Le témoignage de la langue : Grippe porcine ou A/H1N1, dans quel camp êtes-vous?


Par Mustapha Lemghari
Mercredi 11 Novembre 2009

Le témoignage de la langue : Grippe porcine ou A/H1N1, dans quel camp êtes-vous?
Quiconque suspecte le langage de traduire des contenus non obligatoirement fixés dans les structures signifiantes des expressions quotidiennes doit sûrement s’être rendu compte des différents usages que la presse internationale fait du concept dénoté par la pandémie actuelle de la grippe. La revue de presse internationale révèle une différence dans le choix des termes qui réfèrent à cette réalité, différence qui est susceptible de nous renseigner sur une forme de choc culturel entre pays musulmans et pays chrétiens ou pays d’autre confession religieuse. Le monde semble se scinder en deux camps, le monde musulman qui emploie à bon escient l’expression grippe porcine et le monde non musulman qui opte pour l’expression grippe A/H1N1. Bien sûr, les intermédiaires sont également trouvables, ceux qui n’attachent apparemment aucun jugement de valeur au fléau et continuent de désigner le virus sous l’une et l’autre expression.
Le désaccord sur la justesse et l’expressivité des deux dénominations réside en fait dans un différend très vieux entre les deux camps, différend qui recouvre la quasi-totalité des praxis en vigueur dans tous les secteurs de la vie, y compris celles se rapportant aux régimes alimentaires. On rappellera à ce sujet que les musulmans non seulement ne mangent pas du porc mais sont également convaincus que la viande de porc est cause directe de plusieurs effets cancérigènes. Il n’en est pas de même des pays non musulmans qui en consomment à volonté. Mais, chose curieuse, même s’ils en mangent de bon cœur, ils sont conscients que les porcs sont sales, vérités dont témoignent les expressions françaises « Espèce de porc ! Quel porc ! » qui s’appliquent à désigner une personne sale et grossière, ou encore le terme « porcherie » qui désigne un local dégoûtant, comme il ressort de l’énoncé « Quelle porcherie, cette maison ! » (cité par Le Petit Robert). Il s’ensuit une forme bizarre de paradoxe en matière du système alimentaire des pays consommateurs de porc : d’une part, ils reconnaissent que cet animal est élevé dans des conditions répugnantes et sordides et, d’autre part, ils se délectent à manger tous les produits à base de porc et dérivés. Donc, on admet, d’une manière ou d’une autre, que le porc est sale et que, paradoxalement, en manger est bel et bien un régal.  Un tel clash ne peut concrètement s’expliquer que par la force d’une tradition ancestrale invétérée. Aussi le changement de cette habitude alimentaire n’est-il pas lié à la volonté d’un individu ou d’un groupe d’individus mais à la dynamique des masses de la communauté tout entière. Mais encore faut-il que  les usagers soient favorables à un tel changement.
On signalera par ailleurs que ce paradoxe semble spécifier les systèmes alimentaires de toutes les sociétés anciennes et contemporaines. Partout dans le monde en effet, il est de certaines habitudes alimentaires dont la seule logique possible (goût oblige) est celle qui repose sur la symbiose de l’agréable et du désagréable. Les Chinois sont le bon exemple à cet égard, puisqu’ils mangent tant les chiens, les chats, les serpents que les scorpions ; les Coréens et quelques Suisses ne sont pas moins bons candidats à ce statut, puisqu’ils mangeraient du chien bien volontiers. Qui plus est, un pays musulman, comme le Maroc, se plaît énormément à manger les tripes des ruminants. Pour peu qu’on s’y attarde, on constatera que les habitudes données en exemple ne sont pas obligatoirement du goût des uns et des autres. Et si on ne prend pas garde, musulman, chrétien et juif seraient tous choqués de voir que les hindous dédaignent leurs cuisines à base de bœuf. Les végétariens, eux, comme on sait tous, protesteraient contre tous les carnivores. On voit donc que la boucle ne peut être bouclée !
Peu importe en fait ce que les peuples aiment manger, pourvu que leurs cuisines ne couvent pas de maladies. Et ce n’est malheureusement pas le cas du porc ! Comme ce virus semble venir des porcs, les pays qui n’en mangent pas et qui par conséquent ne l’élèvent pas, s’estiment en principe à l’abri du virus porcin ; mais du moment qu’ils en sont atteints, ils ne peuvent s’empêcher d’en attribuer la cause aux pays éleveurs et consommateurs de l’animal. Pour l’heure, cette attitude, vu les relations de tous genres entre pays musulmans et non musulmans, ne peut certes conduire à une guerre, pas même à des incidents diplomatiques, mais il n’en reste pas moins vrai que la tension va montant entre les deux camps, ne serait-ce que sur le plan linguistique, comme le confirme la coprésence des deux expressions concurrentes.
Force est de constater que le camp accusateur préfère utiliser l’expression « grippe porcine » qui sous-entend, entre autres plaintes, le reproche que le virus ne devait pas s’étendre à d’autres cieux qu’à ceux où l’animal, origine de la pandémie, est élevé et mangé. Ce sous-entendu est presque un contenu explicite si on en juge par le sens de l’adjectif « porcin » qui attribue l’origine du virus aux porcs. Quant à l’autre camp, foyer du virus sur la base de cette seule supposition qu’il élève et mange le porc, il semble recourir à l’expression neutre de grippe A/H1N1, se retranchant, pour ainsi dire, derrière la rigueur scientifique de la formule pour rejeter, comme aberrante, toute allusion aux origines porcines du virus.
On l’aura sans doute remarqué, le langage a cette vertu de refléter les différends et les malentendus qui s’y cristallisent et se transmettent par le biais des mots aux générations futures. Le choix délibéré entre deux dénominations, qui dénotent la même réalité, ne peut être totalement exempt de soubassements idéologiques et socioculturels. Cet aspect général du langage peut être corroboré par plusieurs données ; bornons-nous ici à quelques exemples : le terme français « chleuh », d’origine berbère, créé d’après Le Petit Robert en 1891, était utilisé en 1939 comme outrage à l’égard des Allemands hitlériens. A y regarder de très près cependant, le terme « chleuh » a été aussi une insulte à l’égard des Marocains berbères sous le protectorat. Le français en l’empruntant n’a fait que le transposer dans un nouveau contexte historico-politique, le terme gardant sa valeur sociale d’origine. En termes plus clairs, le Français n’a pas seulement emprunté ce lexème pour dénommer la communauté berbérophone mais également la diffamation qui s’y est déposée. Tel est aussi le sort sous emplois diffamatoires des termes « juif » et « arabe », comme il ressort de cette phrase de Molière « Quel Juif, quel Arabe est-ce là ? ». L’expression « tête de Turc » est également significative à cet égard : Le Petit Robert la définit comme suit : dynamomètre sur lequel on s’exerçait dans les foires en frappant sur une partie représentant une tête coiffée d’un turban. En somme, ce dynamomètre rappelle la « tête des Turcs » d’une certaine époque qui portaient une coiffure faite d’une bande d’étoffe enroulée autour de la tête. Même si cet usage proprement dit a disparu, il n’en reste pas moins vrai qu’il a donné lieu à l’emploi figuré suivant : être la « tête de Turc » de quelqu’un, signifie toujours d’après Le Petit Robert : être sans cesse en butte aux plaisanteries, aux railleries de quelqu’un. Ces expressions, quand bien même leur sens aurait sensiblement évolué, témoignent toujours du mépris et des préjugés que les usagers vouaient aux réalités auxquelles elles s’appliquent.  
L’idée qu’on cherche à défendre ici est que le langage se prête, en plus de son rôle d’instrument de communication, comme une mémoire collective où s’inscrivent en se verbalisant, comme autant de témoignages, les événements et les expériences de masse qui marquent l’histoire de la communauté concernée. Il s’agit, comme dirait G. Mounin (Linguistique et philosophie, 1975) de fossiles linguistiques, c’est-à-dire de traces verbalisées d’expériences collectives antérieures à la langue actuelle.
On invoquera, à l’appui du fait que les deux expressions grippe porcine et grippe A/H1N1 entrent dans un rapport de confrontation accusateurs / accusés, l’exemple d’autres épidémies qui n’ont fomenté aucune tension diplomatique occulte qui pût transparaître à travers des formes linguistiques concurrentes.
On se souvient dans cette perspective que les efforts mondiaux attachés à l’éradication de la grippe aviaire et la maladie de la vache folle ne se sont pas soldés par des situations conflictuelles sur leurs origines et ne sont pas, du coup, cristallisés dans la langue sous formes de deux ou plusieurs expressions adverses. La raison résiderait dans deux points :   
- tous les pays du monde sont éleveurs et consommateurs de volailles et de bovins,
- même si le foyer de ces deux maladies est connu, les autres pays ne peuvent d’aucune  manière trancher, sur pièces, qu’ils n’ont pas connu ces maladies au cours de leur histoire.  
En un mot, une loi qu’on viole tous n’a pas en fait la valeur d’une loi, puisque ce qui définit l’essence d’une loi est le fait qu’elle n’est censée être violée que par quelques-uns et non par tous.
A supposer que ce raisonnement soit assez adéquat et que les deux dénominations reflètent le partage de l’opinion internationale en deux camps opposés, il convient de souligner la part de la contribution linguistique dans cette tension culturelle implicite et d’en préciser les mécanismes sous-jacents. On inclinerait bien volontiers à croire que les deux expressions n’ont pas le même succès auprès des gens et que la différence de ce statut est à chercher dans la nature du rapport signifiant/signifié des deux formules concernées.
En matière des caractéristiques du signe linguistique, on distingue, entre autres traits, depuis Saussure entre arbitraire absolu et arbitraire relatif : l’arbitraire absolu désigne un rapport immotivé entre signifiant et signifié ; à titre d’exemple, il n’y a aucune raison a priori pour associer le signifiant [pomme] au signifié ou concept ‘pomme’. En revanche, l’arbitraire relatif présente le rapport entre signifié et signifiant comme étant relativement motivé, c’est-à-dire qu’il existe déjà quelques éléments sémantiques qui permettent au locuteur d’inférer le sens dénoté. Le signe linguistique onzième par exemple est formé sur la base d’un rapport arbitraire relatif, car le sens est en grande partie donné par le sens du signe linguistique onze. Il convient de noter sur ce point que l’origine de cette distinction remonte à un débat très vieux qui divisait les philosophes de l’Antiquité entre naturalistes (les stoïciens) et conventionnalistes (conception aristotélicienne). Les premiers stipulaient que l’origine du langage humain est d’ordre naturel, c’est-à-dire que toutes les formes linguistiques présentaient au début une iconicité originelle avec les réalités qu’elles désignaient avant d’évoluer en se complexifiant progressivement et de perdre ainsi toute trace d’identité avec la forme originelle. Les conventionnalistes, par contre, attribuaient les origines du langage humain à une volonté humaine ou divine. D’où la nature fondamentalement arbitraire des formes linguistiques.
Cet éclairage permet de conclure à deux types de rapports entre les signifiants et les signifiés respectifs des expressions concernées, un rapport arbitraire relatif pour l’expression grippe porcine et un rapport arbitraire absolu pour l’expression grippe A/H1N1. Le degré de diffusion et de succès de chacune d’elles repose effectivement sur l’efficacité du choix de la  modalité de désigner la pandémie. Le rapport entre signifiant et signifié de l’expression grippe A/H1N1, étant absolument arbitraire, ne réussit pas à faire passer entièrement son contenu. Par conséquent, le locuteur ordinaire n’est pas porté à connaître le plus immédiatement possible le sens de l’expression. Si en effet la prédilection des camps pour telle ou telle expression procède d’une volonté déclarée, il est totalement raisonnable d’en déduire quelques renseignements sur les positions prises relatives à l’origine du virus. Un mauvais esprit suspecterait le camp qui affectionne l’expression grippe A/H1N1 de s’accepter, d’une manière ou d’une autre, coupable, autrement dit de reconnaître implicitement sa part de responsabilité dans l’émergence du virus, pour autant que le degré très conventionnel de l’expression serve à éloigner autant que possible la question sur l’origine de la pandémie. C’est un stratagème de spécialistes, d’ailleurs moins connu du profane, celui qui consiste à détourner consciemment l’attention des gens de l’animal ou – très rarement- de l’insecte, sources de quelques maladies, en recourant à des appellations qui ne favorisent par leurs formes aucune association d’idées propre à enthousiasmer les gens dans la rage d’exterminer les espèces ciblées. Qu’on se rappelle les efforts louables déployés par diverses organisations dans le but d’apitoyer les gens sur le sort des requins, objets d’affreux carnages auxquels ont participé quelques navets, du type de Jaws, qui en ont brossé d’horribles tableaux.  
L’expression grippe porcine connaît un meilleur sort ; elle parvient en effet sans peine à transmettre son contenu idéologique et socioculturel à l’opinion internationale. Le mécanisme sous-jacent, garant de ce succès, est pourtant très simple : la mise à profit de l’iconicité indirecte de l’expression. Contester le bien-fondé de cet argument reviendrait, pour notre part, à méconnaître le rôle crucial que remplit l’iconicité indirecte ou la motivation relative dans le processus d’acquisition du langage. On se contente, pour la clarté de l’exposé, d’en rappeler ici quelques avantages. L’exemple le plus canonique, parce que systématique et régulier, est celui qui autorise le locuteur à deviner aisément le sens des expressions complexes qui sont dérivées à partir d’unités simples : qui connaît le sens de pomme, banane, olive, ne peut se tromper sur les sens des unités dérivées pommier, bananier, olivier. Dans le même ordre d’idées, un locuteur français est en mesure de former et de comprendre un mot tel que indécodable même s’il ne l’avait jamais entendu ou vu auparavant, sur la base de sa seule connaissance des préfixes in- et dé- et du suffixe-able, associés à la base code. L’importance de la motivation relative dans ces cas et d’autres est, d’une part, de réduire la charge de la mémoire et, d’autre part, de permettre à la langue d’échapper à la fatalité de catalogue, qui se réduit, en dernière analyse, à une infinité de mots difficilement mémorisables. Comme on le voit, l’expression complexe grippe porcine est formée sur le principe fondamentalement définitoire de la notion de langue, à savoir la simplicité. De plus, l’expression est relativement iconique, ce qui ne manque pas de vulgariser rapidement son contenu lexical et socioculturel. D’où son succès incontestable en regard de l’expression concurrente grippe A/H1N1.
Le choc culturel entre pays musulmans et non musulmans ne cesse, à chaque crise, de fixer les épisodes de son drame dans les structures de la langue. Des siècles plus tard, ces structures serviront de fossiles linguistiques qui témoigneront des nombreux moments de tensions culturelles qui auront marqué le cours de l’histoire humaine. Sans prétendre à une argumentation péremptoire, on pense qu’avant les attentats du onze septembre, beaucoup de locuteurs francophones, indépendamment de leur confession religieuse, pouvaient sans-gêne employer, en vertu de leur synonymie, les couples de mots musulman et islamique ; islam et islamisme. Mais, actuellement, le choix de l’un ou de l’autre mot est soumis à l’austérité de la conviction idéologique et à la rigueur de la loi d’appartenance à l’un des deux camps suivants : le camp qui innocente la religion musulmane des actes terroristes et celui qui l’accuse d’en être le principal instigateur. Les mots revêtent ainsi une valeur signalétique qui nous informe sur les dispositions d’esprit des locuteurs vis-à-vis du conflit culturel entre monde musulman et monde non musulman.
Vérité ou mythe ? Ce que la diplomatie cherche à taire sous l’artifice des accords et des conventions internationaux, la langue le dévoile tout simplement dans ses structures. La langue, c’est en quelque sorte Prométhée qui vole le feu de l’Olympe et l’offre aux hommes, qui s’en éclairent ici-bas.       


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