Malaisie : la démocratie dans le sang


Par Tunku 'Abidin Muhriz
Jeudi 5 Mars 2009

Malaisie : la démocratie dans le sang

L'état Negri Sembilan, en Malaisie péninsulaire, symbolise l'une des plus anciennes traditions démocratiques du monde encore en existence. 1773 est reconnue officiellement comme l’année de la date d'arrivée de Raja Melewar, le premier prince de la dynastie Pagar Ruyong de Sumatra pour régner sur la péninsule. Mais la découverte récente de nouvelles preuves fait établir désormais cette date à 1730. Bien que la date de 1773 reste toujours antérieure à celle de la Déclaration d'indépendance américaine (1776), l'année exacte n'est pas importante, parce que la gouvernance dans le Negri Sembilan représente une continuation de l’histoire du peuple Minangkabau qui a commencé au XIVe siècle, lorsque Adityawarman a fondé la dynastie.
Avant le XVIIe siècle, un système unique de gouvernance a été mis au point selon lequel le pouvoir est partagé entre les trois dirigeants - le Raja Alam, le Raja Adat et le Raja Ibadat. Ces trois dirigeants - les rois des sphères séculière, culturelle et religieuse – avaient leurs propres domaines de responsabilité, et pouvaient servir de contrôle et de contrepoids l’un à l'autre. Bien avant le moment où le philosophe français Montesquieu n’ait construit sa théorie de la séparation des pouvoirs, les Minangkabau la pratiquaient déjà depuis plus d'un siècle. A côté de cela il y avait aussi un système de décentralisation : au lieu de concentrer le pouvoir au centre, Pagar Ruyong ressemblait à une fédération, où les districts jouissaient d'une autonomie, tout en maintenant les traditions communes et en se référant à l'administration centrale pour les questions fondamentales.
La perpétuation de ces traditions exige non seulement une structure administrative pour les mettre en œuvre, mais aussi une capacité intellectuelle pour les nourrir. Ces valeurs ont été transmises à la péninsule malaise à mesure que les Minangkabau se sont installés dans ce qui est devenu le Negri Sembilan (littéralement « les neuf Etats » qui se sont regroupés en fédération), et ont continué à se développer alors même que Pagar Ruyong, la mère patrie, a été ravagée par la guerre des Padri. Avant le XVIIIe siècle, la migration vers la côte-ouest de la péninsule a atteint un niveau suffisant pour que les colons Minangkabau puissent adresser une pétition à leurs chefs pour désigner un dirigeant de Pagar Ruyong. Ainsi, la spécificité de Negri Sembilan est née immédiatement : le souverain était désigné par les représentants du peuple.
Une de ses caractéristiques les plus connues est l'autonomisation de la femme : la terre et la propriété sont héritées par le biais de la ligne féminine (ce système matrilinéaire est appelé adat perpatih), et c’est le mari qui s’installe chez la femme, et non l'inverse. En 1869, c’était la mère d’un jeune monarque, qui a été nommée régente jusqu'à la majorité de son fils.
Manifestement, ce n’est pas seulement le Negri Sembilan, qui a contribué à la philosophie politique de la Malaisie. Trois siècles avant Melewar Raja, le Sultanat de Malacca était à son zénith grâce à ses politiques pro-commerciales catalysées par l'acceptation de l'Islam, une religion propagée par un commerçant. Mais c’était le Sultanat de Kedah, qui a d'abord embrassé la religion, et c’est à Terengganu qu’elle était peut-être d'abord codifiée: la stèle de Terengganu de 1303, première preuve écrite malaise que le gouverneur a été soumis à une haute loi, est un peu la grande charte (Magna Carta) de Malaisie. En 1895, le Sultan Abu Bakar de Johor promulgua une constitution moderne et d'autres états lui emboîteront le pas. Grâce à Tuanku Abdul Rahman, le huitième gouverneur de Negri Sembilan et le premier roi de la Malaisie, le penchant des Minangkabau pour la décentralisation et la séparation des pouvoirs s’est perpétué. Ainsi, il a même demandé de l'aide à un député conservateur de la Chambre des Lords britanniques pour mettre fin à l’Union malaise hautement centralisée imposée par le gouvernement travailliste, et après l'indépendance de la Malaisie, il a pleinement accepté qu'il n'avait pas le pouvoir de révoquer son premier ministre.
L’histoire de l’indépendance de la Malaisie, et le style « Westminsterien » des institutions a été présenté comme ayant été imposé par les impérialistes ; une ingérence des puissances étrangères pour nous garder sous contrôle et pour s'assurer de notre soutien pendant la guerre froide. Ces arguments sont présentés de manière à justifier les théories infantiles de l'autoritarisme sous couvert de droiture religieuse ou "valeurs asiatiques".
Malheureusement, ces perversions de l'histoire ont été acceptées par trop de personnes. En fait, les différents territoires du pays malais avaient bénéficié d'une riche tradition de développement socio-politique rivalisant avec ceux de l'Europe des Lumières. Bien sûr, il y a eu des guerres civiles et des périodes de pauvreté et de troubles - mais cela a été aussi le cas dans chaque grande démocratie existante aujourd'hui.
Plus que jamais les expériences de Pagar Ruyong et d’autres royaumes Malais doivent être rappelées à la Malaisie d’aujourd'hui. La séparation des pouvoirs, la décentralisation, et la réconciliation de la démocratie, de la religion et de la culture peuvent être réalisées grâce à l'innovation et à la liberté individuelle. Il est possible que la pyramide de la démocratie, de la culture et de la religion fournisse la base pour la prospérité et la liberté. Dans le climat économique difficile qui nous attend en 2009, cette réalisation est plus que jamais urgente.

Directeur du Projet pour l'Avancement des Institutions Démocratiques (PADI),
 un think-tank de Malaisie.
Publié en collaboration avec UnMondeLibre.org.



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