Mathématiques et développement

Seule une technologie solidement soutenue par des mathématiques vivantes, en perpétuel renouvellement, nous évitera d’en rester à la sous-traitance


Jeudi 16 Juillet 2015

Ce texte date de 2002. C’est mon intervention lors du 2ème SASNET (Sommet africain des sciences et technologies). Il a eu lieu, à Nouakchott, du 11 au 13 mars de cette année. Seules
les considérations autres que techniques auraient pu être changées. Je préfère garder
le texte tel quel, afin qu’il reste un témoignage sur une époque, pas si lointaine.


Il est édifiant de relever que la Mauritanie a organisé le 2ème SASNET en 2002, alors que l’actuel ministre de l’Enseignement au Maroc veut réduire les professeurs à de simples répétiteurs (Ecole normale supérieure de Rabat, jeudi 21-05-2015). Il a édicté qu’à l’avenir, la machine jouera le rôle de l’Homme et l’on n’aura plus besoin de mathématiciens ! Sûr de lui, il a martelé son diktat plusieurs fois.  Je lui souhaite bonne lecture.
Mon intervention porte sur les mathématiques et le développement. J’éviterai, autant que possible, d’être technique, car je pars de l’idée que, lors des sommets, c’est de principes généraux qu’il faut débattre.
Il semble qu’il n’y ait plus de doute, en ce qui concerne l’utilité des mathématiques. Le problème paraît être devenu la quantité à en enseigner, avec, évidemment, des ajustements quant à la manière de le faire selon les besoins. Cependant, force est de constater que, dans certaines filières, les mathématiques sont totalement négligées. Sans croire que c’est la panacée, nous pensons qu’elles doivent bénéficier d’un minimum d’attention, ne serait-ce qu’à cause de  la méthode déductive qui peut, certes, être présentée sans elles, mais par laquelle elles se caractérisent ; et pour laquelle elles demeurent le domaine d’application par excellence.
Par ailleurs, est-il nécessaire de rappeler que l’ex-Union Soviétique a accordé une très grande importance aux mathématiques. Elle a connu des Kolmogorov, Gelfand, Gelfond, Alexandrov, Pontryagin, Sobolev, etc. Et c’est le lancement du Spoutnik, en 1957, qui a fait revoir aux USA, et de fond en comble, son enseignement et la place qui y revenait aux mathématiques. Et la nouvelle vision ne fait que se renforcer, depuis.

Développement technologique.
Il n’est point possible de parler des mathématiques et du développement sans évoquer la technologie. Evidemment, des techniques peuvent être développées, sans besoin de mathématiques, être ingénieuses et efficaces. Mais nous pensons ici à la technologie et à la haute technologie, qui ne sont absolument possibles sans faire appel à des théories mathématiques. L’applicabilité de théories, a priori totalement abstraites, peut sembler mystérieuse pour certains. C’est ainsi qu’on parle de l’efficacité déraisonnable des mathématiques. Pour d’autres, elles sont produites, à quelque niveau que ce soit, à partir du vécu humain   et malgré la tendance vers l’abstraction, elles restent susceptibles d’applications vu leur origine. Quelles que soient les divergences, quant aux explications probables, les mathématiques se sont, sans cesse, montrées applicables et efficaces. Ainsi en a-t-il été des nombres complexes, des géométries non euclidiennes, du système binaire, de l’algèbre de Boole, etc. Comme exemple plus récent, B. Mandelbrot développe la géométrie fractale où les monstres de G. Peano, G. Cantor et von Koch engendrent de dociles serviteurs en hydrologie, turbulence, anatomie, botanique et autres. Peut-être faut-il signaler ici la phyto-mathématique, initiée par R. Jean. Actuellement, Pr. A. Mallios, de Grèce, utilisant la théorie des faisceaux, due à J. Leray et revue par M. Lazard, a déjà montré que des singularités imputées à la nature ne sont, en fait, dues qu’aux instruments adoptés ; ici, la notion rigide de différentiabilité utilisée (celle au sens de Fréchet). Avec une autre plus souple, les équations de Mallios, incluant celles d’Einstein et dans un cadre plus général, ouvrent des horizons à des interprétations nouvelles dont, en particulier, des particules d’antimatière non encore connues, selon l’avis du phycisien D. Finkelstein.
Une société qui arrêterait de cultiver les mathématiques, même semblant sans intérêts immédiats, s’en remettant uniquement à la technologie, verrait celle-ci devenir technique et finirait par s’enfoncer dans la routine et la sclérose. A ce propos, seule une technologie solidement soutenue par des mathématiques vivantes, en perpétuel renouvellement, nous évitera d’en rester à la sous-traitance; qui est peut-être une étape nécessaire, mais qu’il faut impérativement dépasser.
Prétentieux celui qui oserait nous dire comment seront faites les mathématiques de demain ou quelles mathématiques pourraient décrire l’univers de manière adéquate. R. W. Hamming  dit “qu’on voit ce qu’on veut bien voir” et H. Reeves que “l’univers porte mon regard”. A ce sujet, il est également à propos de citer M. Freeman et J. Dyson.
“Une grande révolution dans les idées sépare les mathématiques classiques du XIXème siècle des mathématiques du XXème. Les mathématiques classiques étaient enracinées dans les structures géométriques régulières d’Euclide et les évolutions dynamiques continues de Newton”.
Et plus loin, “les mathématiques du XXème siècle fleurirent dans la croyance qu’elles étaient allées complètement au-delà des limitations que leur avait imposées leur origine dans les sciences de la nature”.
Et vient la fin de la citation: “[L’auteur des objets fractals] nous montre que la nature avait joué une blague aux mathématiciens. Ceux du XIXème siècle avaient manqué d’imagination, mais pas la nature. Les exemples pathologiques que les mathématiciens avaient inventés pour se libérer du naturalisme du XIXème siècle se révèlent désormais être inhérents à des objets familiers qui nous entourent. Nous n’avons pas à aller loin pour les chercher : “Les monstres de Lebesgue-Osgood sont la substance de notre chair.’’
On peut donc dire, sans gros risque d’erreur, que l’AMS (l’American Mahhematical Society) a bien pris conscience de toutes les facettes du thème ‘Mathématiques et développement’. Ceci expliquerait sa toute première recommandation dans ‘la Déclaration d’une politique nationale de 1994-95; et sur laquelle il est de notre grand intérêt de méditer. La dite recommandation est exprimée, avec superlatif, comme suit:
“Maintenir le plus haut niveau d’excellence dans la recherche en sciences mathématiques”.
Vient ensuite la deuxième recommandation, à savoir “Connecter la puissance des mathématiques et la manière de réfléchir en mathématiques aux problèmes de la science, de la technologie et de la société”.
Tout ce que je pourrai dire de plus pour justifier l’impact des mathématiques sur le développement technologique ne serait que répétition inutile. Une approche détaillée et une étude du passé, dirigées vers le futur, pourront être aisément réalisées en temps et lieu ; lorsque les décisions politiques auront été prises. Permettez-moi donc de passer à l’humain qui doit être la raison et  l’objectif de tout développement.

Développement humain.
Malgré l’introduction, ces derniers temps, de l’indice humain, il est malheureusement encore courant de ne regarder vraiment que l’aspect matériel du développement. Or cet aspect n’en est que le niveau le plus bas. Le développement humain ne bénéficie pas de l’attention nécessaire. Dans ce sens, les mathématiques, sans être le remède à tous les maux, ont largement contribué à l’évolution de la pensée humaine. Elles ont, par leur démarche, aider les humains à se libérer de considérations mystiques quant au choix des axiomes lors de la construction d’une théorie.  On lui doit aussi la première victoire sur l’absolu. Je veux parler de la géométrie dite de Lobat Chevski. Vint ensuite la géométrie de Riemann sans laquelle la théorie de la relativité d’Einstein n’aurait pas pu être assise.
C’est aussi un monde de rêve et de créativité même si, dans la pratique quotidienne, ceci ne se sent pas beaucoup. En effet, les chercheurs, de par des exigences de productivité et/ou d’obédience, finissent par rétrécir leur vision et tomber dans l’ornière de la super-spécialisation.
Enfin, je tiens à signaler que les bienfaits mentionnés ne semblent être valables que localement ils ne le sont pas globalement. Il est instructif, à ce propos, de rapporter qu’un sondage, réalisé en France, a montré que 73% des interviewés ont répondu qu’il est possible d’être cultivé sans avoir de connaissances scientifiques. Le deuxième exemple concerne ce qui se passe dans les pays en voie de développement. Malgré les mathématiques, l’on constate l’existence de plusieurs registres de comportements où la rigueur, supposée avoir été développée par les mathématiques, ne sembla pas avoir d’impact. Le poids de la société se montre plus fort et finit par produire des esprits à tiroirs étanches. Cependant, enseigner suffisamment de mathématiques à tous est, comme l’a noté U. D’Ambrosio, une nécessité de la démocratie. Et j’ajoute qu’il faut que ce soit fait dans une langue véhiculaire de science et de technologie, contrairement à ce que soutient M. Yurdak. Toute autre argumentation ne peut relever que de l’ignorance, de la soumission inconditionnelle à une idéologie et, au pire, de la démagogie.

Formation d’un chercheur.
Contrairement à une idée commune, la formation d’un scientifique ne nécessite pas seulement le temps qu’il faut pour acquérir un doctorat, fût-il suivi d’un séjour post-doctoral ou d’une habilitation. Il lui faut, après cela, pratiquer et pendant des années au niveau pour lequel il a été formé. Sans cela, il ne s’élèvera pas du rang d’étudiant à celui de chercheur indépendant et confirmé. Tout au moins, il ne fera pas bénéficier d’autres de l’expérience qu’il aura acquise. Puis il ira, avec les années, en désapprenant. Il finira par n’assurer que des cours routiniers qui, en aucun cas, n’aideront les étudiants dans une éventuelle et future initiation à la recherche. Or pour continuer à s’améliorer, après l’obtention d’un doctorat, il faut des conditions de travail adéquates et une valorisation de l’activité de recherche au sein de la société. Mais, force est de constater que, dans les pays en voie de développement, aucune de ces conditions n’est remplie.
En outre, la formation d’un chercheur commence dès l’enfance. Or nos écoles primaires sont des lieux de souffrance, de plus en plus pénétrées par l’esprit de l’école coranique. Notre secondaire ne donne plus la formation de base qui permette la spécialisation dans le supérieur. Et nos médias contribuent, de manière très efficace, à faire de nos concitoyens des ignorants. De plus, les déclarations de certains anciens mettent le point final au désastre. Ainsi, un professeur de médecine, ancien ministre de l’Education et ancien Premier ministre, trouve le moyen, lors de l’ouverture du IVème Congrès de l’Union mathématique africaine, à Ifran (Maroc) en 1995, de glisser un mot sur un certain Ibnou Aachir. Or, des trois personnes connues sous ce  nom, aucun ne mérite d’être cité comme scientifique et donc, en particulier, comme mathématicien. A ce propos, pour se faire une idée correcte des mathématiciens, toutes catégories, qu’a connus l’Afrique du Nord, il faut se référer au travail, sérieux et bien documenté, du didacticien et historien des mathématiques Pr. D Lamrabet. Et quand bien même nous aurions eu des mathématiciens de valeur, en parler ne peut servir qu’à redresser des torts éventuels. Ce qui compte, c’est ce que nous sommes capables de produire maintenant. Gare aux illusions et aux fausses pistes !

Langues véhiculaires
des sciences.
Le sujet que nous abordons ne peut être traité en faisant fi des langues d’apprentissage. Il est bien connu que maintenant c’est l’anglais qui est la langue véhiculaire internationale des sciences. Mais alors que faire quand ce n’est pas la langue maternelle ni la langue officielle du pays ? Mon avis est que les pays dits francophones, c'est-à-dire qui ont un acquis appréciable en français, devraient assurer l’enseignement en français. Ceci est parfaitement possible, et sans inconvénient aucun, jusqu’au niveau de la maîtrise. Au niveau du 3ème cycle, l’anglais est absolument nécessaire il est vrai. Mais l’expérience a montré que les doctorants n’ont pas de grandes difficultés à s’y initier à l’utiliser, la maturité et la spécialité aidant.
Maintenant, il reste le problème des langues pseudo-nationales et que vit, avec acuité, mon pays. Il y a d’abord l’amalgame entre langue nationale et langue officielle. Puis le fait qu’on impose, aux citoyens, une langue qui n’est la langue maternelle, ni paternelle, pour personne, pendant que les décideurs et leurs collaborateurs instruisent leurs enfants dans la langue de Geothe, de Pouchkine ou de Shakespeare.
Il y a enfin les tout petits. C’est lors du 1er Congrès panafricain des mathématiques, à Rabat (1976), que des collègues de l’Afrique subsaharienne posèrent le problème. Ils nous apprirent que les instituteurs étaient obligés d’expliquer les questions dans le parler africain afin que les élèves puissent répondre en français. Dans mon pays, c’est pire. Il faut expliquer en tamazight (berbère) ou en dialectal marocain afin que les élèves puissent répondre, bon an mal an, en arabe (classique) qui n’est  pas une langue véhiculaire des sciences.

Conclusion.
 J. P. Kahan avait déclaré, lors du 1er Congrès panafricain des mathématiques, en 1976 à Rabat, que l’Afrique avait toutes ses chances car les mathématiques ne nécessitaient pas une tradition préalable d’elles-mêmes, pour se développer. Bien jeune, enthousiaste et optimiste, j’avais à l’époque reçu son discours comme un baume au cœur. Je suis désolé d’avoir, aujourd’hui, à vous livrer l’expression de ma profonde désillusion. Le fait est que pour une tradition dans le sens “Mathématiques et développement”, il faut en appeler à une autre, plus globale, à savoir “Recherche et développement”. Or l’on sait que dorment, dans des tiroirs, des études pertinentes, alors que sont appliquées des programmes aberrants et nuisibles. A titre d‘anecdotes tristes, on peut citer tel homme d’affaires qui embauche un adjoint technique, au lieu d’un ingénieur, afin de le payer moins et de le commander de manière dictatoriale, ou ce secrétaire d’Etat, du ministère de l’Enseignement supérieur, qui rabroue un chercheur en lui sortant “Personne ne vous a demandé de faire de la recherche” au lieu de  lui établir un ordre de mission qui l’aurait dispensé d’une taxe d’aéroport.
On ne peut pas conclure, sur un tel sujet, sans soulever le problème de l’acculturation. Nombreux sont ceux qui la considèrent comme une maladie contagieuse; à fuir telle la peste. Je la vois comme un signe de vie et de bonne santé. Je suis l’enfant d’aujourd’hui et je veux vivre demain. Je ne veux pas être de ceux qui cherchent leur futur dans leur passé. Je veux compter parmi ceux qui vivent le jour, selon l’idée d’un meilleur lendemain.


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