim Barakat, Nassri Chams Eddine et Wadii Essafi pour les voix masculines si l’on s'en tient à l’ancienne génération. Pour la nouvelle génération, aussi bien pour les voix masculines que féminines, le nombre se chiffre par dizaines, qui continuent de chanter sur un même rythme, la vie, la beauté et l’amour. Poètes et écrivains, tant ceux qui ont émigré ou ceux qui y sont restés, ont marqué par leurs styles et leurs méthodes la poésie arabe moderne. Il s’agit notamment de Jabran Khalil Jabran, Ilya Abou Madhi (IAM), Mikhail Naima, etc. Qui de nous n’a pas apprécié le poème existentialiste d’IAM commençant par : Moi, qui suis-je dans cette existence ?

Quand le Président français est revenu pour la deuxième fois au Liban pour y rencontrer les représentants de tout le spectre politique libanais, il a rencontré aussi la chanteuse à la voix angélique Fayrouz qui a chanté La Mecque (Mekka) mais aussi Al Qods et qui a un palmarès artistique hors norme. Sa comédie musicale avec Nassri Chems Eddine sur l’épopée de Petra, a montré qu’à un moment de leur histoire, les populations de cette région ont pu tenir tête et exprimer leur transgression à la puissance dominante de Byzance. Mais elle a aussi chanté Beyrouth et le Mont-Liban avec son cèdre et ses chansons sont savourées comme le café matinal dans toute cette étendue qui s’appelle encore monde arabe. L’appellation Loubnan, qui vient de la description du Mont-Liban, veut dire blanc de lait, en référence à la couverture neigeuse habillant cette montagne tout au long de l’hiver avec quelques restes pendant l’été. Le Mont Liban s’est peuplé progressivement comme une montagne refuge par ses caractéristiques géographiques (reliefs abrupts, précipitations abondantes) qui en ont fait un abri pour toutes les communautés persécutées de la région. Le Liban a commencé sa christianisation dès le deuxième siècle après Jésus-Christ. à cause de sa proximité avec le lieu de nativité de cette religion, mais le Maronisme en tant que confession chrétienne n’a été parachevé qu’au Vème par le disciple Jean Maron; d’où le nom de Maronites. 

ls étaient sujets à persécution par les Byzantins, car ils étaient et ils sont restés monothéistes, donc non croyants à la Trinité. Ils ont été ensuite bousculés par les Foutouhates arabo-musulmanes au VIIème siècle. Les maronites ont trouvé refuge dans la partie Nord du Mont-Liban où ils ont installé leurs centres religieux pour y développer d’intenses activités de rigorisme, de puritanisme et monastique. Au Sud, c’est la communauté druze qui s’y est installée dès le XIème siècle Ap. J. C. , comme groupe dissident de la majorité sunnite à l’instar d’autres groupes comme les Chiites, les Alaouites, les Ismaélites, les Yazidis, etc. Les Maronites et les Druzes sont une communauté apparue d’abord en Egypte ensuite au Yémen, et toutes les deux se sont rejointes en s’établissant dans la région du Chouf du Mont-Liban. Depuis, la coexistence côte à côte de ces deux communautés a conditionné le mode de vie de toute la société libanaise, et ce tout au long d'une histoire dominée, depuis les croisades, par les Mamlouks et les Ottomans puis par les Français au XXème siècle. L’arrivée des Fatihines musulmans d’Arabie au VIIème siècle a fait que l’Islam sunnite est resté la religion prédominante au Liban, comme c’est le cas de tous les pays du Moyen-Orient. Les chiites ont aussi leur part de représentation, mais dispersés en multitudes de groupes, ils ne parviennent pas à parler le même langage, à l’exception de l’Irak où ils sont majoritaires.

Donc l’histoire du Liban est celle de la Montagne libanaise ou le Mont-Liban, qui s’est constitué comme entité s’affirmant à partir du XVIème siècle et provenant d’une émergence intégrée des quatre communautés : Sunnites, Chiites, Maronnites et Druzes. C’est la vie en symbiose entre ces communautés qui a permis à ce pays de se proclamer comme Emirat avec une organisation féodale. L’accord signé entre les Ottomans et les Français a fait du roi de France le protecteur officiel des chrétiens d’Orient et laissé le champ libre aux missions religieuses françaises de se développer abondamment dans le pays du Cèdre. Ceci explique en partie pourquoi le Président français s’est précipité vers le Liban juste après les explosions de Beyrouth. La domination ottomane sur le Mont-Liban et la Syrie est entrée dans les faits après la victoire des Ottomans sur les Mamelouks en 1516. Tous les gouverneurs ou Pachas des grandes cités (Beyrouth, Sidon, Tripoli, Damas, etc) ont été nommés par la Porte Sublime (PS). C’est au XVIIème siècle que des noms de familles sont apparus en s’installant comme dignitaires dans diverses régions du Mont-Liban, pour prendre ensuite des places prépondérantes dans la politique, à l’instar de Gemayel pour les Maronites et des Joumboulat pour les Druzes.

La famille Gemayel s’est mise à contrôler toute la région de Beyrouth à Homs, alors que celle des Joumboulat s’est installée dans la montagne de Chouf. La communauté druze, quant à elle et comme cité ci-haut, est issue de diverses origines (Yémen, Egypte et Arabie), ce qui a fait d’elle la communauté qui vit avec le plus de désaccords internes. Les interventions venant des autres communautés qui lui sont étrangères, ont été sources de conflits internes qui l’ont longtemps déchirée, ce qui a eu pour conséquence l’exil d’une partie d'entre elle vers la Syrie, modifiant durablement l’équilibre démographique du pays. C’est au cours de cette phase de l’histoire que la famille Joumboulat (Druzes d’Egypte) s’est alliée aux Maronites contre les druzes yéménites, qui ont été contraints à cet exil. Ce déséquilibre démographique s’est accentué davantage en 1770, lorsqu’un grand nombre de Druzes se sont reconvertis au christianisme maronite, ce qui a fait que le pouvoir de l’Emirat du Liban est passé aux mains des Maronites. Ce changement démographique qui s’est fait au détriment des Druzes et des Chiites, a fait chuter leurs populations en les faisant passer de 40% à 20%. L’Emirat a poursuivi son rythme de vie, tantôt dans la confrontation, tantôt dans la paix mais sans la moindre pérennité dans l'une des deux situations, jusqu’au premier sursaut d’un certain Mouvement de libération arabe qui a vu le jour en Egypte, sous l’égide de Mohammed Ali, qui va défier la Porte Sublime (PS) et tenter de délivrer le Moyen-Orient arabe du joug ottoman.

En effet, Ibrahim fils de Mohammed Ali a conquis la Syrie (incluant le Liban), et, sur le terrain, il a bénéficié du soutien maronite alors que les druzes sont restés fidèles à la PS. Pour apaiser la situation, une convention a été signée par la Russie et la France reconnaissant Ibrahim comme gouverneur de Syrie, et c’est à cette époque que Beyrouth a pris son essor économique grâce à son commerce avec l’Egypte. Suite à la propre volonté du père Mohammed Ali, celui-ci a décidé de se défaire totalement du joug ottoman en 1838 en engageant une seconde guerre contre l’Empire. En vue d’avorter ce mouvement qui menaçait les Ottomans en précipitant leur effondrement, une coalition formée par l’Autriche, la Prusse, la Russie et dirigée par le Royaume-Uni, a garanti à l’Egypte de régner sur Damas mais à condition de quitter toutes les autres parties de la Syrie. Pensant toujours qu’il allait bénéficier du soutien de son alliée la France, et malgré que ce soutien n’a pas eu lieu, il a continué son aventure. L’action militaire de la coalition a obligé les troupes égyptiennes à se replier et à repartir vers leur pays. Ibrahim s’est retiré en laissant la situation dégénérer en conflit interethnique au cours duquel les druzes se sont livrés à des massacres de chrétiens pour payer le prix de leur alliance avec les Egyptiens. Ce fut l’une des premières confrontations intercommunautaires que le pays a vécue dans l'histoire. Ces massacres ont ouvert la voie à l’interventionnisme occidental. Désireux d’accroître leur influence locale face aux Ottomans, les Britanniques et les Français ont pris pour alliés respectifs les druzes et les maronites, ce qui a permis d’assister à une poussée démographique de ces derniers, accompagnée d’une ascension sociale qui a alimenté leur prétention d'établir leur hégémonie sur toute la montagne libanaise.

Pour dépasser ce problème, les puissances occidentales ont opté pour une constitution en 1842 organisant la région dans un système de double-préfecture: les Maronites dans la partie Nord et les Druzes dans la partie Sud. C’est le passage du statut féodal (Emirat) au statut confessionnel qui sera le point d’appui pour la création du Liban moderne. Cette organisation a été ignorée par les Ottomans qui sont intervenus contre ces réformes et ont désarmé les chrétiens provoquant ainsi de nouveaux massacres parmi les chrétiens par les druzes. Suite à ces massacres, les puissances occidentales sont intervenues pour établir de nouvelles règles de coexistence entre les deux communautés par la création, en 1861, de conseils consultatifs pour chaque communauté qui vont ouvrir la voie à la création de premiers conseils municipaux. Entre 1880 et 1914, la croissance démographique et la crise économique ont provoqué un intense mouvement d’émigration vers les Amériques, amputant le pays d’un quart de sa population. Les régions de Beyrouth et de Tripoli sont restées en dehors de la nouvelle organisation, Elles ont été déclarées comme wilayas totalement détachées de la Syrie dès 1888, comme prélude à la création de deux pays, le Liban et la Syrie.

Le nouveau statut de Beyrouth s’est soldé par un développement économique sans précédent, dû à l’émergence d’une bourgeoisie occidentalisée, dédiée spécialement au commerce et à la finance. Ce fut l’époque d’une renaissance littéraire facilitée par l’introduction de l’imprimerie comme conséquence des relations étroites avec l’Europe occidentale. Beyrouth et Le Caire ont émergé comme centres de gravité de la presse du monde arabe avec 25 journaux édités au quotidien pendant les années 1870. Mais la PS a eu un autre avis, à savoir celui d’étouffer cette liberté littéraire comme elle a étouffé la prospérité économique, ce qui va ouvrir la voie à de longues années de famine et de récession. Cette situation a duré jusqu’au début du XXème siècle, au cours duquel l’empire dominant allait connaître les débuts de son démembrement à commencer d’abord par la guerre d’indépendance menée par les pays des Balkans, avant son entrée dans la Première Guerre mondiale contre les alliés. Cette entrée en guerre des Ottomans a incité les alliés à imposer un blocus sur tout le Mont-Liban, signant l’arrêt de toutes les importations et exportations, conjugué aux confiscations de toutes les productions agricoles par la PS au profit de son armée.

Par Abdelkrim Nougaoui Enseignant-chercheur à Oujda
A suivre Prochain article : II - Le grand partage


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