Le reflet manifeste d'une fracture sociale

Violences inédites et contestation radicale


Hassan Bentaleb
Mercredi 8 Octobre 2025

Le reflet manifeste  d'une fracture sociale
Dans les petites villes rurales de Sidi Bibi, Aït Amira et Laqliaa, la contestation menée par le mouvement GenZ 212 a pris une tournure inattendue, mêlant colère explosive et violences inédites. Loin d'être de simples revendications exprimées par une jeunesse organisée, ces manifestations ont surpris par leur radicalité : attaques ciblées contre des symboles du pouvoir, actes de vandalisme et émeutes ont fait vaciller un ordre social jusque-là perçu comme stable.
« Cette violence soudaine est le reflet d'une profonde fracture sociale, longtemps ignorée par les politiques publiques, et révèle le désespoir d'une génération exclue et marginalisée », décrypte le Dr. Khalid Alyoud, chercheur et auteur de l’ouvrage : « Les mutations socio-spatiale et économique à la plaine de Chtouka : cas des communes de Sidi Bibi et Aït Amira ».  Analyse.
 
Histoire longue                                                                                  
 
Pour le Dr. Khalid Alyoud, l’analyse de la situation dans les régions d'Aït Amira, Laqliaa et les environs de Sidi Bibi, exige impérativement de remonter à ce que nous appelons «l'histoire longue». Cette approche consiste à considérer la continuité historique comme une trame fondamentale pour comprendre les transformations sociales contemporaines. « La région en question était, sur une très longue période, caractérisée par une population relativement stable, vivant principalement d'une agriculture de subsistance. Cette économie locale était fortement soutenue par les revenus envoyés par des membres de la famille émigrés en Europe, ce qui souligne l'interdépendance entre mobilité migratoire et survie économique locale », nous a-t-il expliqué. Et de poursuivre : « Au début des années 80, un changement structurel significatif s'est opéré avec l'introduction massive de la culture sous serre. Ce mode d'agriculture intensive a provoqué une transformation socioéconomique majeure en recrutant une main-d'œuvre abondante, saisonnière et non qualifiée. Cette mutation a enclenché d'importants flux migratoires internes vers cette zone, principalement des travailleurs agricoles venus d'autres régions, notamment de Khénifra, Ouarzazate, Errachidia et Aït Rakha, des zones confrontées aux effets du changement climatique comme la sécheresse ».
 
Processus migratoire
 
« Le processus migratoire a d'abord concerné une main-d'œuvre féminine saisonnière, précise notre interlocuteur. Ces dernières travaillaient temporairement, mais ont progressivement commencé à s'installer durablement dans la région. Ce faisant, elles ou leur famille ont acquis des terres jusqu'alors agricoles, fragmentées par morcellement. Ce morcellement, loin d'être un simple fait économique, a été facilité par des pratiques de corruption impliquant des élus locaux».

Cette installation durable a eu pour conséquence, indique le Dr Khaled Alyoud, un surpeuplement dans des conditions souvent précaires. « Sociologiquement, cela engendre plusieurs enjeux liés à l'urbanisation non planifiée, à la rupture des liens sociaux traditionnels et à l'apparition de fragilités sociales. La jeunesse nombreuse, la présence de familles éclatées, de mères célibataires confrontées à des addictions notamment aux drogues, sont autant de facteurs qui participent au défi social posé par cette population. Les lieux publics, notamment les cafés remplis du matin au soir, deviennent des espaces de sociabilité ambivalente où se jouent à la fois l'intégration sociale et parfois la marginalisation conflictuelle», note-t-il. Et d’ajouter : «Un autre aspect révélateur est la montée du banditisme. Cet «univers informel» est souvent stimulé par des facteurs économiques (l'acquisition à bas prix de motos facilitant la mobilité rapide), mais aussi par l'absence d'encadrement social et politique efficace. Ce qui illustre comment le vide institutionnel et le faible contrôle social peuvent alimenter des formes de déviance locales, que l'on peut comprendre comme des réponses sociales aux conditions économiques et spatiales de la région ».
 
Tensions sociales structurelles
 
Evoquant les incidents violents qui ont marqué la région, notre source nous affirmé que « ce qui s'est réellement passé après le déclenchement du mouvement «GenZ 212» ne peut être compris qu'au prisme des tensions sociales structurelles sur le territoire, et non comme un simple mouvement de la «génération Z» telle qu'on la conceptualise souvent». «En réalité, il s’agit de générations exclues, marginalisées, stigmatisées, et surtout victimes des défaillances des politiques publiques, à commencer par le Plan Maroc Vert, qui a contribué à appauvrir les zones rurales tout en enrichissant une poignée de grands agriculteurs capitalistes », souligne-t-elle.
 
Une jeunesse exclue, non représentée
 
« Quand ces jeunes sont descendus dans la rue, ils n'ont pas exprimé des revendications classiques portées par un mouvement social organisé. Ils étaient plutôt porteurs d'objectifs directs et violents : attaquer des institutions symboliques du pouvoir économique et sécuritaire telles que les banques, la poste, les locaux de la Gendarmerie Royale et les centres de commandement », explique le Dr Khalid Ayoud. Et de préciser : « Ces actes traduisent une profonde désaffection et une rage accumulée contre un système perçu comme non seulement inéquitable mais également oppressif ».
 
Effet contagieux
 
« Cette contestation violente, poursuit-il, a trouvé un écho et une amplification remarquables via les réseaux sociaux. Là où la jeunesse s'exprime souvent dans l'informel, l'instantanéité des médias numériques a joué un rôle déclencheur en étendant la mobilisation à des zones comme Sidi Bibi. L'incendie des entrepôts de la fourrière et la libération de centaines de motos, dont certaines ont servi à perpétrer des actes de violence, illustrent la montée d'une contestation qui dépasse la simple revendication sociale ». Et de noter : « Fait tout à fait notable : aucun slogan n'a été scandé lors de ces manifestations. Cela montre que le mouvement ne se structure pas autour d'un discours ou d'une demande claire, mais plutôt autour d'un rejet brut, d'un sentiment d'abandon profond et d'une volonté de rupture radicale avec l'ordre établi ».

Echec patent des politiques publiques
 
D’après notre interlocuteur, « cette situation est la conséquence directe d'un échec systémique des politiques publiques, qui n'ont pas su accompagner, écouter, ni anticiper les attentes de la population. Le Plan Maroc Vert, loin d'amener un développement inclusif, a plutôt accentué les inégalités en concentrant la richesse entre les mains d'une élite agraire, tandis que la majorité rurale s'appauvrissait. Cette rupture entre élites et population locale est une source majeure de tensions sociales ».
 
Fragilisation du tissu social traditionnel
 
Pourtant, une question demeure : comment se fait-il que ces sociétés rurales connues historiquement par des principes robustes de solidarité, de vie d'ensemble et d'entraide peuvent basculer dans la violence ? « Ce sont les effets pervers d’une migration interne non contrôlée ni accompagnée », lance-t-il. Et de constater :  « Ce phénomène central et massif dans ces régions, a profondément ébranlé ces valeurs en provoquant des recompositions familiales et sociales parfois dramatiques. La migration ici n'est pas un simple mouvement géographique, mais une transformation socio-culturelle qui n'a pas été accompagnée par des politiques intégratives ».
 
Propositions pour sortir du chaos
 
Pour dépasser cette crise, Dr. Khalid Alyoud  estime qu’« il est fondamental d’envisager une restructuration profonde des espaces ruraux. Cela passe, selon lui, par la création de maisons de quartier, d'espaces de proximité pour renforcer la cohésion sociale et la participation citoyenne, vie un encadrement soutenu des populations, notamment des jeunes ».

Par ailleurs, il soutient une ouverture à l'expertise scientifique, en faisant appel à des chercheurs, indispensable pour concevoir des politiques publiques éclairées, appropriées aux réalités socio-économiques et culturelles du terrain. Un dialogue constructif entre acteurs locaux, institutionnels et universitaires est nécessaire pour inventer des réponses innovantes face à la marginalisation.

Hassan Bentaleb


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