Notre pays est aujourd’hui importateur net de produits alimentaires vivriers

Comment nourrir les Marocains convenablement


Par Mohamed Taher SRAÏRI
Samedi 28 Février 2009

Notre pays est aujourd’hui importateur net de produits alimentaires vivriers
Les turbulences récentes des cours mondiaux des matières alimentaires de base (céréales, oléagineux, lait, etc.) ne sont pas de bon augure quant à la satisfaction des besoins nutritionnels de l’humanité. Après un mouvement spéculatif intense, accompagnant la crise des subprimes et propulsant les prix à des sommets inégalés, les cours se sont depuis repliés, avec le début de la récession économique. Toutefois, ces bouleversements des prix conjugués à la prise de conscience de la fragilité des termes de la production agricole vivrière (changements climatiques, raréfaction des intrants, conflits et instabilité politique) ont d’ores et déjà accentué l’insécurité alimentaire dans de nombreuses régions du globe. En témoignent les communiqués alarmistes des organismes internationaux tels que la FAO et l’OMS qui confirment l’impossibilité d’atteindre les objectifs à l’horizon 2015 de diminution de la faim à l’échelle mondiale. La FAO annonce ainsi que les populations les plus vulnérables demeurent les paysans pauvres des pays du tiers-monde, qui ne seront pas épargnés par les retombées de la malnutrition : exode rural, prolétarisation dans des bidonvilles, délinquance, émigration illégale, …
Ces développements planétaires inquiétants intiment de se pencher sérieusement sur les perspectives de la situation alimentaire d’un pays comme le Maroc, caractérisé par des ressources naturelles rares et avec une évolution démographique vigoureuse en zones rurales et péri urbaines. La sécurisation de l’approvisionnement des marchés serait donc en péril.
L’offre alimentaire disponible sera-t-elle suffisante pour couvrir la demande et concrétiser les vœux de relance agricole affichés par les pouvoirs publics ? Cet écrit se propose de faire le bilan sur cette problématique en brossant un tableau rapide des évolutions mondiales de la disponibilité des denrées et intrants agricoles et en présentant une vue succincte de la situation nutritionnelle actuelle au Maroc.
Sur la base de ces éléments, les projections de la demande alimentaire et leurs effets attendus sur la production endogène seront discutés.
L’évolution des marchés
mondiaux de produits
et intrants agricoles
Les marchés mondiaux des denrées agricoles ont connu récemment (à partir de la fin de l’année 2006) une évolution inattendue et rapide. Les augmentations de prix des produits agricoles reflèteraient déjà le début du déclin des ressources bon marché (pétrole, phosphate, ...) indispensables à des rendements élevés et au transport et à la transformation des biens1. Par conséquent, les prix des céréales et d’autres matières premières stratégiques (poudre de lait, tourteaux de protéagineux, engrais, pesticides...) se sont envolés littéralement et cette tendance est appelée à perdurer, en dépit de l’accalmie actuelle résultant de la crise économique majeure qui secoue le monde. La demande en forte croissance dans les pays émergents (la Chine et l’Inde de plus d’un milliard d’habitants chacune), issue de modifications perceptibles de leurs modes de consommation, et le développement des biocarburants se répercute, dès ces premiers stades, d’une façon sensible sur les systèmes de production agricole. La rapidité de ces évolutions interpelle l’ensemble des opérateurs des chaînes d’approvisionnement agroalimentaire, et ce, à une échelle planétaire. Ceci est d’autant plus urgent que les changements climatiques (cycles de sécheresse et d’inondations plus fréquents, cyclones, etc.) font peser davantage de doutes sur le maintien des niveaux actuels de production de nombreuses cultures vivrières.
La situation nutritionnelle actuelle au Maroc
Quantitativement, le régime alimentaire du Marocain moyen se caractérise par une domination marquée des céréales (plus de 200 kg/hab.an), mais par des protéines d’origine animale (lait, viande et poisson) insuffisantes par rapport aux recommandations internationales. L’autre tendance de la consommation alimentaire est l’existence de disparités très marquées, selon le niveau socio économique. Par exemple, pour un produit comme le lait, la demande moyenne des citadins aisés pourra atteindre jusqu’à 90 kg par an, alors que celle du rural pauvre ne dépassera pas 20 kg.
Ces chiffres considérés globalement ne peuvent occulter l’existence de carences alimentaires, surtout en protéines animales et en certains minéraux, en raison des insuffisances du pouvoir d’achat dans plusieurs ménages. Ces manques induisent chez certaines franges de la population des retards de croissance, des anémies, voire de la mortalité infantile. Heureusement, elles n’en arrivent pas au stade de famine.
Qualitativement, la consommation alimentaire du Marocain moyen s’inscrit dans le cadre de ce que les nutritionnistes nomment le « régime alimentaire méditerranéen » : beaucoup de céréales, peu de viande rouge, des fruits et légumes, des laitages et de l’huile d’olive. Ce type d’habitudes alimentaires a des vertus avérées pour protéger l’organisme contre certains cancers et les accidents cardio-vasculaires. Toutefois, ces bienfaits ne se concrétisent pleinement que lorsqu’ils se conjuguent à un équilibre énergétique alimentaire (pas de surpoids) et à un rythme de vie sain (peu à pas de tabac et d’alcool, peu de stress et de l’exercice physique).
Malheureusement, l’accroissement de la sédentarité et le changement de régime alimentaire, par la substitution de certains de ses constituants (céréales par les sucres rapides, par exemple) entraînent de nombreux dysfonctionnements métaboliques (notamment le diabète) chez de plus en plus de Marocains. L’obésité qui était auparavant rare (4 % de la population en 1984) est devenue visible (13 % en 2003), surtout dans les centres urbains et encore plus chez les femmes2. Il est évident que ces évolutions alimentaires sont d’autant plus navrantes dans un pays avec une tradition gastronomique réputée, mais que certains, par facilité ou par effet de mode, n’hésitent pas à troquer pour adhérer à la culture « fast food », plus « moderne » à leurs yeux.
Les projections de la demande alimentaire au Maroc
Le Maroc est aujourd’hui importateur net de produits alimentaires vivriers, en dépit de ses exportations notoires de denrées agricoles. L’équilibre de la balance commerciale pour ces produits est très lié aux aléas du climat, et le déficit serait plus prononcé si la consommation de certains produits (notamment le lait et les viandes) n’était pas bridée par le faible pouvoir d’achat des moins favorisés et les protections douanières.
Les projections de la demande en produits alimentaires doivent composer avec les perspectives d’accroissement démographique et les changements escomptés dans les modes de consommation. Quelque soit le scénario retenu pour chacune de ces deux variables, il est unanimement admis que les besoins ne pourront qu’augmenter.
Pour les satisfaire, il faudra soit se doter de moyens financiers suffisants pour acquérir sur le marché mondial les aliments nécessaires, ou alors produire localement ces denrées. Si la réponse à la première alternative est depuis longtemps une énigme pour le Marocain moyen, qui se laisse rassurer par les subventions de la Caisse de Compensation sur le pain, le sucre et le gaz butane (jusqu’à quand ?), les éléments de réflexion à la deuxième sont plus faciles à appréhender.
Relancer la production nationale de biens agricoles vivriers suppose que les termes de production de ces denrées soient favorables à l’agriculteur éleveur. Cela revient à créer pour la majorité des exploitations paysannes familiales de petite taille (moins de 5 ha d’assise foncière et qui représentent plus de 80 % de la population totale et l’essentiel de la production) des conditions de marché favorables au maintien de leurs activités. Car il ne faut pas oublier que le renchérissement des intrants nécessaires à la production agricole, a été plus que fatal à de nombreuses exploitations, à un moment où le prix des produits « départ ferme » n’a pas évolué en conséquent. Augmenter les prix à la production des denrées agricoles vivrières intime que des concertations au sein des filières entre les différents acteurs (agriculteurs, intermédiaires, industries agro alimentaires, consommateurs et pouvoirs publics) doivent avoir lieu pour déterminer la répartition équitable des revenus et les limites d’acceptation par les différentes parties des changements des règles de rémunération.Concevoir des politiques de relance de la production vivrière nationale en vue d’atteindre un minimum de sécurité alimentaire suppose aussi d’avoir une volonté politique de mettre les ressources du pays au service de cette cause. Or jusqu’ici, la tonalité émanant des politiques agricoles semble être éloignée de cet objectif. Tout simplement, car elles continuent d’accorder un intérêt marqué à l’exportation de denrées de luxe (agrumes, fruits rouges, maraîchage de contre saison, roses, etc.). Si bien que, même dans le discours officiel, les investissements agricoles les plus loués, sont ceux qui valorisent les ressources les plus convoitées (surtout le foncier agricole et l’eau) dans ce type de projets.
Produire localement des denrées vivrières de base suppose aussi que celles-ci vont être compétitives tant qualitativement que d’un point de vue du coût de production par rapport aux importations. Car la signature d’accords de libre échange implique que notre pays s’est engagé à accepter sur le marché intérieur, à très court terme et avec une protection douanière minimale, des denrées importées, émanant de pays qui ont le plus souvent bien plus d’avantages comparatifs à les produire.
Sur la question essentielle de ces facilités, à un moment où une pléthore de bras aspire à s’activer dans le domaine agricole, la terre, l’eau et les capitaux font cruellement défaut. Or, ce sont des facteurs de production décisifs dans tout système agraire. Étant un pays à stress hydrique prononcé selon les critères des organismes internationaux (moins de 750 m3 per capita et par an, alors que 1 000 m3 est la barrière minimale entravant le développement humain), le Maroc a certainement des chantiers urgents de réflexion sur la valorisation durable de l’eau par son agriculture (plus de 80 % des usages). Jusqu’ici, la disponibilité de l’eau, notamment à travers de coûteux investissements (barrages, forages, puits, etc.) était juste envisagée sous l’angle d’une exploitation quasi minière. Cela a eu pour conséquence l’épuisement d’un certain nombre de nappes et de lacs, mis à contribution pour la production de denrées souvent exportées, dans ce qu’il convient de considérer comme des flux d’eau virtuelle. Ceci a atteint des dimensions telles que des écosystèmes agricoles entiers font face aujourd’hui à de graves problèmes : arrachage de plantations, soif dans les villagex, émigration « hydrique » des populations, … En parallèle, en amont, les rythmes de la déforestation ont généré un envasement prononcé d’un certain nombre de barrages, dont la durée de vie est menacée. Sans omettre leurs effets sur l’inondation de zones entières en cas de précipitations importantes, comme l’ont malheureusement révélé les catastrophes récentes du Gharb, du Nord, de l’Oriental, etc. Bien entendu, les populations les plus fragiles payent les conséquences de cette exploitation insensée et non durable des ressources sylvicoles et hydriques, n’ayant pas les moyens nécessaires pour investir dans la quête d’eau ou dans la reconversion vers d’autres régions ou activités de production ...
Cette question de la valorisation optimale de l’eau devrait certainement s’ériger à l’avenir en point incontournable des politiques agricoles. Elle va nécessiter, localement, à l’échelle des grands bassins hydrauliques, des concertations et des arbitrages difficiles entre les différentes filières agro alimentaires (les céréales, le lait, la betterave sucrière, les agrumes et primeurs pour l’export,...), voire extra agricoles (le tourisme, l’industrie, etc.), pour l’accès à l’eau. Le rôle des pouvoirs publics dans la préservation de la ressource hydrique et de l’intérêt général (optimisation des usages pour un maximum de création de revenus et d’opportunités d’emplois) sera à cet égard fondamental..
L’eau étant particulièrement convoitée et rare, une réflexion nécessaire sur ses usages devrait être adoptée. Par exemple, pour le secteur de l’élevage bovin en zones de grande hydraulique, basé sur des fourrages irrigués, la valorisation de l’eau est de l’ordre de 1 500 litres par kg de lait3. Cette importante quantité d’eau s’explique en partie par des manques à gagner tout le long de la chaîne de production : des modes d’irrigation (le gravitaire qui fait que 40 % de l’eau appliqués à la parcelle sont perdus vers les nappes par percolation et ruissellement) à la conversion des fourrages en produits animaux, en passant par la conduite technique de ces cultures. La recherche d’une meilleure efficience d’usage de l’eau sera à l’avenir impérative, plus particulièrement dans les systèmes de production agricole où les intrants sont achetés et en renchérissement perpétuel, et où ils peuvent aussi être synonymes de dégradation de l’environnement physique.
C’est particulièrement le cas pour les pesticides ou les engrais, dont les usages inappropriés ne peuvent qu’être nocifs, tant pour la rentabilité de la production que pour sa durabilité. Pour les systèmes de production où certains intrants sont encore gratuits (cas de l’élevage bovin sur des terres de parcours uniquement arrosées par les précipitations), l’équation de la valorisation de l’eau en lait ne se pose d’ailleurs même pas. Mais il est entendu que pareils systèmes, en dépit de leur capital « sympathie », ne peuvent en aucun cas assurer l’approvisionnement des marchés à la hauteur des besoins exprimés et à venir : près de 60 % des volumes de lait proviennent des 15 % de la surface agricole irriguée ... 
Augmenter l’efficience d’usage d’intrants devenus rares (l’eau au premier plan) suppose au préalable de généraliser l’appui technique aux exploitations agricoles, pour les accompagner dans la rationalisation de leurs pratiques. Il y a une responsabilité réelle qui incombe au corpus de l’ingénierie agronomique pour généraliser chez les agriculteurs un discours prônant l’adoption de pratiques durables et pouvant servir de levier à la relance de l’agriculture vivrière nationale. Or, cette question de la vulgarisation des bonnes pratiques agricoles constitue une énigme dans un contexte caractérisé par une offre atomisée (des milliers de petites exploitations). Qui va prendre en charge cette tâche au vu du désengagement des services de l’Etat ? Comment sera rémunéré ce service ? Des agriculteurs aux moyens financiers limités, souvent illettrés, et sans véritable association veillant à représenter leurs intérêts peuvent-ils seuls assumer la révolution technique demandée ?
Ces questionnements sont aujourd’hui au cœur de la problématique de la relance d’une agriculture compétitive et étant capable de composer avec un environnement international de plus en plus sélectif. Si rien n’est fait pour atteindre les niveaux d’efficience de production les plus élevés tout en préservant la durabilité, par une maîtrise technique poussée, il y a fort à parier que de nombreuses exploitations agricoles risquent tout simplement de disparaître ... Avec bien entendu, tout le lot de problèmes sociaux que ça va engendrer.
Les récentes turbulences des cours des denrées alimentaires et des intrants agricoles devraient inciter les pouvoirs publics à être très vigilants sur la question de la sécurisation des approvisionnements du marché.
Cette préoccupation est encore plus pressante pour les produits vivriers. La solution de facilité consistait à recourir aux importations, qui souvent revenaient moins cher que la production locale. Mais ces temps sont désormais révolus, et il semble que dans le contexte d’un pays aux moyens financiers limités, seule l’option de la production locale pourrait être salutaire. Pour que ceci se concrétise, les ressources indispensables à la production doivent être mobilisées et utilisées à bon escient. C’est le cas notamment des sols et de l’eau, souvent exploités dans des processus de production non durable. Car les abus du passé et la demande en croissance ont généré des situations intenables, comme en témoigne des dotations en eau amoindries dans de nombreux périmètres, du fait de la rareté de la ressource en amont, voire l’assèchement quasi intégral de zones irriguées entières. 
Relancer la production nationale de biens alimentaires de première nécessité, impose des choix politiques visant l’adoption d’options concertées de mise à niveau des filières, tant au plan technique (quantité, qualité, valorisation de l’eau, …), qu’organisationnel (genèse d’interprofessions qui gèrent la redistribution équitable des revenus), et même  humain (formation des intervenants). C’est aussi remettre le plus en amont de ces filières, c’est-à-dire dans l’exploitation agricole les conditions d’une production durable, ce qui induit d’y encourager l’encadrement technique de proximité par des agents qualifiés.
Nourrir tous les Marocains convenablement, c’est aussi s’assurer que les franges les plus démunies de la population aient accès aux denrées vivrières de base. Peut-être, des mesures ciblées d’appui à ces populations -soutien au revenu par exemple- pourraient-elles y remédier mais cela nécessite d’harmoniser l’ensemble des politiques publiques liées aux aspects sociaux. Car jusqu’ici, les politiques d’encouragement à la consommation -sucre et céréales principalement- se sont avérées inefficaces pour atteindre les plus couches les plus pauvres et leur coût budgétaire a explosé avec le renchérissement des cours mondiaux des matières premières.
Finalement, si garantir l’approvisionnement alimentaire sans heurts pour tous est en soi une prouesse, il faudra aussi l’accompagner d’efforts intenses d’éducation nutritionnelle et d’hygiène de vie. Faute de quoi, dans les classes sociales les plus vulnérables, notamment chez les enfants, les tentations de succomber au mimétisme de comportements de consommation nocifs (graisses saturées, sucres rapides des boissons gazeuses, tabagisme, sédentarité ...), risquent d’être encore plus désastreuses sur la santé que l’insuffisance alimentaire.

Enseignant-chercheur à l’Institut agronomique et vétérinaire Hassan II de Rabat.


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