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Mohammed Khaïr-Eddine : Le renouvellement et le dépassement


Par Mohammed ZAHIRI
Jeudi 2 Septembre 2010

Mohammed Khaïr-Eddine  : Le renouvellement et le dépassement
L’actualité d’une œuvre est l’une des principales exigences de la modernité.
Kha?r-Eddine, l’homme je veux dire, a toujours été déconcertant. Avec lui, on peut être tenté par une démarche très simple, consistant en la comparaison des productions réalisées au cours de chacune des deux périodes qu’il a vécu : celle de l’exil en France et celle du retour. Sans arrière-pensée, bien sûr, car le principe même de toute création artistique est d’être toujours égale à elle-même. Et puis, le sentiment de l’exil peut être vécu sur le sol natal.
   C’est dans  cette  perspective que m’intéressent les deux recueils : Résurrection des fleurs sauvages et Mémorial. Résurrection… réunit une cinquantaine de poèmes écrits au Maroc et publiés d’abord chez un éditeur marocain. C’est la première fois que le poète est édité et diffusé au Maroc. Longtemps après, est venu le petit recueil (sept poèmes) intitulé Mémorial (1991).
Résurrection… servira de point de départ : il est à l’origine d’une trouvaille toute simple, relevant du domaine du phonique ; elle sera reprise et enrichie dans Mémorial, sur lequel je m’arrêterai plus longuement. Aussi vais-je commencer par consacrer ma première partie aux jeux sonores et phoniques pour passer ensuite à quelques sens  et thèmes me paraissant constituer la dominante du Mémorial.
Le recueil Résurrection… frappe par une pratique qui n’a pas d’équivalent ailleurs. Il s’agit de cette « rime » particulière déterminant des fins de vers, mais contrairement à la conception classique, elle affecte tout le recueil ; redondante, elle agit à distance, instituant des échos consolidant l’unité des poèmes du recueil.
   Citons ces exemples :
Le poème « Araire » :
Mer, clair, ictère, grenadières, théière, mères, rapière, nerfs, etc.
Le poème  « Pélagique » :
Polyptère, délétère, dromadaire, tutélaire, terre, tonnerre, prolétaire, précaire, etc.    
Le poème « De casa à Bogota »:
Rivière, précaire, sicaires, mer, pierre, amer, tonnerre, suicidaire, etc.
Si nous avons pris l’habitude et le plaisir de lire, sous la plume de Kha?r-Eddine, des termes comme « l’amer », « le délétère » ou « le précaire », dans ce recueil en particulier, les termes « mère », « mer », « terre », et parfois « berbère » deviennent fréquents et insistants. C’est que ces  poèmes ont été écrits et consacrés au Maroc, plus singulièrement au sud berbère. Le poète, après le retour, redécouvre son pays natal, la « terre- mère » qui, en dépit de la misère, continue à nourrir son peuple et son poète : celui-ci y puise  images et symboles, légendes et scènes de la vie quotidienne. La rime dépasse  ses  fonctions habituelles pour instaurer ce que la théorie moderne désigne sous le nom de «signifiance ». Signe et marque d’une « appartenance territoriale » (pour ne pas dire tribale), la rime en /ER/ nous guide vers ce foyer où convergent l’expérience et les convictions d’un sujet et  la vie d’un peuple. La pratique poétique met en avant une expérience  dont la visée est la « résurrection des fleurs sauvages » de cette « terre- mère » (il me semble, si je ne me trompe pas, que la résurrection concerne directement le poète et son pays qui n’est autre que le sud).
Mémorial reprendra le même principe, la même rime en /ER/, mais apporte quelques modifications notables. D’abord, le recours à l’emploi du passé simple qui – dans les verbes dits du premier groupe – donne lieu à des terminaisons en /ER/ : un ex. tiré du poème « Mémorial » :
( …)
Ils rasèrent jusqu'à l’ombre du soleil,
ils ratissèrent des peuples infernaux…
 ils eussent duré, vieux hères sanguinaires,
(…)
Leur sang se consuma à l’aurée du mensonge,
saccage de rages retenues à la gueule des goules.
(…)
Des êtres infimes s’agitèrent
au fond du puits naissant des univers…
Des terres nouvelles s’érigèrent
Et des déluges mémorables hurlèrent
(…)
Puis vinrent les déserts où vécut
L’Anachorète…
Les lames tranchèrent dans le vif :
Des mères                                 
furent sacrifiées à l’Idole,
La Guerre                                                                                                              
reprit, très virulente,
(…)
Le passé simple (l’aoriste) est une source inépuisable de rimes – ou fausses rimes si nous tenons compte des normes classiques. Il n’est, en fait, que le déclencheur mettant en marche la dynamique : des substantifs, consolident et intensifient la série des verbes. A l’intérieur même du réseau en /ER/ ,  surgissent des couples de substantifs créant d’ autres effets : principalement « hères sanguinaires » et « mère / guerre » (ce dernier est particulièrement riche en connotations). La position qui est la leur fait d’eux une rime graphique s’adressant à l’œil. Les deux phrases dont ils sont respectivement le sujet sont parallèles et symétriques tant au niveau grammatical qu’au niveau de la position. « Mères » et « Guerre », rimes phoniques, graphiques et visuelles, sont des clausules : en fait, les deux termes sont tous les deux les premiers  membres des deux phrases parallèles (sujets grammaticaux) et, de par la position – mise en relief - , ils occupent chacun un « vers » (une ligne). Intéressant, enfin, ce rapport logico - sémantique, motivant d’ailleurs la position et la mise en relief  qui unissent les deux termes : « mères » et « guerre » sont dans un rapport de cause à effet. Le passage cité fait intervenir d’autres jeux sonores tels : mensonges – saccage – rage/ gueule – goules.
Ce phénomène de diversification, d’enrichissement et de liberté ne se contente pas de remplacer une règle stricte et rigide (la classique) par une autre, plus souple, plus ouverte…La pratique moderne se veut globale et interactionnelle. Toutes les composantes interviennent en même temps resserrant les liens entre niveaux sa et sé : « Leur sang se consuma à l’aurée du mensonge, saccage de rages retenues à la gueule des goules ».
Il y a, ensuite, parmi les différences notables entre la pratique du recueil Résurrection… et celle du Mémorial, comme nous venons de le constater, les places que les termes en /ER/ occupent. Pour appréhender cette pratique en interaction avec d’autres types de jeux sonores et en contexte, je  propose de voir deux poèmes : « Araire » et « Le Non-dit » et je me  contente de citer quelques extraits:
Araire
Quand le sel vu et revu
(…)
Par ces ruelles où ruisselle le délire
crânes éclatés contre les murs, couteaux que tire
le silence gavé du rire
de ta tête qui ne garde de moi que mon éclair !
(…)
Quand le pays fabrique sa mort, debout
sur lui seul en guêpes grenadières…
quand l’orage dicte sa loi à la théière…
quand les puits puent, quand les najas
boivent l’œil des mères…

Le sud éclate en mille rapières
ébouriffant tes nerfs…
et l’araire jubile sur la pierre plate où erre
un peuple pendu aux étoiles délétères.
(…)
Le Non-dit :
(…)
Toutes les cliques cliquetèrent
en rêts, en craie, factionnaires ;
des cous gonflés de sang sautèrent
et des légionnaires cueillirent
dans les ruisseaux de sang
la fleur
inexplicable ;
le soleil noir et bleu du rêve dérapant…
Les boxers éventèrent
les mères, incendièrent,
saccagèrent
jusqu’au nid des hirondelles
aux ciseaux, Massaï ; ciseaux
semés d’éclairs,
ils  récoltèrent
des tonnerres
à l’infini
épreuve
amère !...

Impressionnantes sont ces allitérations que redouble une métaphore subtile : « le délire qui ruisselle dans ces ruelles ». La phrase qui suit, étalée sur trois vers, marquée par un tiret indiquant son caractère incident présente les images de ce délire (concrétisé de manière imagée) : « crânes éclatés … », « couteaux que tire… », … Outre la rime en « ire » déclenchée par « délire » - ce qui appuie sa valeur stratégique-, les quatre vers répètent les mêmes sons – d’une fréquence élevée et à une allure rapide : /R/ et /L/ pour le premier vers (quatre occurrences chacun) ; /R/ ; /K/ et /L/ pour les trois derniers vers (respectivement huit, huit et cinq) ; nous pouvons ajouter également le /S/ . La domination du /R/ et de /L/ est très nette : douze et neuf, mais le /K/ n’est pas pour autant négligé puisqu’il atteint le chiffre huit. Le dernier mot, celui par lequel s’achèvent la strophe et le dernier vers, est « éclair » : mot à la rime et donc mot  de la fin,  réunissant les trois consonnes dominantes R, L et K. A lui conduit la strophe et, en lui, elle se verse. Les consonnes sont entourées de deux voyelles très proches l’une  de  l’autre : /é/ et /è/. Cette configuration phonétique qui condense toute la strophe fait de ce mot « éclair » le premier mot à la rime à réaliser la figure /ER/. Ce n’est donc pas le seul « éclair » qui déclenche le mécanisme de la répartition phonétique : c’est toute la strophe, par ses jeux subtils et ses allitérations.
Réactualisant la même figure, le texte appartenant à Mémorial part d’une autre stratégie. Très long, le poème a dû traverser des étapes, passer par des mouvements divers. A l’image d’autres  poèmes du recueil, il se conçoit comme « récit historique »  optant nécessairement pour l’aoriste, lequel favorise l’émergence de la figure /ER/. La consonne /K/ est également présente ici de manière instante (treize occurrences). Elle annonce le ton dès le départ-« les cliques cliquetèrent »-, accompagnant et soutenant notre figure. Les deux  premiers vers, grâce notamment aux éléments phonétiques, suscitent le sentiment de l’étrange et annoncent les  < événements > qui vont suivre. Les aspects provoquant l’impression de l’étrange sont : la redondance bizarre  « cliques cliquetèrent >, la redondance partielle soutenue par le parallélisme des deux expressions < en rêts / en craie  >, lesquelles actualisent la figure / ER/ mais inversée  et l’apparition  brutale et sans aucun lien logico-syntaxique du substantif « factionnaires  », …
Le poème auquel appartient ce passage est une traversée de l’histoire des  peuples (dans le passé et dans le présent),  entrainés  dans les guerres et /ou réduits à l’esclavage. Sont évoquées les deux figures antagonistes Mandela et Ceaucescu : A Mandela, Kaïr-Eddine réserve de longs passages en guise d'hommage.

(A SUIVRE)


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