Le chercheur Hamid Lechhab se penche sur une nouvelle approche de l’islam

Il est temps de soustraire le Coran à l’emprise de la théologie traditionaliste


Le visage d’un islam méconnu

Entretien réalisé par Mustapha Elouizi
Lundi 21 Octobre 2013

Le chercheur Hamid Lechhab se penche sur une nouvelle approche de l’islam
Les efforts de soustraire la compréhension de l’islam au monopole des théologiens traditionalistes et des interprétations unilatéralistes et réductionnistes, voire extrémistes, se développent à petits pas dans le monde musulman. Des sociologues, psychologues et penseurs se frayent un nouveau chemin pour une compréhension humaniste de l’islam et mettent l’accent sur l’une des dimensions longtemps occultée de la tradition religieuse, noyée dans la logique du «Halal» et du «Haram». Bien évidemment, Nasr Hamed Abou Zaid avait payé le prix cher, pour avoir voulu «fourrer son nez» dans une «chasse gardée». D’autres le font de manière plutôt subtile. Si les traditionalistes sont mécontents de ce mode de pensée, il faut dire aussi que leur errance interprétative attise la colère et la révolte de la culture des Lumières.
Le chercheur Hamid Lechhab, installé en Autriche depuis un quart de siècle, a dévoilé dans une conférence à Bonn (Allemagne), le 6 septembre dernier, dans le cadre d’un colloque international sur «les préjugés dans les religions monothéistes» une dimension méconnue de l’islam. Il recourt aux outils d’analyse de l’une des figures les plus connues de la scène scientifique internationale: Erich Fromm. Dans cette interview, on fera connaissance d’une approche inédite de la compréhension de l’islam et ses bases fondatrices, enracinées dans l’Islam lui-même.



Libération : Votre conférence à Bonn a ouvert les yeux aux Occidentaux sur une autre approche de la compréhension de l’islam, au moyen de deux concepts connus chez Erich Fromm: la nécrophilie et la biophilie. Qu’est-ce qui se cache derrière ces deux notions ?

Hamid Lechhab : Au risque de tomber dans le réductionnisme, la nécrophilie chez Fromm est la tendance à la destruction, à l’agressivité exagérée. Par contre, la biophilie est la tendance à aimer tout ce qui est vivant. A savoir que ces deux composantes se trouvent à la base de la psychologie humaine, reste à savoir quelle tendance on développe durant sa vie. Ces deux dimensions peuvent se trouver chez un groupe social et former son «moi collectif», comme pôle opposé à l’«Autre».

Votre thèse de départ insiste sur la présence de ces deux fondements en islam. Sur quelles bases fondez-vous cette thèse ?

Après une étude approfondie du texte fondateur de l’islam : «Le Coran», que j’ai entamée il y a trois ans, il est clair que ces deux concepts ont leur fondement explicite dans le livre sacré. Cette constatation m’a permis d’étudier en profondeur le vrai visage de l’islam dans un contexte historico-psychosocial.

Quels résultats avez-vous obtenus de ce travail minutieux toujours en cours ?

Au fil de mes recherches, j’ai gagné en certitude que l’interprétation unilatérale et ancestrale de l‘islam, sous le monopole des «religieux» a placé l’islam dans une compréhension complètement erronée et de la part des adeptes de cette religion et de la part des non-musulmans aussi. Les deux ne connaissent au fond qu’un visage de cette religion. Les premiers idéalisent à outrance leur religion et les seconds font autant qu’ils peuvent pour la «sataniser» à l’extrême. Entre ces deux positions niche un arsenal de préjugés et de contre-préjugés historiques.

En bref, comment s’est développée la nécrophilie en islam?

Il faut remarquer que l’islam est apparu dans une atmosphère de «supermarché religieux», où presque toutes les religions connues à cette époque étaient présentes. Ses débuts étaient pacifiques et le Prophète n’avait jamais forcé quiconque à devenir musulman. Son devoir consistait à appeler à croire en un Dieu unique. Comme avertisseur, il devrait rappeler les gens : « Eh bien, rappelles ! Tu n’es qu’un rappeleur» (Sourate 88, 21).
Le prophète n’était pas responsable si les gens croient en un seul Dieu ou non. Il ne pouvait ni récompenser ni punir : «Et tu n’es pas un dominateur sur eux» (Sourate 88, 22).
La tendance nécrophile de l’islam est à comprendre dans son contexte historique. Elle avait au moins deux causes majeures : la défense sans compromis de l’unicité de Dieu et le problème du refus de reconnaître Mohammed comme prophète par les autres et en particulier sa propre tribu. La fuite à Médine et le soutien apporté par ses habitants qui l’ont reconnu comme Envoyé de Dieu, lui ont permis de changer de stratégie : «Nous avons fait descendre le Thora dans laquelle il y a guide et lumière » (5, 44) et on ajoute: «Et Nous y avons prescrit pour eux vie pour vie, œil pour œil, nez pour nez, oreille pour oreille, dent pour dent. Les blessures tombent sous la loi du Talion» (5, 45).
J’ai recensé l’impératif : «tue-les» au moins deux cents fois dans le Coran, comme par exemple: «Et tuez-les, où que vous les rencontriez; et chassez-les d’où ils vous ont chassés … « (2,191). Les ciblés étaient d’abord Ahl Koreich et les polythéistes, mais après les juifs et les chrétiens.

Y avait-il une piste qui menait à la biophilie en islam?

Historiquement vu, on trouve en islam un pont entre la violence et la paix. C’est le passage de la nécrophilie à la biophilie. Même aux temps durs où le Prophète combattait contre tous, il y avait des lignes rouges dans l’utilisation de la force : «Mais ne les combattez pas près de la Mosquée sacrée avant qu’ils ne vous y aient combattus …» [2,191].
Après ses premiers exploits à Médine, il a invité les juifs et les chrétiens à le rejoindre: «Dis: Oh gens du Livre, venez à une parole commune entre nous et vous : que nous n’adorions qu’Allah, sans rien Lui associer, et que nous ne prenions point les uns les autres pour seigneurs en dehors d’Allah» «[3,64]. Dans l’impossibilité de les convaincre, bien qu’il se soit marié avec une juive et deux chrétiennes, il n’a pas eu recours à la force contre eux : «Nulle contrainte en religion ! Car le bon chemin s’est distingué de l’égarement» [2,256], mais son message pour les musulmans était clair : «Oh vous qui croyez ! Ne prenez pas pour alliés les juifs et les chrétiens; ils sont alliés les uns des autres. Et celui d’entre vous qui les prend pour alliés, devient un des leurs. Allah ne guide certes pas les gens injustes“ (5,51).

Et quels sont les fondements de la biophilie dans notre religion?

Les germes de la biophilie en islam sont nombreux et diversifiés. Je ne cite que quelques-uns ici : La justice est ce qui fait la vie du Prophète dans toutes ses dimensions : économique, sociale, juridique, etc. La responsabilité de l’homme envers soi et envers les autres et en particulier la responsabilité morale : «Nous avions proposé aux cieux, à la terre et aux montagnes la responsabilité (de porter les charges de faire le bien et d’éviter le mal. Ils ont refusé de la porter et en ont eu peur, alors que l’Homme s’en est chargé; car il est très injuste» [33,72].
La responsabilité a une relation intrinsèque avec la liberté de l’homme. Les deux ont comme base la raison, qui permet de distinguer le bien du mal. Et les trois éléments composent la dignité humaine, donnée a priori avec la naissance de l’homme : «C’est pourquoi Nous avons prescrit pour les Enfants d’Israël que quiconque tuerait une personne non coupable d’un meurtre ou d’une corruption sur la terre, c’est comme s’il avait tué tous les hommes. Et quiconque lui fait don de la vie, c’est comme s’il faisait don de la vie à tous les hommes» (5,32).
Psychologiquement parlant, le Coran décrit avec une profondeur étonnante différentes typologies de l’être humain, ses points forts et ses points faibles. L’islam exige de ses croyants de trouver un équilibre acceptable de vivre une vie qui ne mène pas aux excès, toutes natures confondues.
L’amour et le bonheur sont le but fondamental de l’homme sur cette terre selon le Coran. Les deux ne viennent pas du ciel, mais on doit les chercher sur terre. C’est un travail sur soi, mais pas pour soi, mais aussi pour les autres. Le bonheur qu’on trouve dans l’amour, n’a pas de but sensorimoteur (corporel), mais il va au-delà de l’impulsion libidinale pour nouer avec l’amour de Dieu. Ce dernier n’a rien à voir avec la peur, mais implicite l’appréhension (Atakoua) de Dieu.

L’islam vit
dans un corps
sans âme

 
Qu’est-ce qui empêche les musulmans de développer ce concept de biophilie dans leur religion?

A mon sens, l’un des problèmes majeurs des musulmans, c’est l’utilisation erronée de leur Livre Saint. Si on ne considère pas la Révélation faite au Prophète dans son contexte historique et si on ne prend pas conscience, aujourd’hui et pas demain, que ce contexte ne peut pas se laisser généraliser à tous les temps, on ne fait qu’ancrer la nécrophilie dans cette religion en s’éloignant de son côté biophilique.
En fait, le Coran relate l’histoire d’une minorité, dont le meneur a fait une expérience spéciale avec Dieu. Cette dernière l’a mené à distinguer entre le Dieu unique et les autres dieux. Cette entreprise a été un acte révolutionnaire et un mouvement radical, qui a changé et influencé le monde jusqu’à nos jours. Le problème consiste dans le fait que l’esprit de ce mouvement reste prisonnier de la «connerie» humaine depuis des siècles.
A l’origine, le Coran a été le drapeau des pauvres, des opprimés, des laissés-pour-compte et qui ont combattu, Coran bien appris, pour la liberté et la justice. Or, depuis la mort du Prophète, l’islam vit dans un corps sans âme. Ce corps souffre et cherche son esprit. Les théologiens ont enveloppé le Coran dans des draps noirs et essaient de le défendre en s’appuyant sur de pseudo-savants. On interprète les versets et les sourates selon les besoins individuels ou sous la dictée des intérêts des pouvoirs en place.
A mon avis, le premier acte biophile serait d’arracher le Coran à l’emprise de la théologie traditionaliste, sunnite et chiite, et le laisser se baigner dans l’immense océan du monde contemporain. Toutes les conditions sont réunies pour sauver le Coran de la réduction historique qu’il a connue et qui se résume dans le fait de l’emprisonner dans la logique des interprétations du Halal et du Haram.

Vous avancez la thèse qui dit que la représentation de Dieu dans l’islam traditionaliste est une entrave au développement de sa dimension biophilique. Comment expliquez-vous cela?

Quand on considère l’idée de Dieu dans l’islam, on se demande vraiment pourquoi elle n’a pas conduit à une vraie révolution et à une vraie liberté ! Pas seulement sur le plan socioéconomique et politique, mais aussi et avant tout au niveau spirituel et intellectuel. Pourquoi la théologie traditionaliste s’accroche-t-elle à une représentation décalée de l’idée d’un Dieu, qui touche négativement et Dieu et l’homme ! Une représentation infantile de Dieu, qui punit et récompense, un Dieu «gendarme», qui n’attend que les fautes que l’homme ferait pour le punir.
Les 99 noms de Dieu dans l’islam offrent un vrai potentiel pour un développement positif de la représentation de Dieu en général. On trouve une série de compétences biophiles de Dieu dans ces noms, par exemple: La Paix, Le Préservateur, Le Créateur, Le Très Généreux, Le Juste, Le Doux, le Très Clément, Qui Pardonne, Qui aime beaucoup. Ne touchons-nous pas dans ce genre de noms les idéaux auxquels la race humaine aspire? L’interprétation de «l’Eternité» de Dieu dans la théologie musulmane, n’a rien à voir avec l’expérience que le Prophète a fait avec Dieu. On a emprisonné Dieu dans un statu quo et on a interdit tout changement dans sa conception. Or l’Eternité divine est dynamique, vivante, juste, etc.

A votre avis, ce développement de l’idée de Dieu ne se reflète-t-il pas dans l’histoire des musulmans?

Je parle de l’islam traditionaliste et réactionnaire, qui ne considère que ses intérêts. Après la mort du Prophète, la conception de Dieu dans l’islam conservateur a connu le retour à la nécrophilie, dépassée par le Prophète lui-même. L’idée de Dieu ne conduit plus à la vraie révolution, mais à la destruction interne et externe.

Vous avancez aussi l’idée que l’islam traditionaliste a redonné vie au culte des idoles, que le Prophète a combattu. Où ce retour se manifeste-t-il ?

La liste est longue dans ce domaine. Je me contente de donner quelques exemples: le premier retour à ce culte se manifeste dans l’idéologie traditionaliste de «l’islam pour le monde entier». L’utile était ce que l’on appelle abusivement «Futuhat Al Islam», qui n’était au fond qu’une domination des autres au nom de l’Islam. La «Umma = nation» musulmane était un but en soi et la destruction guerrière était permise. Sous prétexte de faire connaître Dieu aux autres peuples, on a privé, après la mort du Prophète, ces peuples de leurs propres expériences avec Dieu.
La réduction de la religion aux rites est aussi un aspect idolâtre. On pratique un rite (prière, Ramadan, etc.) d’une manière machinale et sans contenu spirituel, juste pour les pratiquer et nullement comme adoration de Dieu. Pire encore, on les «exerce», par peur de Dieu, en croyant qu’on a fait son devoir envers lui. C’est le comportement typique  de l’idolâtre.
Je crois que le devoir essentiel d’un vrai musulman de notre temps, c’est de libérer sa religion de ce culte idolâtre et de retrouver la conception de Dieu que le Prophète a développée après son retour à la Mecque. Dieu comme lumière doit faire son retour dans la conscience musulmane contemporaine, car cette idée contient Atakwa envers Dieu que les idoles ne possèdent pas.

Le retour
à la raison


Vous plaidez aussi pour le retour sans faille à la raison, l’un des fondements essentiels de l’islam. Par quel chemin faut-il faire revenir cette raison dans la culture musulmane actuelle?

On peut dire que l’islam a commencé par une méditation profonde du Prophète dans la caverne de Heira. Il s’est concentré avant tout sur l’existence des idoles, qui selon lui, conduisaient les gens nulle part. A côté de son intérêt pour l‘idée d’un Dieu unique, il a médité aussi sur la situation socioéconomique de son entourage et était un défenseur farouche de la justice et de l’égalité sociale.
Dans cette grotte, le Prophète a utilisé sa raison pour arriver à des conséquences, en risquant sa vie. Lesquelles conséquences ont changé le champ religieux, politique, culturel et socioéconomique de son époque. La Révélation insiste et encourage aussi l’utilisation de la raison, qui aboutit à un savoir réfléchi et pas seulement ressenti.

Vous ne craignez pas que vos thèses suscitent le mécontentement de la théologie traditionaliste?

Exactement comme leur interprétation de notre religion et surtout du Coran a suscité ma «révolte» contre la manière avec laquelle on nous a forcés à rompre avec l’héritage humaniste et biophile du Prophète et on nous a imposé la dimension nécrophile d’un islam sanguinaire, avec lequel le Prophète avait rompu.
Je suis un traditionaliste dans le sens de faire revivre le visage de l’islam méconnu, un islam pacifique, conduit par la «lumière» divine et non par des interprétations, qui veillent à ce que d’autres voix ne s’élèvent pas pour défendre l’islam biophile.
La vraie révolte qui attend chaque musulman, digne de ce nom, est celle dirigée contre la continuation de la compréhension humiliante de l’islam de la part des traditionalistes.


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