Omar Samaoli : L’immigration n’a jamais été un “sujet assez noble” pour les intellectuels en France


Propos recueillis par Youssef Lahlali
Lundi 7 Septembre 2015

Omar Samaoli, est directeur de l'Observatoire gérontologique 
des migrations en France (OGMF). Il est également enseignant 
en sciences médico-sociales et assure le département de gérontologie 
à l'UFR Pitié-Salpêtrière. Lauréat du prix national de gérontologie, 
il mène des recherches en gérontologie transculturelle et en 
géronto-psychiatrie. Il est  auteur de plusieurs publications, rapports 
de recherches et communications scientifiques dans ces domaines.


Libé :
Après le rapport de l’Assemblée nationale en 2013 sur  les immigrés âgés en France, avez-vous constaté des changements dans leur situation ou c’est l’indifférence des politiques?
Omar Samaoli :
Pour le traitement de cette problématique, je crois que nous sommes souvent victimes de notre enthousiasme débordant lorsque nous croyons qu’il suffit d’un rapport ou même d’une intense campagne de publicité dans les médias  pour que tout change. 
Ce rapport aura le mérite d’avoir existé et il sera cité pendant très longtemps encore mais sans que cela  nous apporte des avancées concrètes en termes d’amélioration de la situation des personnes âgées immigrées.
Pour mémoire,  nous avons perdu de vue la «feuille de route» publiée à la suite de ce même rapport et qui était prometteuse mais qui a disparu sans que ses engagements soient réalisés. Il en va de même de bien d’autres déclarations; par exemple, la publication des décrets d’application concernant l’allocation d’insertion sociale et familiale et qui était un minimum requis ou encore le vaste chantier de rénovation des foyers encore habités par « ces damnés de la vieillesse » souvent dans des conditions indignes.

Que peuvent faire les gouvernements des pays d’origine comme le Maroc pour améliorer leur situation ?
D’abord, il faudrait préciser que ce problème, avant d’exister ou de concerner le pays d’origine en l’occurrence le Maroc, est celui du pays d’accueil : la France. C’est en France que les gens ont vécu; c’est en France où les gens ont épuisé leur santé et leur force et par conséquent leurs droits sont en France.
Ceci dit, nous ne dédouanons nullement le pays d’origine et à plus forte raison lorsque nous parlons de cette immigration qui était d’abord une immigration de travailleurs, venus en France de manière organisée dans le cadre des accords sur la main-d’œuvre.
En toute logique, le pays d'accueil est censé procurer de bonnes conditions de séjour, un accès juste et équitable aux différentes prestations pouvant assurer un bien-être et ceci autant en marque de bienvenue, qu'en reconnaissance du labeur de l’immigré. 
La responsabilité ou l’aide du Maroc devait et doit se traduire par un soutien pour la sauvegarde des droits et des intérêts ; par la mise en œuvre d'actions d'accompagnement qui touchent différents volets de la vie quotidienne et viennent atténuer le poids du déracinement et enfin on doit veiller au maintien des liens des émigrés avec leur terre natale en leur assurant de bonnes conditions de séjour à leur retour. 
Aujourd’hui, nous ne pouvons plus parler de projet migratoire. Celui-ci s’est consumé avec tous les bouleversements qui ont affecté ou qui ont donné une autre configuration sociale à la vie de nos concitoyens dans l’immigration. Des configurations qui se traduisent par  le regroupement familial, l’installation de plus en plus longue des familles et surtout la naissance de tous ces enfants qui ont légitimement le droit de revendiquer tout autant leur appartenance au pays où ils sont nés et les racines qui les lient au pays d’origine de leurs parents.

L’essentiel de vos travaux se concentrent sur la question de la vieillesse de l’immigration. Pourquoi ce choix dans un domaine de recherche où l’on ne trouve pas assez de financement ni d’intérêt de la part du  pouvoir politique en France ?
Si dans d’autres domaines et disciplines il y a une part de hasard qui peut guider la réflexion, ici ma démarche se trouve à l’articulation d’une éducation, d’une culture et de mon engagement citoyen. 
L’immigration n’a jamais été un «sujet assez noble» pour les intellectuels ou le monde de la recherche scientifique. Elle a toujours été tenue à la périphérie de la réflexion sauf lorsque la question de l’immigration par l’un de ses aspects devenait partie prenante d’une actualité politique brûlante. Ceci est manifeste dans les questions sur les jeunes, l’intégration ou que sais-je encore; mais les adultes comme tels, femmes ou vieux n’ont pas eu la place qu’ils méritent. Cela me pose un problème: est-ce que la réflexion intellectuelle doit être nécessairement subordonnée à son impact politique immédiat? Ou bien est-ce que la démarche intellectuelle est d’abord un aiguillage qui permet une optimisation des politiques publiques, par la mise à disposition du décideur d’un éventail d’éclairages pertinents?
A côté, nous avons connu ce qui ressemble à des exutoires politiques sous forme de quelques appels d’offres pour des études et qui ont été rarement suivis d’effets. On peut insérer là encore le rapport de plus de 600 pages de la mission parlementaire dont tout ce que le gouvernement français y a apporté comme réponse, est la facilité dans l’accès à la naturalisation. Je me suis déjà exprimé sur le caractère inapproprié de cette solution au regard de plusieurs considérations : dans un climat où les immigrés sont souvent désignés (à tord bien entendu) comme un problème majeur dans la société française, cette mesure peut être lue comme une naturalisation opportuniste et à des fins financères tout simplement. C’est du reste assez curieux lorsqu’on nous explique que pour être français, il faut le vouloir et subitement on change la règle du jeu. Ce n’est pas à des âges avancés que les gens ont la force de subir toutes les démarches et les complications dont l’administration a le secret pour accéder à des droits ou disposer de prestations légitimes et justes. 
L’actualité vient nous servir récemment un autre exemple concernant les prestations vieillesse et leur portabilité hors de France notamment vers le Maroc ; ceci à l’occasion de la réunion de haut niveau à Paris entre le gouvernement marocain et son homologue français.  Je ne sais pas sur quelles études ou sur quelles données disponibles, on laisse croire que tous les retraités marocains souhaitent rentrer et s’installer définitivement au Maroc. Non seulement rien de cela ne transparaît dans les souhaits des personnes âgées concernées et ce n’est pas par un quelconque désamour avec le Maroc mais parce que pour beaucoup leur vie s’est faite désormais en France. Est-ce que par exemple les mineurs du Nord de France qui se sont battus des années durant pour devenir propriétaires de leur logement ont l’intention de retourner s’installer définitivement au Maroc? On peut signaler également que le rejet par la grande majorité des immigrés du titre de séjour «de retraité” qui grignotait sur les droits sociaux et notamment la couverture médicale, est un indice que les gens n’ont nullement l’intention de quitter définitivement la France. La seule demande qui semble nette dans sa formulation et dans sa tonalité, c’est d’être enterré au Maroc.  
Ce que les gens souhaitent concrètement dans leur vieillesse, c’est le droit de circuler librement, de s’établir où ils veulent sans conditions et que leurs acquis sociaux et leurs prestations soient liés à la personne et non à la résidence. 
On peut là encore s’interroger pour savoir si au Maroc nous avons la logistique socio-sanitaire pour nous occuper de ces vieux. Autrement dit, nous n’avons pas encore au Maroc une réelle politique gérontologique destinée aux personnes âgées, toutes catégories confondues. Jusqu’ici nous n’avons qu’un dispositif social et de bienfaisance destiné aux personnes âgées en grande situation de précarité. Ce qui ne peut en aucun cas constituer une réelle politique socio-sanitaire et gérontologique destinée aux personnes âgées. Il y a déjà quelques années et devant les différents constats que nous livrait le Haut-commissariat au plan (Enquête personnes âgées et dernières données du recensement), nous avons signalé l’importance d’introduire dans les actions publiques, dans l’enseignement et la formation, les standards gérontologiques utilisés dans toutes les sociétés qui veulent faire face à un vieillissement de leur population et qui veulent surtout se donner les moyens d’accompagner ce vieillissement dans de bonnes conditions.

Est-ce qu’il y a une influence de la situation difficile vécue par les Chibanis sur les comportements des jeunes issus de l’immigration?
Sans aucun doute. Prenons garde que ce désintérêt, ces complications que nous faisons subir aux plus vieux, ne nous reviennent comme autant d’accusations de négligence par les jeunes générations. Sur une étendue de plus de 30 ans, j’ai vu comment les jeunes se sont approprié la problématique des plus vieux comme un préalable et un combat prioritaire. Un combat pour la justice, pour l’équité pour leurs parents et pour tous ces vieux malmenés dans leur vie.
C’est assez curieux et en même temps très compréhensible : plus les vieux se libèrent et parlent de leur vie, de leurs souffrances et des injustices qu’ils subissent; plus grande est la compassion des plus jeunes dans une sorte de prise de conscience douloureuse du traitement subi par leurs parents ou leurs grands-parents vieillissants.

Est-ce que vous avez réalisé une étude sur le nouveau phénomène  dans l’immigration marocaine, celui de  la vieillesse des femmes immigrées, de leur solitude et de leur vie plus compliquée parfois que celle des hommes ?
J’ai eu déjà l’occasion de signaler combien cette question est en passe de devenir l’enjeu des années à venir. Le passage à la retraite et la vieillesse des femmes immigrées sont d'abord la mise en lumière d'une population très mal connue, n'ayant rien à négocier jusque dans son statut au sein de la société d'accueil parce que tributaire, qui du regroupement familial, qui des droits dérivés conférés à des épouses. On peut parier que ces conditions de présence, sans légitimité liée au travail comme déterminant de la présence immigrée a été un handicap social dans le parcours de bon nombre de femmes immigrées.
Il y a dans cet oubli de prendre en compte cette autre dimension de la vie dans l’immigration des femmes, de multiples raisons que nous pouvons sérier de la manière suivante :
* Le sujet n'est pas mobilisateur parce qu'il éloigne de l'entendement convenu sur la définition de l’immigré et à plus forte raison un travailleur  immigré et issu de l'immigration économique. 
* Le confinement des femmes dans la sphère domestique, faisait de ces dernières "des sujets captifs ou des prisonnières" dans la sphère familiale et par conséquent, elles étaient difficilement abordables. Les lois de l'immigration et sur l'immigration elles-mêmes ont maintenu pendant très longtemps les femmes "sous la tutelle" de leur époux" " leur bienfaiteur " à qui elles devaient être extrêmement redevables et jusque dans leur existence administrative en France. 
* L'approche des femmes et de leurs réalités aurait grandement tiré profit d'une mobilisation de chercheuses et d'enquêtrices de terrain. J'ai souvent signalé les limites, les contraintes sous - jacentes et les choses qui ne seront jamais dites dans mes rencontres avec des femmes et à plus forte raison celles de ces générations pionnières. C'est cette même proximité qui opère dans la situation des femmes âgées comme un frein et qui fixe les limites à ce qui est permis de solliciter à travers leur parole, de dire ou de donner à voir.
* Enfin on peut aussi s'interroger à juste titre pour savoir si les engagements visibles en direction des femmes immigrées englobent les pionnières, les plus âgées, les invisibles. Celles qui ne sortent pas de chez elles ou très peu mais jamais sans être accompagnées parce qu'elles ne sauront où aller. Celles qu'on ne voit qu'aux aéroports ou aux postes-frontières pour découvrir qu'elles existent et qu'elles habitent aussi en France. Où sont toutes celles qui sont mentionnées comme formant "des ménages ordinaires" et qui ne sont ni inaccessibles à notre regard, ni à nos interrogations ?

Quel sont, selon vous, les nouveaux phénomènes que vous remarquez au niveau de la vieillesse de l’immigration marocaine ?
Je crois que nous ne finirons pas de parler de la situation anachronique des vieux qui ont laissé leur famille au Maroc et qui se comportent comme s’ils étaient encore des ouvriers actifs, n’étant tenus que de donner de leurs nouvelles de temps à autre ou d’envoyer un peu d’argent. Je crois que cette situation est l’image caricaturale d’une immigration malheureuse en quelque sorte qui n’a bénéficié ni du regroupement familial, ni d’un retour définitif pour reprendre leur place dans leur famille. Statistiquement, ce profil de personnes âgées n’est pas dominant dans l’immigration marocaine mais il existe et nous ne pouvons pas l’oublier.
Autre caractéristique que l’on observe également, c’est la manière dont la vie dans l’immigration a influencé les relations et les comportements des acteurs de l’immigration. Le rêve de la grande famille, de la grande maison est bien loin ou pour dire juste il est porté par une profonde nostalgie.
Enfin, le dernier point qui mérite mention reste cette impérieuse nécessité d’écrire l’histoire de notre immigration en France et ailleurs. Nous n’avons consigné pour la postérité et pour les jeunes générations concernant le passage de leurs aînés dans l’immigration que l’histoire du travail et des flux et reflux des immigrés. L’immigration comme expérience humaine avec son bonheur et son malheur reste à écrire.

Comment voyez-vous l’évolution de l’immigration marocaine en France où l’extrême droite,  l’islamophobie et les intellectuels réactionnaires sont de plus en plus nombreux ?
C’est en France où la diaspora marocaine est la plus nombreuse par rapport à notre présence dans d’autres pays d’Europe ou d’Amérique. Cette présence se caractérise par une diversité de profils qui ont tous une raison ou une autre de se sentir légitimes en France.  Le discours de l’extrême droite même devenu redondant  est toujours aussi dangereux. Non seulement il doit être combattu par les moyens légaux qui existent en France mais nos ressortissants doivent systématiquement être soutenus par leur pays lorsqu’ils sont victimes de discrimination ou autre.
Ce que nous vivons aujourd’hui concernant la représentation ou le regard sur l’étranger ou sur l’immigré est éloquent : depuis une trentaine d’années, l’immigré et forcément le Maghrébin est assimilé au musulman. Ces glissements divers sont alimentés par des approches parfois haineuses et brutales tout en oubliant que la liberté religieuse est aussi un droit fondamental.


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