Le grand écrivain et nouvelliste syrien, Zakaria Tamer, a commencé sa vie en tant que forgeron acariâtre à la cité Albatha. De là, cigarette habituelle à la bouche, toujours secoué par sa toux perpétuelle, il se lança dans le domaine de l’écriture. Il ne quitta point son métier d’origine. Au contraire, comme dirait plus tard son compatriote le poète Mohamed Elmaghote, il restera toujours le forgeron acharné qu’il était, mais dans une patrie en poterie. Ainsi ne tardera-t-il pas à tout renverser. Rien ne lui résistera sauf les cimetières et les prisons parce que fort protégés.
Il publia de nombreux recueils de nouvelles que les critiques et essayistes considèrent parmi les meilleures nouvelles de la littérature arabe. Nous avons choisi la nouvelle intitulée «Les Ennemis» extraite du recueil : «Les tigres au dixième jour », publié par Dar Aladab Beyrouth.
9 -La médaille du salvateur.
La langue arabe eut la plus haute distinction discernée dans le monde arabe pour avoir réussi à transformer une défaite en une victoire en appelant la guerre «retrait», et le retrait résistance, puis la résistance héroïsme, et le héroïsme triomphe.
Nous avons remporté la victoire contre les ennemis et nous triompherons également de leur cinquième flotte qui ignore l’unité des forces combattives de la langue arabe.
10-Pourquoi ?
L’élève demande à son maître : «Quelle est la différence entre l’animal et l’homme ?»
Le maître répondit : «L’animal ne parle pas, tandis que l’homme parle».
Le maître a raison. Nous qui travaillons dans la radio et la télévision, nous sommes ceux qui parlent le mieux. Nous en remercions le bon Dieu, créateur de l’univers. L’intérêt de la parole est insoupçonnable. Le jour où on combattit les ennemis, notre parole joua un rôle honorable. Elle affronta courageusement les ennemis, fit tomber leurs avions, détruit leurs chars, et anéantit leur armée.
Pourquoi fumes-nous battus alors que notre parole combattit tel un héros ?
11-La lutte contre la pauvreté.
Le citoyen Soulaimane Alkacem eut faim. Il mangea alors des journaux débordant d’articles louant le régime, et ses nombreux efforts pour la lutte contre la pauvreté.
Quand il fut rassasié, il remercia le bon Dieu qui pourvoit à la subsistance des êtres, et crut profondément en ce que disent les journaux.
12-Une émission à la radio.
Le speaker : «Comment t’appelles-tu mon cher?»
Le jeune : «Abdel Mouniim Halabi.»
Le speaker : « Vous êtes marié ?»
Le jeune : «Célibataire !»
Le speaker : «Quel est ton travail ?»
Le jeune : «Je ne travaille pas !»
Le speaker : «Pourquoi tu ne travailles pas ? Tu es riche, ou tu déteste le travail ?»
Le jeune : «Je ne suis ni riche, ni ne déteste le travail. Je cherche un travail depuis des années».
Le speaker : «Quel est ton souhait ?»
Le jeune : «Je souhaite mourir tout de suite».
Le speaker : «Chers auditeurs. Il est sûr que le frère Abdel Mouniim Halabi est un citoyen zélé. S’il souhaite mourir comme vous le remarquez, c’est pour se faire punir lui-même de ne pas avoir participé au développement de notre société qui va de l’avant».
13-Les enfants.
Un enfant demanda à sa maman : «Quel est l’intérêt des yeux ?» Le visage de la maman se renfrogna. Elle répondit tout en fixant son fils avec suspicion et méfiance :
-«Les yeux, c’est pour regarder avec respect et amour les portraits des leaders du pays».
-«Et les oreilles ?» demanda-t-il
La mère répondit avec plus d’inquiétude : -«Les oreilles, c’est pour écouter les instructions des supérieurs, et les discours politiques».
L’enfant demanda :-«Et la langue ?»
La mère répondit :-«La langue, elle n’a pas un grand rôle sauf celui d’engloutir la nourriture quand les dents l’auront mâchée».
L’enfant sourit vaguement pendant que sa maman tremblait sous l’effet d’une peur bleue.
14-Le héros.
Une speakerine à la télévision :
-«Voudriez-vous professeur Khaled Ibn Aloualid expliquer à nos amis les spectateurs comment vous avez réussi à devenir héros célèbre ?»
Khaled Ibn Aloualid : -« Je suis devenu héros grâce au sel Andros. Je prenais chaque matin un verre d’eau où je faisais dissoudre deux cuillerées de sel Andros. Le sel Andros, comme tout le monde sait, anime le foie, nettoie les intestins, fortifie le corps et le cœur.
15-L’amour.
Fouille comme tu veux monsieur l’agent. Ma femme n’est pas une imprimerie qui produit des tracts subversifs. Son rire n’est pas une collaboration avec l’occupant. On ne peut non plus l’expliquer comme étant une contestation directe du régime, surtout qu’avant de l’épouser, je lui ai demandé son avis sur le système en place, et elle m’a répondu qu’elle en était fascinée. Et c’était à ce moment-là que je me suis permis de l’aimer cette citoyenne lucide.
Quand je l’eus embrassé pour la première fois, nous tremblâmes de félicité comme quand nous applaudissions et criions au cours d’une marche soutenant la lutte des peuples.
Croyez-vous monsieur l’agent qu’il existe une personne qui aime sa patrie plus que nous aimons la nôtre?
16-Le crime.
Je suis un citoyen qui ne diffère pas des autres citoyens pauvres. Mes vêtements ressemblent aux leurs, et mon estomac aussi. J’ai peur comme eux. Quand l’Etat me fit l’honneur de m’accorder un emploi dans l’une de ses usines, je ne me rendis pas compte de la valeur de ce privilège. Je demandai alors, quelques mois plus tard, une augmentation, ignorant totalement le sacrifice matériel que la guerre contre l’ennemi nous coûte, allant ainsi contre les instructions officielles qui exigent l’austérité. Je ne fis point attention au risque que le pays encourrait au cas où ma demande serait satisfaite. Si on m’avait accordé cette augmentation, les fonds publics diminueraient. Et si ces derniers diminuaient, on n’aurait plus de quoi acheter du whisky, les tenues de femmes, les voitures et les constructions. Si le whisky devient rare, que les femmes sont mécontentes, et qu’on n’acquiert plus de belle voitures et de luxueuses constructions, il est historiquement et objectivement prouvé que le zèle des responsables s’éteindra. Si le zèle des responsables s’éteint, ils n’auront plus le moral nécessaire pour que leurs déclarations, leurs discours terrorisent les ennemis …
C’est pour cela que lorsque j’eus demandé une augmentation, je rendis service aux ennemis et collaborai au succès de leur guerre psychologique qu’on m’inflige donc le pire des châtiments.
Observation :-«Cette lucidité acquise à l’improviste n’a absolument rien à voir avec ma présence au poste de la police car, là-bas, on ne m’interrogera que sur les propositions que j’ai faites pour que la production augmente».
A suivre