Léonide Andréiev La parole de l’ endeuillement


Miloudi BELMIR
Jeudi 17 Septembre 2020

Léonide Andréiev est l’un des rares écrivains russes de son temps dont l’œuvre est universelle. Le succès de ses récits traduits en plusieurs langues tient à l’universalité d’un thème ! Le combat pour la liberté. Il a réussi à se faire écouter partout en ne parlant que de son pays, la Russie du début du XXème siècle. L’écriture devient son métier mais son succès auprès du public s’affirme surtout après la parution de son meilleur livre de tous les temps (Le gouverneur) qui est directement inspiré du «dimanche sanglant» de janvier 1905. Il écrit dès lors récits, nouvelles, textes de pièces théâtrales dont : (Le rire rouge); (La vie d’un homme); (Vers les étoiles); (Les sept pendus); (La pensée); (La neige et la nuit); (Le mensonge); (Le destin d’un écrivain); (En attendant le train), etc

Retracer l’itinéraire de Léonide Andréiev n’a pas de sens que si on le replace dans un contexte historique et politique précis. Le début de son métier d’écrivain est inséparable de la montée de la dictature et de l’immense déception qu’il éveilla parmi les intellectuels russes de l’époque. L’attitude honteuse de la classe politique conduisit Andréiev à s’y opposer. Il la critique toute sa vie. Jamais il ne semble adhéré à sa thèse. Il manifesta toujours une indépendance totale à l’égard des hommes politiques.

Lorsqu’on lit des études consacrées à cet écrivain, on n’est frappé sur la qualité contradictoire des tendances auxquelles l’une et l’autre prétend le classifier : symboliste, réaliste, vériste, Léonide Andréiev est tout cela à la fois. Il est toujours lui-même, il a son style d’écriture et il n’en démordra sous aucune influence, c’est un écrivain consciencieux. S’il se déclare, dans ses quelques écrits, qu’il aime Dostoïevski, Poe, Gorki, Ouspenski ; cette numération s’arrête là, c’est de quelques admirations, ce ne sera jamais un choix d’école

Les écrits de Léonide Andréiev sur les événements survenant à son époque sont contenus dans le cadre des faits réels. Les années dix, sans parler même de la Première Guerre mondiale et la montée du fascisme sont marquées par une tension intérieure, par une complicité croissante. Léonide Andréiev, dans ces années, creuses, a ressenti l’obligation d’écrire sur le monde agité qu’il vit. Mais le règne du despotisme et les oppressions exercées par le régime totalitaire l’obligèrent à un perpétuel combat, et dès son jeune âge, il fut astreint à une vie faite de désespoir. Ses combats pour la liberté étaient l’ordre du destin. 

Le massacre du dimanche sanglant serait d’appui à Léonide Andréiev dans ses oppositions aux gouvernants et, à l’obéissance consacrée par l’autorité de l’église. Il était jeune écrivain quand il écrit (Le gouverneur), il était critiqué par les ennemis de la liberté. Ils étaient séparables du réel, du concret. Ses écrits les énervaient comme un vin de feu. Mais les écrits de Léonide Andéiev avaient autre chose de captivant, l’affirmation de l’appel à la liberté et à la dignité de l’homme

« Le gouverneur » de Léonide Andréiev est de sa vie et de sa pensée. Il a lui-même, au début de son récit, expliqué son intention première. «Quand il se mettait à réfléchir à des faits aussi éloignés aussi étrangers fussent-ils, sa pensée épouvantée retournait en quelques secondes à l’évènement et se débattait, comme si elle eût heurté une haute muraille de prison, sourde et sans écho»

Ce n’est donc qu’un ouvrage, écritil d’après une idée bien réfléchie. On trouve tout Andréiev dans son récit. Son portrait physique, son caractère, ses souvenirs, ses positions politiques, sa vision de l’avenir. Mais l’intérêt phycologique de son ouvrage dépasse beaucoup celui d’une simple autobiographie. « Le gouverneur » traite de nombreuses questions qui intéressent l’histoire politique de son pays avant la révolution de 1917. Cet ouvrage est très vaste d’une narration sûre, d’une critique pénétrante, il est une des sources encore aujourd’hui les plus précieuse pour la connaissance de l’histoire du début du XXe siècle.

Que représente cet ouvrage? A quel public de lecteurs s’adresse-t-il sciemment ou de manière inconsciente ? Lily Denis dans sa préface de ce récit nous éclaire : «Aujourd’hui, Léonide Andréiev est mort, la courbe est fermée, son destin d’homme est connu. Quant à sa destinée littéraire, si fulgurante au départ en Russie, obscurcie par la désaffection du public vers la fin de sa vie, effacée jusqu’en 1957, dans l’édition, sinon dans la critique de son propre pays, elle a encore devant elle l’avenir incertain de toutes les œuvres d’art. L’écrivain est toujours à la merci du moment : ici et à telle époque, défrayant critiques et conversations, là et à telle autre, abandonné au dédain des modes et au contre-courant des pensées». Un siècle plus tard, cet ouvrage est devenu enfin accessible aux lecteurs grâce à la belle traduction de T. de Wyzewa et Serge Persky.

Après 1905, une grande part de la Russie intellectuelle est partie à l’étranger avec la première émigration. Réduit en prison par la dictature, le pays s’est retrouvé privé des hommes capables de mener le combat pour la liberté. La destinée de la Russie avait beaucoup ému Léonide Andréiev. Il était persuadé que la France, terre d’exil, devait accorder assistance à ces exilés politiques. Il écrivait des articles-appels, des avertissements passionnés «La paix de la Russie en danger !». On trouve dans ses archives des documents qui prévoyaient la tragédie qui s’approchait

Les réflexions de Léonide Andréiev sur les destinées de son pays apparaissent dans son ouvrage «Le gouverneur». Dans ce récit, il voyait et montrait le sort des opposants sous la dictature. «Le gouverneur» représente sa pensée totale. C’était un monde complet, mais un monde qui finit, en donnant naissance à un autre monde. Sa pensée, il ne l’exprime pas dans les formules. Il l’exprime dans des êtres, dont les attractions et les heurts forment une histoire. La vie dans leurs univers, voilà le plan sur lequel se meut sa pensée.

’abus de pouvoir. Un gouverneur sanguinaire (Piotr Ilytch) sait qu’il est là pour l’ordre, et il n’hésite pas à faire tirer sur son peuple affamé en grève ; il n’a pas éprouvé le moindre scrupule. Il se sent coupable de ce massacre et passe sa vie à penser à ce crime en attendant sa propre mort. Le narcissisme pathologique et la décrépitude morale et intellectuelle de ce tyran ont plongé le pays dans le désastre : «Se mettait-il à rire, il lui semblait que son rire autoritaire venait de quelqu’un d’autre, et il apercevait soudain avec une netteté révoltante l’un des cadavres, bien qu’au moment de la fusillade, il n’eût pas songé à rire, pas plus que les autres.

Tout faisait renaître à ses yeux la même image, un mouchoir blanc qu’on agite, des coups de feu, du sang. On aurait dit qu’il vivait dans une chambre pourvue de milliers de portes derrière lesquelles il recevait sans cesse le même tableau : un mouchoir blanc qu’on agite, des coups de feu, de sang».

La journée du dimanche sanglant a montré comment le peuple entendait mener la lutte. Les bourreaux ont poursuivi leurs exécutions sommaires : ils ont fusillé sans jugement. C’était la journée où le rapport des forces est définitivement rompu. Toute la journée, on a tué sans relâche, non seulement au mur, mais dans les rues, les cours et les maisons. Tous ces exécutions sommaires n’ont provoqué de la part des bourreaux aucun remord. Ce paysage d’hécatombe trouve écho dans cette phrase : «Il faisait sombre et frais dans le long hangar ; les cadavres étaient alignés en deux rangées régulières, recouverts d’une toile goudronnées grise comme pour une exposition d’une série ; sans doute, s’était-on préparé à la visite du gouverneur, et l’ont avait aligné les morts les plus régulièrement possible, épaule contre épaule, visages en l’air».

La Russie était entrée dans une période de rupture historique. Toutes les valeurs étaient mises en doute par la logique même de la vie. Cela était parfaitement évident pour Léonide Andréiev. La crise de la Russie est ouverte. La dépression sociale provoque l’effondrement du pays. Elle a accru la misère et accéléré le mouvement de l’indignation. Dans son récit qu’il écrit alors, Léonide Andréiev maintient sa condamnation des crimes commis par le gouverneur : « Le gouverneur fronça les sourcils d’un air furibond et l’adjoint du commissaire, après avoir salué, fit quelques pas en arrière. Il aurait voulu que le gouverneur remarquât le petit chemin soigneusement balayé et saupoudré d’un peu de sable aménagé entre les cadavres, mais le gouverneur ne voyait rien, qu’il regardât à terre. – Trois enfants ? – Trois, Excellence ! Faut-il enlever la toile ? Le gouverneur ne répondit pas. – Il y a des personnes de tout rang. Excellence ! Insista respectueusement l’adjoint qui, prenant le silence pour un acquiescement, lança un ordre : «Ivanov, Sidirtchouk, vite, prenez ce bout-là, allons !».

Ce qui est tout particulièrement remarquable chez Léonide Andréiev, c’est sa volonté d’affirmer son témoignage en tant qu’écrivain de combat. Il le fait pourtant avec brio, mettant l’accent sur ce qu’il y a avant tout d’économique dans les revendications du peuple, encourageant la lutte politique. Cette lutte n’est pour Léonide Andréiev qu’un aspect crucial du combat du peuple : «Les ouvriers d’une fabrique des faubourgs, en grève depuis trois semaines, quelques milliers d’hommes accompagnés de femmes, de vieillards et d’enfants étaient venus lui exposer leurs revendications : comme gouverneur il lui était impossible de réaliser ces demandes. Les grévistes s’étaient montrés provocants, insolents : ils s’étaient mis à crier, à injurier les fonctionnaires ; une femme qui avait l’air d’une folle l’avait tiré par manche avec tant de violence que la couture de l’épaule avait cédé. Puis lorsque ses compagnons l’avaient entrainé jusqu’au balcon, les ouvriers avaient jeté des pierres, brisé plusieurs vitres de la maison et blessé le chef de la police. Alors il s’était fâché et avait agité son mouchoir»

Devant ces faits, l’étonnante passivité du gouverneur prend les allures de trahison. Il est détesté. La réaction populaire est vive, mais le manque de coordination l’empêchera d’être efficace. Pour Léonide Andréiev l’arrogance du pouvoir porte le dernier coup à son existence. «Le gouverneur le sanguinaire» ayant, lui-même, assumé la honte de ses partisans les plus acquis et les plus fidèles, n’ose prendre sa défense ouverte : «Dans la conversation, comme l’évêque tendait l’oreille vers son interlocuteur, celui-ci, rouge de colère, il sentait ses yeux s’injecter de sang, cria d’une voix de stentor dans l’orifice délicat et exsangue, couvert de poils gris, qui se penchait vers lui : - Oui, ce sont des scélérats. Mais, à votre place, Eminence, je ferai célébrer un service funèbre à la mémoire des morts. L’évêque éloigna son oreille se frotta le ventre de ses mains et répondit en baissant la tète : - Il y a des épines dans toutes les situations. A votre place Excellence, je n’aurais pas ouvert le feu et ainsi le clergé n’aurait pas eu la peine de dire des messes pour le repos de ces âmes. Mais, que faire avec ces gredins !».

Par cette saignée froidement perpétrée par le gouverneur et ses suiveurs, les bourreaux croyaient avoir gagné à titre définitif, la bataille sans limite, le pouvoir sans partage. Devant cette situation critique, Léonide Andréiev sut prendre courageusement position et offrit son soutien et sa plume aux victimes du massacre. Ce qui lui a valu les injures multipliées de la presse réactionnaire : « Je vous prie de me rendre un grand, un immense service, messieurs les experts, et si vous êtes quelque peu humains, vous ne repousserez pas ma prière. J’espère que nous nous sommes assez compris pour ne pas nous faire confiance. Et, si je vous demande de déclarer au tribunal que je suis sain d’esprit, je me suis engagé à croire en vos paroles. Pour moi, personne ne résoudra jamais ce problème». Précisément, le dimanche sanglant spéculant sur la lassitude du peuple, le gouverneur inspire une affiche sur laquelle le peuple à cause de la peur demande une amnistie. Immédiatement, le peuple riposte par une affiche : «Non, ce n’est pas la paix, mais bien la guerre». Léonide Andréiev a décrit cette journée de riposte populaire : «Les morts l’avaient regardé, les blessés, eux, s’y refusaient ; dans l’obstination avec laquelle ils détournèrent les yeux ; il sentit combien ce qui s’était passé était irrévocable»

Maxime Gorki, après avoir lu «Le gouverneur», dit d’Andréiev : «Chez lui, l’homme est esclave de la mort et toute sa vie elle le tient enchaîné». Ce jugement est une situation douloureuse, mais féconde, produite par le sort humain. Dans ce contexte, Lily Dentz s’interroge : «Pourquoi Gorki n’at-il pas voulu voir que l’obsession de la mort décèle, chez Andréiev, un amour démesuré de la vie ? De là sa crainte devant cette dernière, de là ses déceptions entraînant ses propres tentatives de suicide et sa prédilection pour les personnages condamnés : il attend trop de la vie, il en attend tout. Il attend. Sa faiblesse est dans sa passivité. Il ne sait pas que la vie, cela se prend à bras-le-corps»

On sent, dans ces lignes pleines d’amertume, une certaine fierté, Léonide Andréiev, malgré tout, n’a pas voulu capituler. Les tyrans n’étaient à son avis que des «maîtres du jour». Les pages de cet ouvrage laissent percevoir une profonde tristesse. Andréiev a souffert beaucoup de la défaite du «dimanche sanglant», et en même temps, du désespoir : «L’espoir était éteint. Légor n’avait rien dit de neuf, de très sensé ; mais il y avait dans ses paroles une assurance étrange, pareille à celle des rêveries du gouverneur, pendant ses longues promenades solitaires. Une phrase : «C’est le peuple qui le veut» exprimait parfaitement bien ce que Piotr Ilyitch éprouvait lui-même. 

Le souvenir des martyrs de ce «dimanche sanglant» n’est pas seulement vénéré par le peuple russe, il l’est par les peuples du monde entier. L’image du tyran, le spectacle de la lutte héroïque du peuple et de ses souffrances après le massacre, tout a remonté le moral du peuple, fait renaître ses espoirs et gagné son sympathie au socialisme. C’est pourquoi l’œuvre de Léonid Andréiev qui décrit ce paysage chaotique, n’est pas morte, elle vit jusqu’à présent en chacun de nous.

Par Miloudi BELMIR



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