Le doyen de la musique, Abdelwahab Doukkali : “La musique fusion, c’est comme les mariages mixtes, ça peut donner des génies”


Propos recueillis par Par Abdeslam Khatib
Samedi 12 Décembre 2009

Le doyen de la musique, Abdelwahab Doukkali : “La musique fusion, c’est comme les mariages mixtes, ça peut donner des génies”
Abdelwahab Doukkali est sans conteste le seul chanteur marocain
qui a réussi, grâce à son génie, à transcender les générations et les goûts. Cinq décennies durant, il n’a cessé de créer et aussi d’étonner car c’est un
faiseur de succès.
Sa culture aussi étendue que son talent lui permet d’évaluer les choses à leur juste valeur, car Doukkali n’est pas
seulement un musicien auteur-compositeur et interprète. Il est aussi artiste peintre,
cinéaste et acteur.
Dans cette interview,
il nous ouvre son cœur
et nous livre ses
impressions sur la conjoncture artistique actuelle et sur d’autres sujets qui nous
tiennent tous à cœur.
Entretien

Libé : Votre dernière apparition a eu lieu au Festival des musiques sacrées de Fès. Depuis, on n’a plus eu de vos nouvelles. Que se passe-t-il ?

Abdelwahab Doukkali : En fait, c’est  M. Kabbaj, président de l’Association Fès-Saiss, qui m’a incité  à participer et à présenter le travail que j’ai fait ; un travail de longue haleine. Je m’explique : durant le Festival, et depuis même le début de ce Festival, rares sont les artistes et les participants qui ont consacré tout un répertoire au Festival de la musique soufie. Cela m’avait pris huit mois dont deux de recherches, en ce sens que j’ai dû m’enquérir des œuvres de près de trente maîtres  pour m’en imprégner et connaître  les Soufis, leurs styles, leurs secrets, leurs énigmes. Finalement, j’ai trouvé quelques poèmes de grands poètes, à commencer par Sidna Ali. Ils sont au nombre de sept et déjà le chiffre 7 est un chiffre magique qui évoque un certain nombre de choses. On dit sept ciels, sept portes, sept saints, sept clés, sept terres, etc. J’ai ainsi retenu Imam Chafai, Harrak, Boussairi, Imam Chachtouri, Ibn Arabi et Omar Khayyam. J’ai pu quand même composer 12 œuvres qui m’ont demandé huit mois ; huis mois à multiplier par trois ou quatre, car ce travail m’a demandé beaucoup plus d’efforts que d’habitude.  Je suis très satisfait de ce que j’ai fait. D’ailleurs, tous ceux qui ont assisté au Festival et toutes les affinités sont venus me féliciter dans les coulisses, alors qu’ils ne connaissaient peut-être ni l’arabe, ni les poèmes de ces poètes soufis. Dans mes œuvres, j’ai toujours essayé de faire une chose que je vais vous dévoiler surtout dans ce style classique. Si on enlève les paroles et qu’on demande à quelqu’un de dire un ou deux vers, eh bien ils ne seront pas loin du poète que j’ai chanté. C’était donc comme si je composais de la musique classique. Je reviens à ce que je disais sur le président Kabbaj qui m’avait promis d’organiser une table ronde mais je n’ai pas pu en raison de mes tournées et de mes fréquents voyages à l’étranger. Mais nous aurons le temps de discuter de ce projet  qui me tient à coeur, car il faut que le monde arabo-musulman connaisse ces œuvres et que ces œuvres-là arrivent dans tous les pays du monde.

Le paysage de la chanson a complètement changé. Pourquoi à votre avis?

Il y a plusieurs critères qui entrent en jeu. Vous savez, maintenant le commerce prend le dessus. Surtout au Moyen-Orient, ils sont devenus de grands spécialistes pour créer des chanteurs et surtout des chanteuses qu’on voit défiler dans des clips et qu’on choisit à partir de critères physiques. Certaines sont très belles et lorsqu’on les regarde, on n’entend même plus ce qu’elles chantent parce que ce n’est plus le plus important. Ils sont arrivés à imposer ces styles aux consommateurs. Il y a moins de sérieux dans la chanson mais que veut-on, le monde change, c’est ainsi.  La médiocrité s’installe et  pas seulement dans la chanson mais dans tous les domaines. Il y a malheureusement des médiocres qui acceptent la médiocrité. Bien sûr, on ne peut pas toujours chanter Mohamed Abdelwahab, Fairouz, Abdelwahab Doukkali ou Oum Kalthoum. On peut chanter autre chose. Si l’on voit les nouvelles générations qui chantent le rap par exemple, pourquoi pas ? Il faut seulement que cela soit artistique car l’art est fait pour éduquer les gens et les sociétés. On peut éduquer même en s’amusant. Charlie Chaplin, tout en faisant rire et en s’amusant, a transmis toute une philosophie et une éducation alors que pour les gosses, c’était un divertissement extraordinaire. Il a pu ainsi divertir les enfants et éduquer les grands.

Vous n’êtes donc pas contre la nouvelle vague ?

Je ne suis pas contre la nouvelle vague; au contraire j’aime bien ce qu’on fait. Mais il faut que ça rapporte quelque chose, une valeur ajoutée. Les Américains ont exporté à travers le monde des choses horribles au niveau du cinéma, de la musique et même au niveau des jeux pour enfants. C’est toujours la violence sans parler des autres comportements comme la casquette mise à l’envers, les espadrilles, le percing, le tatouage, la petite chaîne, le jean déchiré, certains gestes, etc. Tout cela devient à la mode. Seulement, on peut aussi être artiste et être bien habillé et propre, etc.. Donc on ne peux pas apporter quelque chose de sain quand on est habillé de cette manière. Cela dit, je ne suis pas contre. Au contraire, j’aime la fusion et les autres mélanges comme ce qui se fait au Festival d’Essaouira où la musique gnaouie est accompagnée par des guitares ou des trompettes, c’est comme le mariage mixte, il peut toujours donner des génies.   
 
Votre nom a été cité pour présider le Syndicat indépendant des musiciens.

Je ne suis pas au courant. En plus j’étais le premier à être secrétaire général du premier syndicat, mais j’ai remarqué que les gens n’étaient pas sérieux, je m’excuse de dire cela, mais je défendrai toujours les artistes sans être secrétaire général ou autre chose. Et ce, dans tous les domaines artistiques ; chanson, cinéma, peinture, enfin tout. J’aime l’art, j’adore les artistes et je n’aime pas qu’on les maltraite, j’ai horreur de ça.
L’art c’est les notes, les couleurs, les pas, les gestes, tout ça. Quand on dit art culinaire, c’est parce qu’on compose un plat avec des doses d’épices, etc…Mon fils comme moi mange avec tous ses sens. Il sent, regarde, touche et goûte. Choumicha,  prépare ses plats  avec amour, c’est simple, propre et rapide ; elle le fait avec art.

Que pensez-vous du cinéma marocain à la lumière du FIFM ?

Le cinéma marocain se porte bien mais il se porterait mieux si les responsables changeaient. J’ai vu l’autre jour un film marocain où il y a de grandes actrices et de bons acteurs. Il y a de grands metteurs en scène marocains comme Asli qui a réalisé « Les anges ne volent pas sur Casablanca ». S’il était passé au Festival de Cannes, je suis sûr qu’il aurait remporté un prix. Lakhdar Hamina  avait bien remporté la Palme d’or avec sa « Chronique des années de braise ». Comme a dit Hitchcock, un film réussi c’est d’abord un bon scénario, puis  un bon scénario et enfin,  un bon scénario. Les acteurs sont là et travaillent mais quand le travail n’est pas basé sur un bon scénario,  c’est l’échec même quand on dispose des plus grands acteurs. J’ai beaucoup admiré aussi «Abdou chez les Almohades» de Said Naciri qui traite  l’histoire de manière intelligente avec un humour léger. Un Américain aurait demandé 20 millions de dollars pour réaliser un tel film. «Jarat abi moussa» aussi est un très bon film ; un film de culture qu’il faudrait étudier car c’est vraiment un cas d’école. Je dirai la même chose pour les talents de Kamal Kamal, Nabyl Lahlou, Hakim Noury et d’autres. Les talents sont là mais il faut que les responsables s’éclipsent. Boulane également a été très audacieux avec «Les anges de Satan »; il faut donc être sûr de ce qu’on fait. Pour revenir au FIFM, à mon sens, il devrait durer au moins 15 jours parce que c’est un marché de cinéma où l’on s’échange tout, à commencer par les expériences et où l’on explore de nouveaux marchés. Il faut donc que ce Festival soit un tremplin pour le cinéma marocain. Par ailleurs, c’est ce genre de rendez-vous qui permet de nouer des relations avec les plus grands cinéastes, acteurs et producteurs. Il n’est pas raisonnable que nos acteurs soient considérés comme la cinquième roue de la charrette dans les productions étrangères et qu’ils attendent là qu’on fasse appel à eux à des prix insignifiants.
On n’a pas besoin de charité ; le cinéma c’est un domaine de création et cela, les responsables ne semblent pas le prendre en considération.

Et les incidences des manifestations artistiques sur le tourisme, qu’en pensez-vous?

Le Maroc est un studio naturel ; on peut y tourner des films bibliques comme des films de fiction, donc des manifestations artistiques, le cinéma surtout, ne peuvent qu’en bénéficier. A part le cinéma, la musique aussi est  un vecteur de promotion touristique; la preuve en est le nombre de plus en plus croissant de touristes qui viennent assister à des Festivals comme ceux de Fès ou d’Essaouira.



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