Olivier Roy : La thèse dominante est que la radicalisation terroriste est le résultat de la radicalisation religieuse


Propos recueillis par Youssef Lahlali
Mercredi 10 Avril 2019

Olivier Roy mène une réflexion sur les rapports entre le politique et le religieux s’attachant principalement à l’islam. Spécialiste de l’islamisme dont il est l’un des premiers à analyser le concept, il  développe une thèse différente sur la radicalité analysée par Gilles Keepel. 
Pour lui, la radicalité des jeunes Occidentaux candidats au jihad préexiste à leur 
islamisation. “Ce n’est pas Daech qui suscite la radicalisation des jeunes Européens. 
Même si on élimine Daech, on n’éliminera pas pour autant cette radicalité.”
Après la publication de son dernier livre “L’Europe est-elle  chrétienne?” , 
Libé a eu l’entretien suivant avec Olivier Roy.


Libé : Pourquoi ce livre et cette question :« L’Europe est-elle  chrétienne? » On vous attend sur un autre  sujet,  en l’occurrence l’islam, sur lequel vous avez écrit plusieurs livres ?
Olivier Roy : Le débat sur l’islam en Europe pose la question du  christianisme dans le continent. Qu’est-ce qu’on oppose à l’islam ? Est-ce le christianisme ou le sécularisme ? Pour beaucoup d’Européens,  c’est la même chose. Le christianisme, est-ce le christianisme sécularisé ? Je pense que ce  n’est pas la même chose, le sécularisme aujourd’hui en Europe, c’est un modèle de valeurs et de normes qui n’a pas grand-chose à voir avec le christianisme. 
Le sécularisme c’est la culture au sens anthropologique pour vous ? 
L’Europe, pendant des siècles, a partagé une culture, au sens anthropologique, qui est chrétienne : la famille, le genre, la vérité et les croyances métaphysiques.  Depuis les années 60, on a rompu avec ce modèle de christianisme sécularisé et on est dans un nouveau modèle anthropologique fondé sur l’autonomie de la volonté de l’individu, la liberté individuelle  dans le désir qui est  centrale dans cette anthropologie occidentale.
“Les populistes défendent l’identité chrétienne mais pas ses valeurs. Ils sont aussi des hédonistes, ils ont intégré les idées de 68. Les populistes ne sont pas des chrétiens sauf en Pologne”. Est-ce que l’Europe est une exception par rapport à ce qui se passe aux Etats-Unis d’Amérique  et au Brésil. Considérez-vous qu’il y a un lien entre le populisme politique et la religion ?
Aux Etats-Unis et au Brésil, le populisme est chrétien, je ne dis pas que tous les chrétiens sont populistes. Dans les deux pays, le vote populiste a été promu par les chrétiens. Par contre en Europe, Salvini prétend qu‘il est chrétien mais son mode de vie ne l’est  pas. Ce n’est pas le cas.
Vous avez déclaré que « la réaction fondamentaliste est une réaction à la sécularisation des sociétés musulmanes. C’est le cas en Iran, où la société est la plus séculière, car la religion y est un système imposé d’en haut. Qu’en pensez-vous ?
Dans ces pays, je remarque un décalage avec la religion qui devient autonome. Les gens  choisissent leur religion ; ils sont  individualistes  dans la religion et puis le conservatisme étatique. Ce ne sont pas les religieux qui imposent l’ordre moral au Maroc, en Algérie, en Egypte, par exemple ; l’ordre moral est imposé par les tribunaux. 
La charia n’est pas la loi de l’Etat. La condamnation des homosexuels ne vient pas du religieux, mais de l’Etat. C’est la sécularisation de la norme. Ce qui frappe au Maghreb aujourd’hui, ce n’est pas le libéralisme qui se développe mais c’est la religion qui devient elle-même normative. C’est la norme prise en charge par l’Etat, car celui-ci n’est pas religieux. On a une sécularisation de la norme.
Le choix de ces Etats est-il  pour des raisons idéologiques? 
C’est  pour des raisons idéologiques et de pouvoir. En Egypte, le président ne criminalise pas l’athéisme, ce n’est pas son boulot. C’est le rôle de l’Institut d’Al Azhar qui est très prudent sur ce sujet. 
On a l’impression que les Etats autoritaires  veulent s’emparer de la gestion de la norme et ne pas la laisser au religieux.
Ils ne veulent pas qu’il y ait un espace religieux qui soit autonome par rapport à eux. Pour des raisons de domination, ils imposent un ordre moral.
Votre désaccord concernant l’analyse des causes du terrorisme islamiste en France est profond par rapport à la thèse dominante et persiste depuis plusieurs années avec certains chercheurs comme Gilles Kepel. Expliquez-nous pourquoi ce désaccord.
En gros, la thèse dominante est que la radicalisation terroriste est le résultat de la radicalisation religieuse. Plus  vous êtes salafiste, plus  vous êtes potentiellement terroriste. C’est la thèse dominante en France. Pour lutter contre le terrorisme, il faut repérer les signes de la radicalisation religieuse. 
Donc, on fait une sorte de flicage et de contrôle policier dans la vie quotidienne des gens. Par exemple dans les collèges, on va chercher des signes cachés : des jeunes qui refusent de manger de la viande ou qui laissent pousser la barbe, etc. On voit dans cela un signe de radicalisation potentiellement terroriste. Pour moi, c’est  faux. Quand on étudie les profils de terroristes, très peu parmi eux sont salafistes. Ce qui fascine les terroristes c’est le passage à l’action jihadiste. Ces jeunes sont fascinés par la radicalisation ; ils ont islamisé la radicalisation. Donc ils vont s’inscrire dans le grand discours du jihad. Ce n’est pas parce qu’ils ont suivi des cours de salafisme. Pour la thèse dominante,  le salafisme se transforme en idéologie jihadiste. La radicalision religieuse est  la cause des autres formes de radicalisation.
Cette analyse du terrorisme signifie-t-elle que toute la politique mise en place est fausse? 
La réponse a été à côté de la réalité, parce qu’en gros, ce qui les motive pour ces choix, ce sont des raisons idéologiques. Pour eux, l’islam est une religion structurée, totalitaire, il n’y a pas de séparation entre la religion et la politique et donc l’islam est un système politique.
Comment voyez-vous la gestion de la radicalité au Maroc qui est l’un des pays musulmans dont beaucoup de  ressortissants sont impliqués dans la guerre en Syrie et en Irak ?
Ce qui est pertinent au Maroc, qui a connu un attentat récemment, c’est qu’il y a plus de jeunes radicalisés,  mais pas au Maroc. Ils se  sont radicalisés en Europe. J’interprète cela  par la déculturation ; c’est la transmission de la culture traditionnelle marocaine qui ne s’est pas faite. Pour la transmission linguistique, la plupart  vivent entre trois langues, l’arabe dialectal qu’ils parlent, l’arabe officiel et le français. Il y a une crise de transmission. 
C’est une crise d’identité culturelle ?
Je ne sais pas ce que signifie l’identité, mais c’est une crise culturelle. C’est le problème de la transmission culturelle, avec cette migration rurale vers l’Occident. C’est le problème de transmission de la langue, de la culture et de l’ancrage de  l’islam traditionnel dans ces circonstances qui ont disparu.
Après la défaite  militaire de Daech en Irak et en Syrie, est-ce que la menace terroriste va continuer dans le monde ?
Il y a deux choses : la situation sur place et les rapports de forces locaux et les tensions politiques liées à ce qui se passe en Syrie, en Irak et en Libye Mais la radicalision en Occident va continuer ; elle est profondément liée  à des questions sociales, économiques, culturelles, religieuses et de déracinement d’une partie des jeunes. Les causes qui ont conduit les jeunes à partir au jihad sont toujours là.
Mais je crois que la défaite de Daech va avoir des conséquences. La fascination pour le jihad va diminuer parce que le jihad est en échec.
Le jihad va-t-il devenir local ?
Le jihad local, je ne crois pas. Voici la question qui se pose en général : pourquoi ces jeunes ne font pas le jihad dans leur pays ? Dans leur pays, il y a leurs parents, ils ne peuvent pas se détacher de leur culture et n’ont pas de statut social dans leur société. Quand ils arrivent chez Daech, ils deviennent des chefs. Un jeune de 20 ans, du Maroc chez Daech est un roi ; chez lui, il va rester avec le statut de jeune de 20 ans. On a vu en Algérie des jeunes du GIA prendre le pouvoir pendant la guerre dans ce pays mais ça a été un échec sanglant.
Je crois que la structure sociale en Tunisie et au Maroc ne laisse pas émerger un leadership de jeune. Il y aura du terrorisme mais un jihadisme local, je ne crois pas.
En France on parle beaucoup de dé-radicalisation. Mais  comment rendre le jihad moins attractif chez certains jeunes, la démarche n’a pas marché pour le moment.
Ça ne marche pas en France parce qu’on vend la déradicalisation comme une pathologie, comme une maladie. On traite avec des psychologues les radicalisés comme des drogués ou des alcooliques. On leur propose une cure de désintoxication. Quand l’Europe dans les années 70 et 80 a connu le terrorisme de l’extrême gauche, on a parlé de punition et pas de  déradicalisation mais pour l’islam on parle de déradicalisation, c’est un échec.
Comment voyez-vous le  phénomène des Gilets Jaunes en France qui a surpris tout le monde ?
C’est une mobilisation qui s’est faite sur Internet, dans des zones mal socialisées, où il n’y a plus de poste, plus de service public.  Les gens sont seuls, ils  sont connectés  par Internet.
L’individu est aujourd’hui régulé par des normes. Le déclencheur  a été la limitation de vitesse à 80 km à l’heure. Quand vous vivez en ville, ce n’est pas un problème mais quand vous êtes à la campagne et que vous faites tout en voiture, pour aller travailler, emmener les enfants à l’école, voir un médecin et aller au centre commercial, cette limitation est stupide et est vécue comme une punition. On  mène alors une  révolte  contre l’Etat, c’est un côté anarchiste du mouvement.



 


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