Les Démocrates doivent désormais faire montre d’ agressivité


Libé
Dimanche 27 Septembre 2020

Partout à travers le monde, les populistes de droite mettent actuellement à mal la démocratie et l’Etat de droit. A la différence toutefois de nombreux dictateurs du XXeme siècle, les aspirants despotes d’aujourd’hui tentent de préserver la façade des institutions qu’ils détruisent, ce qui crée un dilemme pour les partis d’opposition. Ces partis doivent-ils jouer le jeu alors même que les règles deviennent truquées à leur encontre, ou doivent-ils commencer à écrire leurs propres règles, au risque d’être accusés d’agir en fossoyeurs de la démocratie libérale ?

Il est a priori considéré qu’enfreindre les règles ne peut qu’accélérer la destruction de la démocratie. Une certaine agressivité constitutionnelle peut néanmoins se révéler appropriée dans certaines circonstances. Lorsque les légalistes autocrates exploitent le droit à la lettre pour violer l’esprit des institutions démocratiques, leurs opposants doivent agir à l’extrémité inverse.

Au sein de nombreux pays gouvernés par la droite populiste – tels que la Hongrie ou la Pologne – il n’existe pas d’opposition unifiée, et les partis proposent diverses mesures alternatives par rapport à ce qu’applique le gouvernement (sachant que tout ce que décide un régime populiste de droite n’est pas nécessairement autoritaire en soi). Mais lorsque les principes politiques de base deviennent menacés, il est absolument crucial que l’opposition s’unisse pour signaler clairement aux citoyens que la situation dépasse le cadre normal d’un désaccord politique. Aux Etats-Unis, les efforts conduits par le Parti républicain pour abolir le Patient protection and Affordable Care Act (« l’Obamacare ») sont à la fois incohérents et cruels, mais font en même temps du mal à la présidence de Donald Trump, et cette suppression ne constituerait pas la fin de la démocratie américaine. En revanche, la défiance éhontée de l’administration Trump à l’égard de sa surveillance par le Congrès ne constitue pas une « politique comme une autre », mais bien une attaque contre ce que le philosophe politique John Rawls appelait « l’essence constitutionnelle ». Certes, établir la distinction entre une politique ordinaire et une menace pour le système est davantage un art qu’une science exacte. Mené de façon convaincante, cet exercice peut permettre d’endiguer la propagation du cynisme parmi les électeurs. Une telle stratégie présuppose toutefois qu’il soit possible de persuader les citoyens via des arguments relatifs aux engagements constitutionnels que tous les démocrates doivent partager. Or, c’est un postulat risqué, dans la mesure où le pluralisme des médias se trouve nettement réduit dans de nombreux pays. Dans la Hongrie du Premier ministre Viktor Orbán, et la Turquie du président Recep Tayyip Erdogan, les assauts contre les chaînes de télévision et les journaux indépendants sont devenus monnaie courante. De même, aux Etats-Unis, les électeurs républicains se cocoonent dans un écosystème médiatique dominé par Fox News et autres chaînes de propagande de droite. Et même si tous les électeurs recevaient des informations authentiques, certains pourraient encore avoir tendance à placer l’esprit partisan au-dessus de la préservation des institutions démocratiques libérales. Parmi les découvertes les plus regrettables de ces dernières années en sciences politiques, on observe que les citoyens font souvent passer leurs convictions partisanes avant toute autre considération, même lorsqu’ils reconnaissent que la droite populiste représente une menace pour la démocratie. Autrement dit, ils sont prêts et disposés à troquer la démocratie elle-même contre la satisfaction de leurs préférences politiques et idéologiques personnelles. Ce cynisme ne saurait justifier que les partis d’opposition renoncent à faire appel à la conscience des électeurs. L’opposition doit comprendre que son public n’inclut pas seulement les électeurs potentiellement persuadables, mais également les sympathisants de la droite populiste et de ses alliés opportunistes. Dans son approche de cette deuxième catégorie d’électeurs, il ne doit pas s’agir pour l’opposition d’éveiller la honte chez ceux qui n’en ressentent aucune, mais de combattre le feu par le feu. Aux Etats-Unis, par exemple, les Républicains bénéficient d’une nette asymétrie. Là où la droite est prête à tout pour maintenir son emprise sur le pouvoir, les Démocrates demeurent respectueux de l’esprit des règles, jusqu’à renoncer aux espoirs de collaboration bipartite. Si en revanche les Républicains constataient que les Démocrates commençaient eux aussi à repousser les limites, ils pourraient bien revoir leur propre calcul politique. Songez au dilemme auquel les Démocrates sont actuellement confrontés avec le décès de la juge à la Cour suprême Ruth Bader Ginsburg. Dans leur précipitation pour installer à ce poste vacant un conservateur pur et dur, les Républicains du Sénat ne font pas même semblant de chercher à préserver une cohérence par rapport à leur position de 2016, lorsqu’ils avaient d’emblée refusé de considérer la candidate du président Barack Obama à la Cour suprême, Merrick Garland, en faisant valoir l’imminence de l’élection présidentielle cette annéelà. Les Démocrates doivent reconnaître que le Parti républicain d’aujourd’hui n’est plus seulement antidémocrate, mais également antidémocratique. Les Républicains ont fait allégeance à un dirigeant autoritaire, et ne feignent même plus de s’intéresser à la résolution des problèmes concrets – eux qui n’ont même pas pris la peine de proposer un programme lors de la Convention nationale républicaine de cette année. À travers ses mesures économiques ploutocratiques très impopulaires et son recours à la rancœur blanche, le Bon vieux parti s’est pleinement résolu à devenir une force politique minoritaire, ce qui explique pourquoi il cherche à consolider sa place au sein d’institutions non majoritaires telles que le Sénat (où les électeurs ruraux disposent d’un pouvoir largement disproportionné) et les Cours. Il n’hésite même plus à tenter de supprimer des votes pour empêcher les non-Blancs d’exprimer leur voix. Si les Démocrates entendent conduire les Républicains à agir différemment, il va leur falloir sanctionner sévèrement chacune de ces violations des règles. Si les Républicains tentent de pousser pour l’installation d’un nouveau juge à la Cour suprême dans les prochaines semaines, les Démocrates devront stopper les démarches du Sénat en s’opposant à toutes les décisions habituelles qui exigent l’unanimité, ainsi qu’élaborer un plan crédible d’augmentation de la taille de la Cour suprême dans le cas où ils reprendraient le pouvoir. Ce choix de l’agressivité risquerait-il d’accentuer la polarisation politique du pays, et d’engendrer une spirale infernale de violation des règles ? La polarisation peut difficilement être pire que ce qu’elle est aujourd’hui. Mais plus important encore, toutes les normes ne sont pas du même niveau, ni même à proprement parler normatives. Si Trump a enfreint la « norme » consistant à accueillir un animal de compagnie (généralement un chien) à la MaisonBlanche, nous sommes ici bien loin d’une question de principes démocratiques fondamentaux. De l’autre côté, les Démocrates proposent par exemple de conférer davantage de représentativité au Sénat en supprimant le procédé du « filibuster », ainsi qu’en octroyant le statut d’Etat à Porto Rico et Washington, DC. Ces mesures s’inscriraient parfaitement en phase avec les principes démocratiques, se justifieraient pleinement au nom de l’égalité et de la liberté, et renforceraient la protection du droit de vote. Evidemment, le chef de la majorité républicaine au Sénat Mitch McConnell, principal acolyte de Trump, considère ces propositions prodémocratie comme une tentative partisane de coup de force, puisqu’il est incapable d’y voir autre chose, lui qui œuvre pour la tyrannie de la minorité – une situation que les fondateurs de l’Amérique entendaient précisément éviter. Non, la décision de jouer l’agressivité sur le plan constitutionnel ne doit pas être prise à la légère. Mais elle doit être prise lorsque l’adhésion fastidieuse aux normes, pour le bien de la démocratie, offre aux ennemis de la démocratie une victoire certaine.

Par Jan-Werner Muelle
Professeur de politique à Princeton et Fellow à l’Institut des études approfondies à Berlin.


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