Le problème crucial, c’est celui de la justice sociale : marxistes et socialistes tentèrent d’y répondre (1960-1990) et échouèrent. A présent, il y a une tentative de réponse islamiste qui semble promettre plus qu’elle ne peut tenir, mais les islamistes prêchent par l’exemple en attendant d’être aux commandes : par leur solidarité sociale et leur proximité, ils veulent montrer ce qu’ils feraient s’ils avaient un pouvoir plus substantiel.
Il y a une compétition entre différents groupes islamistes, les ONG et l’Etat sur le terrain du développement social et vu la carence du gouvernement, il est facile de faire mieux que lui: le Maroc se classe 126ème sur 177 pays au plan du développement humain et ne fait que chuter. Si un parti fait plus que l’Etat pour les citoyens, la crédibilité de ce dernier en pâtit. Bien entendu, les islamistes au pouvoir continueront à servir la bourgeoisie; seraient-ils moins prédateurs? En tout cas, ils peuvent aisément satisfaire le rigorisme moral que semblent réclamer des millions de Marocains.
On ne peut pas continuer à penser au peuple marocain en termes de minimum vital car le nombre des laissés-pour-compte ne cesserait d’augmenter; il faut donc procéder à une distribution des richesses moins inégalitaire; plus on gère la pénurie à coups d’expédients sans réduire l’extrême disparité des richesses et plus on s’éloigne de la démocratisation : celle-ci nécessite une réelle généralisation de la scolarisation. L’extension des services économiques et sociaux : augmentation des allocations familiales, établissement des allocations de chômage et couverture médicale adéquate sont les conditions sine qua non de la démocratisation.
En outre, la corruption et le clientélisme poussent de nombreux diplômés à quitter le Maroc. Jeunes et moins jeunes ne rêvent que de partir. Faut-il fuir? La bourgeoisie et même la classe moyenne n’ont aucune foi dans un avenir démocratique et réellement libéral au Maroc; elles ont une conscience aiguë de la précarité de la situation sachant qu’elle tient grâce à un pouvoir qui ne lésine ni sur les moyens financiers pour contrôler la population, ni sur les procédés : il n’a aucun état d’âme et l’a bien montré depuis l’indépendance.
Quant aux Marocains qui ont émigré qui en Amérique, qui en Europe, d’autres en Australie à la recherche d’un travail, d’un espace de liberté ou d’opportunités diverses, ils ont beau fuir la réalité de leur origine, de leur état et de leur être, ils resteront, pour l’écrasante majorité, une population de deuxième rang, incapables de rompre l’asservissement qu’ils espéraient supprimer en fuyant.
Où qu’il aille, l’Arabe porte avec lui son être et son histoire, et son histoire, c’est l’autocratie, la colonisation, les dictatures, le déclin. Ethnic minority ou beur, son identité est faite de clichés. Ceux qui fuient leur nationalité et vont vivre dans des pays où on les perçoit exclusivement en tant qu’enveloppe charnelle (ils se réduisent involontairement à leur enveloppe charnelle), en tant qu’aspect physique et que peau se trouvent réduits à penser leur être en tant qu’immédiateté sensible et doivent éprouver ce mal-être à chaque fois qu’ils croisent l’Autre, l’Occidental; travail épuisant et ingrat parce qu’à peine ils ont rejeté par une attitude appropriée ou par le dialogue cette certitude sensible en tant qu’erreur et fausse conscience qu’un autre se présente pour leur infliger le même regard, la même perception, la même caractérisation.
Et donc, c’est une perte d’énergie colossale que cette réfutation toujours répétée. Tant que l’Arabe n’a pas accompli ce que firent ses ancêtres médiévaux dans le domaine des sciences et de la culture, il doit rester chez lui. Aller s’instruire à l’étranger, oui mais revenir aussitôt que possible pour changer l’image de l’Arabe. Si vivre à l’étranger était une solution, vous ne verriez pas des gens qui ont un pouvoir et des moyens formidables préférer risquer la mort selon leur propre perception d’une révolution imminente ou inévitable en restant dans leur pays.
Ces Marocains naturalisés Français ou Américains, une fois qu’ils ont goûté la liberté ailleurs, ne sont plus tourmentés par le manque de liberté et les injustices de leur pays d’origine. Ça ne les gêne pas d’avoir un optimisme extraordinaire et injustifié au sujet du Maroc, ce qui exprime en fait leur indifférence quant à l’avenir politique de leur pays d’origine.
D’autres disent qu’ils ont tiré leur épingle du jeu et que le pays ne s’améliorera jamais. Après les attaques terroristes du 11 Septembre 2001, certains Marocains Américains persécutés par le FBI sont rentrés douillettement au pays : ceux qui n’ont pas appris à lutter pour leurs droits vont là où ils sont momentanément en sécurité.
Primat du sacré et emprise de la tradition
Il y a partout dans le monde une attitude de désacralisation ; au Maroc, c’est l’inverse. Les Marocains se veulent des gens de foi et de bonne foi. A écouter les innombrables références religieuses qui ponctuent leur quotidien, on croirait qu’ils ne peuvent se satisfaire que du gouvernement de Dieu lui-même; grands consommateurs de sacré, ils répètent fréquemment le nom de Dieu et n’ont qu’un respect limité pour ses créatures.
Pour les Marocains, Dieu ne médiatise pas autrui; ils se conçoivent en relation univoque avec lui et demeurent indifférents au sort et aux droits du prochain. Les Marocains sont-ils tolérants? Très peu en fait; ils n’ont ni les égards et la courtoisie qu’exige Le Coran pour les Ahl al-kitāb (chrétiens et juifs), ni le respect de ce que la loi islamique permet aux musulmans: si je suis malade ou si je suis prêt à nourrir les soixante pauvres, je ne peux pas, malgré tout, manger en public pendant le Ramadan: le Code pénal et la vindicte publique sont là pour m’en empêcher.
La rupture publique du jeûne peut mobiliser les musulmans contre l’Etat s’il ne la sanctionne pas; nombreux ceux qui hurleraient que l’Etat n’est plus musulman. De même, accuser quelqu’un de ne pas être musulman exprime l’intention de prévenir tout soutien en sa faveur de la part de ses compatriotes et donc toute identification possible à ses valeurs. Or Dieu seul peut décider véritablement qui est musulman parce qu’on ne peut sonder les consciences; il y a certainement au Maroc une dérive kharijite de certaines obédiences sunnites, mais elle est inavouable.
Se subroger à Dieu dans la défense des valeurs religieuses n’est pas sans conséquence; la coercition sur le plan religieux se communique à d’autres activités sociales et politiques n’ayant rien de religieux : droits des travailleurs, représentation politique, défense des libertés, etc., de sorte que la répression ne peut jamais se limiter à un aspect déterminé de la vie sociale. Si on reconnaît aux oulémas un droit de regard sur le comportement des gens, ils auront le pouvoir politique indéfiniment.
Le sacré ne se limite pas aux rituels; il se manifeste également par les attitudes mentales qui en découlent, selon l’interprétation populaire ou savante produisant à la fois les doctrines théologiques et les attitudes sociales. Celles-ci manifestent un désintérêt pour l’action : si tout est voué à la disparition car Dieu seul est éternel, à quoi bon faire le moindre effort? Cette théologie populaire destinée à ne rien faire se traduit par une irresponsabilité générale. S’il y a un problème, Dieu y pourvoira; s’il y a une catastrophe, c’est Dieu qui l’a décidée. Les croyances prédestinationnistes pallient les défaillances de l’Etat dans tous les domaines et le déni de justice qui marque les rapports individuels.
Cette approche des problèmes selon une éthique fataliste est faussement religieuse; elle s’accompagne d’un sentiment de culpabilité fondamental.
A suivre