Le sport roi a compensé chez l'homme ce tempérament impétueux qui le portait à livrer bataille à tout et pour rien : Le football, une allégorie de la guerre


Par Elmustapha Lemghar *
Mercredi 25 Novembre 2009

Le sport roi a compensé chez l'homme ce tempérament impétueux qui le portait à livrer bataille à tout et pour rien : Le football, une allégorie de la guerre
Nul doute que le football ne soit plus une affaire de sport ; il est apparemment moins une affaire de politique que de culture. Disons-le tout de suite : le football, c'est le lieu des conflits et des chocs culturels. Sous cet angle, il est très naturel de dire que le football se donne à interpréter moins comme jeu que comme langage, si bien sûr on comprend langage dans son sens général qui se ramène à toute forme de communication verbale ou visuelle, humaine ou animalière ou tout autre. Tel étant le cas, le football est alors un signe sémiologique dont il faut décrire la structure afin d'en appréhender un tantinet l'usage et la signification. D'où l'intérêt qu'on lui porte ici d'autant plus que le dernier match Egypte/Algérie n'a cessé depuis quelques mois de préoccuper l'opinion arabe et maghrébine, et à l'heure où l'on écrit ces lignes, la tension augmente entre les deux pays et une crise diplomatique semble imminente si elle n'est déjà amorcée.    
Si le football est un signe sémiologique, c'est pour autant qu'il a une forme et un contenu ou, tout simplement, un signifiant et un signifié dont l'association forme, suivant l'enseignement saussurien, le signe qui s'applique à dénoter grosso modo l'activité impliquée par le jeu en question. On doit rappeler, avant d'aller plus loin, que ce sens ne prévaut actuellement que dans les rencontres amicales où le résultat n'est d'aucun profond impact sur le classement mondial des pays ; mais encore faut-il noter que même dans pareils matches, le fair-play est souvent gangréné par le désir insatiable de la victoire, ce qui ne manque pas parfois de conduire à des accrochages jugés très déplacés par un public posé, qui ne se sent pas effectivement impliqué. Toujours est-il qu'il arrive souvent que ce fair-play soit mis en défaut par la nature des relations diplomatiques des pays. Pour peu, en effet, que les pays soient en conflit, le match qui les réunit se donne à lire davantage comme règlement de compte que comme rencontre amicale. Et c'est, par ailleurs, ainsi que doit se comprendre la rareté des matches amicaux entre nations ennemies, à moins que celles-ci ne cherchent à porter aux écrans du monde leur aversion avouée. On se souviendra que beaucoup de matches amicaux arrangés dans le but de rapprocher deux équipes, et à travers elles, des quartiers, des villes ou des nations adverses ne sont parvenus qu'à envenimer de plus bel leur inimité.  
Le changement est imperceptible, au cas où on ne s'en serait jamais aperçu : la conception du football en tant que sport où le fair-play et la loyauté sont des règles de mise se retranche  au point de disparaître derrière les autres valeurs qui composent le contexte informatif du jeu. C'est autant dire que son sens se trouve élargi à d'autres dimensions extensives aux nouvelles donnes du paysage diplomatique. Loin d'être radicalement une activité ludique, le football est devenu surtout un mythe au sens barthien du terme : « Le mythe est une parole » (Mythologies, p. 193), c'est-à-dire un système de communication qui transmet un contenu ou plutôt un message où se trouvent réinvestis, pour qui sait voir, les orientations tendancieuses des pays confrontés. Le football, devra-t-on conclure, est bel et bien un mythe, conformément à la thèse de Barthes, puisqu'il est sous-tendu, comme tout autre mythe, par le schéma tridimensionnel suivant : le signifiant, le signifié et le signe. Pour aller vite, on soulignera que le total associatif d'un signifiant et d'un signifié (ici le signifiant [football] et le signifié (un type précis de sport') fonctionne comme le signifiant d'un autre signifié, c'est-à-dire comme un autre signe. Simplifions davantage ce schéma : le signe sémiologique joue sur deux plans sémantiques à la fois distincts et complémentaires, celui du sens linguistique ou, pour préciser, du sens lexical et celui du sens connotatif, qui est, dans une perspective large, le lieu de toutes les charges sémantiques potentielles, affectives, sociales, idéologiques, etc.  
Il va sans dire qu'on contesterait l'application de ce signe au schéma du mythe si on ne prenait pas en ligne de compte sa nature sémiologique. Il ne s'agit pas, loin s'en faut, de l'aligner sur le signe linguistique : celui-ci est linéaire et arbitraire, l'autre, étant visuel, est multidimensionnel et motivé. On ajoutera ceci que sa signification est dynamique et encyclopédique. En un mot, le football se lit dans tous les sens de manière littérale et dynamique. Mais qu'on ne perde pas de vue cet aspect crucial : la scène visuelle qui définit en propre ce jeu tire sa signification de sa configuration générale : tout peut être élément du jeu : pelouse, tribune, arbitres, coach, public, journalistes, commentateurs, etc. Si tel n'était pas le cas, on verrait mal pourquoi les sanctions de la Fifa sont infligées tant aux joueurs, aux arbitres, aux coachs qu'aux publics. Une autre preuve non moins probante tient dans la contribution du public, contribution si considérable qu'elle lui a valu la place du treizième joueur. L'implication massive d'autres instances dans le cours de la rencontre définit l'aspect dynamique et encyclopédique de la signification du jeu, dans la mesure où celle-ci ne cesse d'être négociée pendant le temps de la partie. Autrement dit, la signification finale qu'acquiert le match est fixée, souvent bien après le coup de sifflet final, par le concours de tous les éléments constitutifs de la configuration qui, tous ensemble, lui donnent sa coloration définitive.      
C'est, pense-t-on, la participation collective dans la fixation de la signification d'une rencontre qui promeut le football au rang d'espace de tension culturelle qui se cristallise à son tour dans l'histoire socio-sportive du pays et demeure prête à refaire surface au cours des prochaines occasions.
Comparé aux autres systèmes sémiologiques, tout aussi candidats au statut de vecteurs de conflits culturels, le football bénéficie d'un statut très privilégié qu'il doit surtout à sa popularité, voire à son universalité. Mais plutôt que d'expliquer cette popularité en termes du nombre des personnes qui l'aiment, il convient d'en chercher les raisons dans la place centrale qu'il occupe dans ce qu'on pourrait appeler l'imaginaire universel. Une telle universalité ne peut s'ériger en l'absence d'un idéal que les peuples y poursuivent inconsciemment, celui de glaner les victoires et de fonder ainsi une réputation mondiale propre à relancer le développement du pays dans le respect de ses choix diplomatiques. Il est tout à fait possible qu'il soit politisé s'il est orienté pour satisfaire un double besoin, celui du peuple avide de victoires et celui de l'Etat en quête de ressources et d'investissements étrangers.
Cet idéal (remporter interminablement les victoires) serait-il le thème obsessionnel de la guerre? Esquisser une brève comparaison entre le statut sémiotique du football et de la guerre (la guerre classique) permettra de mieux comprendre le retour de ce refoulé séculaire. Bien que beaucoup d'autres sports soient également investis du pouvoir de représenter les nations dans différentes manifestations internationales, et quand bien même chacun d'eux aurait ses admirateurs, le football demeure le seul sport qui enflamme, en les fondant dans le feu du jeu, toutes les couches de la société qui se trouvent ainsi spontanément réunies, âge et sexe confondus, dans la liesse de la victoire et dans l'amertume de la défaite. Il ne peut s'agir ici d'une simple passion, puisque une passion quasi-commune nous semble chose impossible ; il s'agit surtout d'une hantise humaine qui consiste dans l'impulsion à la rivalité et au dépassement de l'autre, impulsion qui n'a d'égale que la réalisation d'un exploit, objet insaisissable parce que renouvelable que l'orgueil poursuit éternellement. Cette obsession dont on peut à peine prendre conscience ressurgit à chaque rencontre, mais à des degrés d'intensité sensiblement variés selon les orientations idéologiques et les particularités socioculturelles des pays confrontés. Besoin est de préciser ici, pour la clarté de l'exposé,  que des parties de football qui opposeraient les Américains aux Russes ou Les Français aux Marocains ou encore les Anglais aux Argentins, etc., ne peuvent se dérouler sans activer des zones sombres de leurs histoires communes et de raviver, ne serait-ce que durant le temps de la partie, leurs vieux sentiments de haine et d'hostilité. Donc, football et guerre mélangent leurs destinées, rapprochés qu'ils sont par une association d'idées qui repose en grande partie sur ces traits affinitaires : ils épousent toutes les couleurs possibles : tribales, régionales, nationales, continentales et mondiales ; ils aboutissent aux mêmes résultats : soit une égalité, soit une victoire, soit une défaite ; ils se déroulent tous deux dans un espace d'instanciation (pour reprendre une expression chère aux cognitivistes), qui est le champ de bataille pour la guerre et la pelouse pour le football ; ils opposent deux équipes ou deux armées, engagées, pour l'amour de la patrie, à défendre les couleurs nationales. Finalement, le football, tout comme la guerre, a des alliés qui le soutiennent de loin ou de près. Il faut noter que cette alliance, en dehors de tout endoctrinement de quelque ordre qu'il soit, est souvent spontanée et est déterminée davantage par le facteur géographique que par des facteurs sociopolitiques. Aussi défend-on, si besoin est, l'équipe de son quartier, puis de sa ville, puis d'une ville de la région, puis de son pays, puis du pays voisin, enfin de son continent ; et  s'il y avait des équipes extraterrestres, on aurait sans doute soutenu l'équipe qui représente notre planète. Aussi la signification du football opère-t-elle sur deux plans, sur le plan métaphorique, où elle est une allégorie de la guerre et sur le plan réel, où elle est l'occasion de jouer et/ou rejouer l'honneur des nations impliquées.
Curieusement,  leur parenté est si bien établie qu'elle favorise la migration réciproque de leurs lexiques. Plan, stratégie, tir, roquette, missile, etc., voilà quelques termes très récurrents dans la bouche des commentateurs de matches (je pense ici surtout aux commentateurs arabophones). Si on en croit certains sémanticiens, qui s'inspirent de la théorie de Sperber,  beaucoup de mots voient leur sens changer sous l'effet du retour fréquent dans les conversations ordinaires des locuteurs de leurs thèmes favoris, c'est-à-dire de leurs thèmes obsessionnels. En effet, on transpose dans le langage général, celui de la communauté linguistique en question,  les termes et les images des activités qu'on exerce dans des domaines particuliers. V. Nyckees (La sémantique, 1999) rapporte à ce sujet que les Poilus français de la première guerre appelaient les haricots shrapnels, la famille nombreuse,  mitrailleuse à gosses, etc. Selon lui, cette prédilection pour les termes et les images qui trahissent nos hantises et nos sujets d'intérêt, « représentent souvent aussi des « ruses de la sociabilité ». Ainsi, le Poilu contribue-t-il à désamorcer l'inquiétude diffuse au sein du groupe en minimisant les dangers encourus et en feignant de considérer les shrapnels comme aussi peu nuisibles que des haricots, au point d'intervertir leurs dénominations. C'est là une politesse qu'il rend à ses compagnons » (Ibid., 123).
Cette explication nous paraît judicieuse sauf qu'elle ne s'applique pas à rendre compte de l'intention véhiculée par l'autre dénomination, à savoir mitrailleuse à gosses. Ainsi, pense-t-on, si la première expression cherchait à dérider les soldats en leur rappelant des images familières de leur vie en paix, la seconde, par contre, semble traduire l'horreur qu'ils avaient des familles nombreuses. Bref, selon la donne, on recourt soit à un lexique atténuant, soit à un lexique terrifiant.  
Dans cette optique, l'usage par les commentateurs de termes forts, puisés dans le répertoire de la guerre achève en effet de transformer le public de simples spectateurs en une sorte de contingent de réserve, qui dans sa transe contagieuse et à mesure qu'il se met dans l'état d'esprit de défendre le pays, de repousser l'ennemi et de venger l'honneur bafoué, perd tout contact avec la réalité en confondant le plan métaphorique et le plan réel du jeu.  On le voit, ce qui est hantise pour les uns est souvent exhortation pour les autres et ce qui est simple dire pour les premiers est fatidiquement acte pour les seconds. Ne s'explique-t-il pas ainsi, en plus des accrochages sanglants, les actes de vandalisme perpétrés par le public même du camp gagnant?          
La nature du football en tant que mythe, à la différence de la guerre qui est une réalité, est de reporter, après chaque rencontre,  à plus tard  la négociation du présent résultat, ce qui ne permet pas, loin s'en faut d'ailleurs, à ce jeu d'échapper à la menace de circularité.  Donc, quelque intéressant que soit ce sport, le public finira par s'en détourner un jour, surtout s'il arrive qu'un autre mythe en vienne à le relayer dans sa signification et son étendue.  
Mais une telle fin, si elle est probable, ne doit pas nous cacher le rôle considérable que remplit le football dans le rapprochement des nations. Quitte à paraître intuitif, on notera que le football s'est progressivement substitué aux guerres qui se déclenchaient pour des prétextes futiles (comme nous l'enseigne le mythe de La guerre de Troie) et a ainsi compensé chez l'homme ce tempérament impétueux qui le portait à faire la guerre à tout et pour rien.                                                       

* Enseignant à la faculté
Polydisciplinaire de Safi 


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