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Les entreprises marocaines et l’entrepreneuriat

Mercredi 7 Janvier 2015

Les entreprises marocaines et l’entrepreneuriat
“Dans les économies avancées, le monde des entreprises établies et des entrepreneurs ont longtemps évolué en parallèle avant d’entamer une convergence désignée par Henry Chesbrough, en 2003, par l’expression innovation ouverte (open innovation (1)). Les entreprises établies étaient censées exploiter et améliorer, en autarcie, des modèles économiques éprouvés et les entrepreneurs alimenter le moteur de la destruction créatrice schumpéterienne (2). Ainsi, le cycle économique était conçu comme un mouvement perpétuel où des entrepreneurs innovants créent des entreprises établies qui jouissent d’une rente sur le marché pendant un temps jusqu’à ce que d’autres entrepreneurs innovants les condamnent à l’obsolescence et les remplacent par d’autres entreprises établies et ainsi de suite.
Le développement de l’innovation ouverte prend le contre-pied de cette conception de l’économie comme un jeu à somme nulle où les gains des entrepreneurs innovants sont les pertes des entreprises établies. De grandes entreprises dans des secteurs aussi variés que la pharmacie, les biens de grande consommation, les services financiers, l’automobile, les TIC ou, plus récemment l’éducation, ont compris que leur survie et leur performance, à long terme, dépendent de leur capacité à coopérer avec des entrepreneurs, au lieu de subir tranquillement la loi de la destruction créatrice.
Dans des pays, comme le Maroc, où la pauvreté, l’analphabétisme, le chômage et les inégalités menacent l’ordre social et où l’activité entrepreneuriale spontanée est extrêmement faible, les entreprises établies ont une raison supplémentaire, en fait une obligation sociale, de s’engager dans l’entrepreneuriat.
Ainsi, les entreprises marocaines doivent se mêler d’entrepreneuriat, au nom de leur intérêt bien compris, pour profiter des possibilités de l’innovation ouverte et des bénéfices opérationnels que procure la collaboration avec des entrepreneurs indépendants. Elles doivent aussi le faire par devoir envers la collectivité nationale.

L’intérêt bien compris
A quelques très rares exceptions, les entreprises marocaines investissent peu dans la recherche-développement et, plus généralement, dans l’innovation. Elles ont une très faible propension à créer des activités nouvelles, surtout lorsque celles-ci sont susceptibles de faire concurrence aux activités traditionnelles.
Les raisons du déficit d’innovation sont nombreuses et il ne s’agit pas ici d’en faire une revue exhaustive. Aussi, je me contenterai d’en pointer deux : aversion des dirigeants pour les projets à risque et attachement des équipes au statu quo. La collaboration avec des entrepreneurs permet de briser ces deux facteurs de conservatisme.
Collaborer avec des entrepreneurs en émergence coûte peu cher et minimise le risque financier pour les entreprises établies. Il suffit d’investir quelques millions de dirhams dans une start-up, sous forme de participation de capital et/ou de financement d’un contrat de recherche, pour acheter une option sur une innovation dont l’acquisition, quelques années plus tard, coûterait des dizaines ou des centaines de millions de DH.
En plus d’être bon marché, la coopération avec des entrepreneurs innovants permet aux dirigeants des entreprises marocaines de contourner l’attachement de leurs collaborateurs au statu quo. Coopérer avec des entrepreneurs permet à une entreprise établie de tester de nouvelles pistes de développement hors de son périmètre organisationnel et loin de ses procédures et contraintes. La possibilité de travailler avec des entrepreneurs innovants est encore plus cruciale lorsque les dirigeants d’une entreprise établie sont convaincus de l’obsolescence à terme du modèle économique et de l’organisation qui le porte et ne peuvent pas attendre de leurs collaborateurs des innovations radicales.
Au Maroc, les entreprises qui disposent de capacités de recherche-développement sont bien placées pour embrasser l’innovation ouverte. Les groupes Cosumar, Managem et OCP ont, en leur sein, des équipes de recherche qui collaborent avec les communautés scientifiques nationale et internationale dans leur champ respectif. Il leur suffirait de peu d’efforts, à la marge, pour transformer cette proximité en source d’innovations dans les produits, les procédés ou bien les modèles économiques.
La création par l’OCP, en 2011, d’un fonds d’investissement dédié à l’innovation dans l’agriculture est une première au Maroc. Par cette initiative, les dirigeants signifient leur volonté de rompre avec la tradition autarcique du groupe et de co-créer de la valeur avec des entrepreneurs innovants dans le secteur agricole. Il est certes trop tôt pour faire un bilan de cette initiative mais on peut affirmer, sans grand risque, que les 200 millions de DH injectés par l’OCP dans ce fonds représentent une prise de risque modeste (1% du résultat net du groupe en 2011) et pourraient, il faut l’espérer, contribuer à redresser les performances d’un groupe dont le résultat net a été divisé par 2,7 entre 2011 et 2013. Il suffirait à l’OCP de montrer une ou deux success stories pour donner aux dirigeants d’autres grandes entreprises marocaines l’envie et le courage de suivre l’exemple.
La coopération avec des entrepreneurs indépendants a d’autres bénéfices que l’accès à l’innovation. Elle peut constituer un levier d’optimisation d’une chaîne de valeur. La participation du groupe Cosumar à l’organisation de l’amont agricole est un bon exemple de partenariat gagnant-gagnant entre un grand groupe et une multitude d’entrepreneurs indépendants qu’il a aidés à s’installer et dont il assure la viabilité économique.
La rareté de la main-d’œuvre agricole saisonnière et le coût élevé des engins mécaniques pour les 80.000 petits agriculteurs qui cultivent 80.000 hectares en betterave et canne à sucre ont incité le groupe Cosumar à mettre en place une démarche volontariste d’assistance à la création d’entreprises de prestation de services à ses fournisseurs de matière première.
Cosumar a ainsi aidé à la création de 160 entreprises spécialisées dans la distribution des intrants, la mécanisation et le transport. Ces TPE jouent un rôle vital dans le bon fonctionnement d’une chaîne de valeur saisonnière et bénéficient, en retour, d’accompagnement dans l’acquisition et le financement de biens d’équipements. Cosumar leur assure également un volume d’affaires pendant les campagnes et les laisse libres de poursuivre d’autres opportunités le reste de l’année.

Le devoir envers la collectivité nationale
L’activité entrepreneuriale au Maroc est extrêmement faible. En 2013, 34269 entreprises seulement ont vu le jour au Maroc, dont 44% d’entreprises à associé unique. Pour mettre ce nombre en perspective, il convient de signaler que la France a enregistré, la même année, 538100 créations (dont 70% d’entreprises individuelles y compris des auto-entreprises). La population française étant le double de la population marocaine, il faudrait multiplier par 8 le nombre de créations au Maroc pour atteindre le niveau de l’activité entrepreneuriale en France. Si on inclut la dimension qualitative dans la comparaison, l’écart entre les deux pays serait beaucoup plus grand.
Dans un pays où le moteur entrepreneurial est suffisamment alimenté par les initiatives individuelles, les entreprises établies n’ont pas à s’en mêler sauf lorsque cela relève de leur intérêt bien compris. En revanche, ceci devient une obligation sociale dans une économie où l’environnement est peu propice à l’entrepreneuriat indépendant et où la création d’emplois, en grands nombres, est nécessaire à la stabilité et au développement du pays.
La création par la Fondation Saham de Moulay Hafid Elalamy du Club Sherpa et du concours MHE des jeunes entrepreneurs, par l’OCP de l’Entrepreneurship Network et l’annonce récente par Othman Benjelloun du prix de l’entrepreneur africain doté d’un million de dollars témoignent d’une volonté d’engagement dans la promotion de l’entrepreneuriat. Cependant, ces initiatives s’inscrivent dans une logique philanthropique, qu’il ne s’agit pas de diminuer, et doivent être renforcées par des démarches à but lucratif.
La démarche philanthropique, plus adaptée à la création de micro-entreprises, n’est pas la plus propice à la promotion de l’entrepreneuriat de croissance. Pour qu’une entreprise soutienne, dans la durée, un projet entrepreneurial ambitieux, risqué et susceptible de nécessiter des ressources importantes, il faut qu’elle y trouve son intérêt. Aux oreilles de certains lecteurs, ce propos peut paraître directement repris de la partie utilitariste de la pensée d’Adam Smith. Je le revendique et souligne que le développement économique n’est possible que lorsque les intérêts particuliers se conjuguent avec l’intérêt général. Là où il n’y a pas d’intérêts particuliers ou bien là où la poursuite de ces derniers se fait au détriment de l’intérêt général, il ne peut y avoir de bien-être collectif.
Les entreprises établies peuvent et doivent contribuer à l’alimentation du moteur entrepreneurial du pays dans une logique à but lucratif. Elles doivent mettre en place des dispositifs pour identifier de jeunes talents et les aider à créer leur entreprise dans des conditions matérielles décentes contre une participation au capital. Dans une économie où les jeunes entrepreneurs ne sont pas spontanément bien accueillis et encore moins encouragés, l’association avec des entreprises établies permettrait un accès plus facile aux clients et aux financements bancaires. Les problèmes endémiques de délais de paiement seraient plus faciles à surmonter lorsqu’une jeune entreprise est adossée à un groupe qui peut exercer un plus grand pouvoir de pression sur des clients récalcitrants ou faire des avances de trésorerie.
L’initiative « Accompagnement des écosystèmes » lancée par le groupe Attijariwafa bank le 22 décembre 2014 mérite d’être saluée et imitée par les autres acteurs du secteur bancaire. Cette initiative vise les TPE et PME qui contribuent à la chaîne de valeur de grands donneurs d’ordre et leur facilitera l’accès à différents types de concours bancaires offerts par le groupe AWB. Les premières conventions ont été signées avec Cosumar, Holcim, OCP et ONEE. Cette initiative illustre bien l’effet de levier que la collaboration avec un grand groupe représente pour les petites entreprises. Il faut espérer que d’autres conventions suivront et, surtout, que l’application sur le terrain améliorera les équilibres financiers précaires des entreprises bénéficiaires. Il serait bon également d’étendre le bénéfice du dispositif à de jeunes entreprises qui n’entrent pas dans le schéma client-fournisseur et entretiennent des relations horizontales avec de grands groupes.
Dans un pays où le niveau du capital amorçage est proche de zéro (15 millions de DH, soit 2% des 686 millions (3) investis en 2013), l’Association de jeunes entreprises avec de grands groupes pourrait les rendre plus attractives à des investisseurs en capital. Parce qu’une telle association réduit les risques d’un projet et en accroît les chances de succès, elle rend les jeunes entreprises plus attractives pour des opérateurs, nationaux ou internationaux, à la recherche d’opportunités d’investissement de type early stage. La preuve de la crédibilité de ce scénario est fournie par le secteur des biotechnologies, où le risque est maximal. Dans ce secteur, la collaboration avec un grand laboratoire pharmaceutique, sous forme de contrat de recherche et/ou de prise de participation, est généralement un point de passage obligé pour accéder au capital-risque.
Parce qu’un projet entrepreneurial est incertain par essence, les jeunes talents marocains qui font le choix de l’entrepreneuriat prennent moins de risques quand ils le font en collaboration avec une entreprise établie où ils peuvent trouver d’autres opportunités en cas d’échec dû à des facteurs qui ne leur sont pas imputables. A défaut de se ‘recaser’ dans la grande entreprise, les entrepreneurs apprennent, dans cette collaboration, à travailler au contact de professionnels et développent, plus facilement, leur réseau. Certains seront peut-être tentés de rebondir sur un autre projet avec d’autres partenaires.
Attirer des entrepreneurs de talent et mettre en place une collaboration gagnant-gagnant requiert, de la part des dirigeants des entreprises établies, un état d’esprit et des modes de fonctionnement adaptés. L’espace de cette tribune ne permet pas d’aller plus en détail dans la discussion des conditions organisationnelles et managériales de succès de ce type de coopération. Je me contente, ici, de souligner une condition absolument cruciale : les dirigeants qui engagent ce type de collaboration ne doivent pas avoir peur de la réussite financière des entrepreneurs. Une association bien réussie est celle où l’entrepreneur accède à un niveau de rémunération et de patrimoine auquel le dirigeant d’une entreprise établie ne peut pas aspirer. Accepter de servir, en quelque sorte, la réussite matérielle d’autrui n’est facile pour personne mais c’est le prix à payer pour le bien de l’entreprise que l’on dirige et celui de la collectivité nationale. Rappelons, s’il le fallait, que les grandes entreprises marocaines ont bénéficié d’un environnement protégé qui a favorisé leur croissance et des niveaux respectables de rentabilité. A leur tour, maintenant, de rendre à la collectivité nationale une partie de ce qu’elles ont reçu non pas seulement dans une logique philanthropique mais aussi dans un logique de création de valeur partagée».

* Professeur de management
et entrepreneuriat à ESSEC Business School

1 Chesbrough, Henry William (2003). Open Innovation: The new imperative for creating and profiting from technology. Boston: Harvard Business School Press
2 Schumpeter, Jospeh (1942). Capitalism, Socialism, and Democracy. New York: George Allen & Unwin.
3 Le capital Investissement au Maroc : Activité, croissance et performances. Année 2013. Etude publiée par l’Association marocaine des investisseurs en capital.

Par Hamid Bouchikhi *

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