Le séisme silencieux du pouvoir

Quand la machine administrative remplace la décision politique


Mohamed Assouali
Mardi 9 Décembre 2025

Il arrive, dans la vie politique d’un pays, un moment où une simple phrase suffit pour faire vaciller un édifice conçu pour sembler solide. La phrase prononcée par Mohamed Aujjar – figure majeure du Rassemblement National des Indépendants, ancien ministre de la Justice et diplomate de carrière respecté – appartient à cette catégorie de détonations qui ne passent pas inaperçues. Car pour la première fois depuis longtemps, un acteur issu du cœur même de la majorité gouvernementale ose déclarer publiquement ce que l’opposition socialiste signale depuis des années : l’administration gouverne, les élus exécutent, les ministres subissent… et la politique n’est plus qu’un décor.
L’USFP, en particulier, a longuement alerté sur le fait que la régionalisation avancée, pourtant consacrée dans la Constitution de 2011, est restée enfermée dans une mise en œuvre technocratique, vidée de sa dimension politique. Les élus gèrent l’accessoire ; l’administration gère l’essentiel 
Son intervention n’a pas révélé un secret. Son impact vient du fait qu’elle a mis des mots clairs, nets, sans ambiguïté, sur ce que tout le monde constatait sans jamais l’affirmer ainsi. Lorsque le dirigeant d’un parti à la tête du gouvernement reconnaît que les ministres se meuvent dans un espace contraint, cernés par une machine administrative héritée du passé, que les présidents de communes ne lèvent le stylo qu’après l’aval du représentant du ministère de l’Intérieur, et que les walis et gouverneurs pilotent le développement territorial comme s’ils étaient les véritables détenteurs du pouvoir exécutif, alors l’on n’est plus dans le commentaire politique : on est dans la confession institutionnelle.
Cette confession constitue un tournant. Non parce qu’elle révèle l’existence d’un pouvoir administratif fort – cela n’a jamais été un secret –, mais parce qu’elle le reconnaît depuis l’intérieur du système qui, d’habitude, s’échine à le nier. Aujjar n’a pas dénoncé simplement une anomalie : il a exposé, frontalement, l’une des failles les plus profondes de la gouvernance marocaine contemporaine, à savoir la disjonction quasi totale entre la représentation politique et l’exercice réel du pouvoir.
Une majorité politique dénudée par l’un de ses propres architectes
Ce que le dirigeant du RNI a exprimé, c’est qu’au Maroc, le pouvoir politique n’est plus moteur: il est périphérique. Les institutions élues n’ont plus la main sur la décision structurante; elles en assument seulement les conséquences. Ceux qui élaborent les budgets territoriaux, orchestrent les grands chantiers et pilotent les dynamiques économiques ne sont plus les élus mais les représentants territoriaux de l’Etat. Et ceux-ci, tout en étant dépositaires d’une grande compétence technique, ne sont soumis ni au vote populaire, ni à la sanction démocratique.
En révélant ce déséquilibre, Aujjar ne mettait pas seulement en cause un dysfonctionnement administratif, mais un véritable déficit démocratique, devenu structurel et assumé. Et ce déficit, l’opposition l’a maintes fois signalé.
L’USFP, en particulier, a longuement alerté sur le fait que la régionalisation avancée, pourtant consacrée dans la Constitution de 2011, est restée enfermée dans une mise en œuvre technocratique, vidée de sa dimension politique. Les élus gèrent l’accessoire; l’administration gère l’essentiel.
Mais lorsque cette vérité ne vient plus de l’opposition, mais d’un homme qui a occupé l’un des portefeuilles les plus sensibles de l’Etat, qui connaît les arcanes du pouvoir, qui siège dans la formation politique dominante, alors elle se transforme en acte de rupture. Et cette rupture ne touche pas seulement son parti: elle touche la légitimité même du récit gouvernemental.
Car que reste-t-il du discours officiel sur «l’efficacité gouvernementale», sur «la stabilité institutionnelle», sur «les réformes historiques» lorsqu’un de ses propres symboles affirme publiquement que le gouvernement ne gouverne pas? Que devient la rhétorique de la majorité lorsque l’un de ses piliers explique que la décision se fabrique hors du champ politique, dans des sphères d’autorité non élues, non contrôlées, et surtout non responsabilisées?
Ce que dit Aujjar, en réalité, c’est que la majorité dirigeante n’est pas maîtresse de son propre agenda. Elle administre, elle annonce, elle commente, mais elle ne décide pas. Elle existe politiquement… mais elle n’existe plus institutionnellement. Elle parle… mais elle ne commande pas.
Et cela, dans un système politique moderne, équivaut à une crise existentielle.
Ce n’est pas un hasard si cette sortie intervient au moment où le RNI tente de relancer son récit interne, de redonner souffle à une majorité usée et d’offrir à l’opinion publique un bilan positif. La parole d’Aujjar vient contredire frontalement cette stratégie. Elle révèle une fissure dans la façade, une fracture dans le discours, un doute dans la confiance affichée. Elle dit : la réalité n’est pas celle que vous pensez. Les choses ne fonctionnent pas comme vous le croyez. Le gouvernement ne tient pas les commandes. L’administration, oui.
Une crise silencieuse qui touche désormais la représentation, la légitimité et l’avenir politique du pays
Le second choc majeur de son intervention réside dans sa critique ouverte du Parlement. Quand un ancien ministre affirme que la Chambre des représentants ne reflète plus la société, que les élites renouvelées n’y restent jamais, que les visages jeunes et féminins y passent comme des silhouettes éphémères, tandis que les hommes d’affaires y entérinent leur domination par la force de l’argent, il ne porte pas atteinte à un simple pilier institutionnel: il met en cause la légitimité démocratique du pays.
Cette critique n’est pas nouvelle. L’opposition parlementaire la formule depuis longtemps. Mais elle devient explosive lorsqu’elle vient d’un responsable du parti qui préside l’exécutif. Elle devient un diagnostic interne, pas une revendication externe. Elle devient un cri d’alarme, pas un slogan.
Et ce cri d’alarme s’inscrit dans un contexte stratégique particulier: la nouvelle phase diplomatique ouverte par la résolution du Conseil de sécurité sur la question du Sahara. Aujjar établit un lien clair entre cette étape et la nécessité d’une réforme institutionnelle profonde. Ce n’est donc pas seulement un débat technique: c’est une interrogation directe sur la capacité du système politique marocain à accompagner les enjeux géopolitiques, économiques et sociaux qui s’annoncent.
Un pays qui prépare un repositionnement international majeur ne peut se permettre de fonctionner avec une démocratie affaiblie, des élus marginalisés, un Parlement transformé en espace transactionnel et une administration qui monopolise la totalité du pouvoir exécutif. Le Maroc, dit implicitement Aujjar, entre dans une période où le modèle institutionnel actuel n’est plus soutenable. Où la dissociation entre l’Etat administratif et l’Etat politique n’est plus tenable. Où la gouvernance doit être repensée avant que la crise ne devient irréversible.
La véritable question est donc la suivante: le Maroc est-il prêt à regarder en face cette réalité? Est-il prêt à admettre que la réforme politique n’est plus un luxe, mais une condition de survie? Est-il prêt à comprendre que la régionalisation, la démocratie locale, la représentativité parlementaire, la responsabilité ministérielle et l’équilibre des pouvoirs ne peuvent plus rester des concepts théoriques, mais doivent devenir des mécanismes fonctionnels, vivants, ancrés dans la pratique?
Parce qu’un pays où l’administration décide et où la politique exécute n’est pas un pays en réforme. C’est un pays sous tension. Un pays où les élus ne décident pas n’est pas un pays démocratique. C’est un pays sous tutelle.
Un pays où le Parlement ne représente plus n’est pas un pays stable. C’est un pays fragmenté. Un pays où la majorité ne gouverne pas n’est pas un pays gouverné. C’est un pays administré. Et être administré, ce n’est pas être dirigé.
La puissance publique peut s’accommoder un temps d’un système sans politique. Mais aucun projet national durable ne peut s’y construire. Aucune vision stratégique ne peut y prendre forme. Aucun modèle de développement ne peut y prospérer. La question, aujourd’hui, n’est plus de savoir si l’administration est performante ou non. La question est de savoir si le pays peut continuer à être dirigé hors du champ politique. La réponse d’Aujjar, dans toute sa dureté, est claire : non.
Ce que sa sortie révèle, en profondeur, c’est l’urgence d’un débat national sérieux, adulte, honnête, sur l’équilibre réel du pouvoir au Maroc. Sur la place des élus. Sur la fonction des partis. Sur la valeur du vote. Sur le poids du Parlement. Sur la crédibilité du gouvernement. Sur la relation entre l’Etat administratif et l’Etat politique. Ce débat doit être ouvert non pas pour contester, mais pour corriger. Non pas pour affaiblir, mais pour renforcer. Non pas pour briser, mais pour reconstruire.
Car si l’administration gouverne tout, la politique ne gouverne plus rien. Et un pays où la politique ne gouverne plus n’est pas un pays en marche, mais un pays en attente. Et l’attente, en politique, est toujours un danger.

Par Mohamed Assouali
Secrétaire provincial  de l’USFP – Tétouan
 
 
 
 


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