Le capitalisme américain est-il raciste depuis toujours ?


Par Mohamed El-Msiyah
Samedi 6 Juin 2020

Le capitalisme américain est-il raciste depuis toujours ?
Après la mort de George Floyd, un Afro-Américain de 46 ans, à Minneapolis, l’Amérique a été secouée par une vague de manifestations anti-racistes. La mort a été requalifiée en homicide volontaire par la justice comme le réclamaient des milliers d’Américains depuis plusieurs jours. 
La mort, la colère, la violence, les émeutes et les tweets clivants de Donald Trump ont montré clairement que les racines du mal sont tellement profondes et le spectre du racisme hante toujours le pays de l’oncle Sam. Ils ont suscité aussi plusieurs questions comme : le racisme en Amérique est-il endémique ? Le racisme a-t-il toujours rimé avec le capitalisme américain ? En d’autres termes, le capitalisme américain était-il raciste depuis ses débuts ? 
Il va sans dire que les opinions divergent quant à la possibilité de considérer la fin de l’esclavage comme étant un tournant important dans l’histoire américaine, ou bien il s’agit, en quelque sorte, d’une simple réforme d’un régime répressif et pénitentiaire. 
Nicholas Lehman, l’universitaire et l’éminent écrivain américain a souligné à ce propos que la volonté de mettre souvent "la race blanche" en haut de l’échelle de valeurs au détriment de la "race noire" est le principal moteur économique de l’histoire américaine.  Il a déclaré également dans un rapport publié par le magazine culte des intellectuels américains, le New Yorker, que dans la période qui a précédé la guerre de Sécession ou « the Civil War », la guerre civile entre le Nord et le Sud, survenue entre 1861 et 1885 aux Etats-Unis, les propriétaires d’esclaves au sud prétendaient que leur système de travail était plus humain que celui de l’esclavage salarié dans les usines industrielles du nord. D’ailleurs, plusieurs écrivains et journalistes du Sud américain ont publié des articles pour corroborer les affirmations dudit écrivain.
Pour le professeur de journalisme à la Columbia University Graduate School of Journalism (l’école de journalisme de l’université Columbia aux USA) qui a grandi à la Nouvelle-Orléans, les indicateurs de développement socioéconomique au Sud américain comme le revenu, la santé et l’éducation sont détériorés par rapport au Nord en raison de l’exploitation et la faiblesse au niveau politique qui a accompagné le système des fractions ou des classements ethniques. Un système marqué par les inégalités sociales préexistantes et jugé extrêmement pire que le capitalisme.
Au cours de plusieurs années, les historiens différaient sur la façon dont le Sud et l’esclavage étaient liés au capitalisme. Parmi lesquels, l’écrivain et l’homme d’Etat trinidadien Eric Eustace Williams qui a défendu dans son ouvrage « Capitalisme et esclavage » - publié en 1944 et largement ignoré pendant un demi-siècle - la centralité de l’esclavage et son rôle fédérateur dans la montée du capitalisme. Mais, il faut noter en l’occurrence que cette référence n’est plus prise comme une source d’inspiration pour la nouvelle génération des études actuelles.
Au Sud américain, les propriétaires d’esclaves étaient considérés comme des experts en matière d’exploitation des travailleurs. Une exploitation qui confinait souvent à l’humiliation, à la torture et à la soumission aux travaux forcés. De surcroît, au lieu de penser à établir  un système alternatif au capitalisme industriel du nord , les fermes américaines (dans le sud où travaillaient les esclaves) ont développé un système qui leur a permis d’approvisionner les usines de l’industrie textile de Manchester et Birmingham en Angleterre en coton qui a été utilisé pour fabriquer des tissus par la nouvelle classe ouvrière anglaise.  
 
Une histoire moderne de l’esclavage 
En 2018, Walter Johnson, le grand historien américain de l’esclavage, a déclaré : « Sans l'esclavage, il n'y aurait pas eu de capitalisme ». Pour lui, l’esclavage n’a jamais été incompatible avec le capitalisme et vice versa". 
D’ailleurs, selon ledit historien, la nouvelle histoire de l’esclavage a essayé en quelque sorte de brouiller la distinction au niveau économique et surtout moral entre l’esclavage et le capitalisme, et corollairement entre le Sud et le Nord, en démontrant qu’ils faisaient partie d’un seul et unique système. Il y a eu des divergences d'opinions concernant la question de savoir si la fin de l’esclavage devrait être considérée comme un changement prometteur dans l’histoire américaine, ou simplement une nouvelle structuration d’un régime plus discriminatoire et plus répressif.
Walter Johnson a ajouté que pour certains, le système a connu un développement très long et tardif pour construire une société plus juste et plus démocratique, tandis que pour d’autres, plusieurs différences persistent encore au niveau de la hiérarchie ethnique et son rapport avec l’exploitation économique.
Par conséquent, le fait de considérer l’esclavage comme un fondement du capitalisme américain suppose que l’histoire ultérieure du pays pourrait être, bel et bien, décrite comme une extension de cette dynamique fondamentale. Cette idée a été soutenue par l’historien Walter Johnson dans son nouveau livre « The broken heart of america : St Louis and Violent History of the United States » (le cœur brisé de l’Amérique : Saint Louis et l’histoire violente des Etats-Unis). Pour écrire ce livre, l’historien s’est inspiré des manifestations de Ferguson dans l’Etat de Missouri aux Etats-Unis en 2014, à la suite de l’affaire Michael Brown, un jeune homme de 18 ans qui a été tué par un policier. Johnson a employé l’expression « capitalisme ethnique » parce que pour lui, le racisme désigne une technique servant à inciter à l’hostilité à l’égard de la classe ouvrière noire au profit des capitalistes blancs.
 
Histoire des salaires 
Walter Johnson énonce avec insistance : « Il faut souligner que l’histoire du capitalisme ethnique est l’histoire des salaires, et aussi l’histoire des fouets et des usines, des fermes, de la race blanche contre la race noire et la liberté contre l’esclavage ». Pour les politiciens blancs, ajoute-t-il, l’Ouest américain était sous le joug des pratiques extrêmement racistes et monstrueuses, des politiques impérialistes des colons blancs et aussi d’"épuration ethnique".
Johnson a critiqué le fait que plusieurs politiciens américains soient évoqués dans les manuels scolaires comme étant des héros historiques, parmi eux : John Charles Fremont, le premier candidat au poste de président des Etats-Unis de l'histoire du Parti républicain, qui était « impérialiste, et selon les normes modernes : un criminel de guerre » ; Ulysses Grant, l’homme d’Etat américain qui a adopté une politique militaire basée sur "la colère mortelle"  et aussi Abraham Lincoln, le seizième président des Etats-Unis, de 1861 à 1865, qui a débuté sa carrière comme un membre d’une milice coloniale et qui est resté pour toujours attaché à la politique d’"épuration ethnique" pendant tout le reste de sa vie.
Lincoln a mis en place un programme politique dans lequel il s’est principalement opposé à l’esclavage parce qu’il concurrençait dangereusement les intérêts économiques des agriculteurs américains blancs. D’ailleurs, le résultat attendu du mouvement républicain libéral fondé par Horace Greeley au lendemain de la guerre civile pour s’opposer à la réélection du président Ulysses Grant lors de l’élection présidentielle américaine de 1872, n’était autre, toujours selon l’auteur, que le génocide.
 
Crimes et châtiment 
A la différence de ce qui est cité par Walter Johnson dans son nouveau livre susmentionné «Le cœur brisé de l’Amérique », d’autres chercheurs ont mis en exergue des théories différentes d’interprétation des conditions de vie plus récentes dans les quartiers misérables des Noirs en Amérique, mais similaires à celles du passé. Dans son livre « Crime and Punishment in Black America  (Crime et châtiment en Amérique noire), James Forman Jr a montré comment de nombreuses activités policières et des condamnations ont mis un grand nombre de Noirs en prison à la fin du XXème siècle, et comment cela a aggravé la situation déjà précaire des sociétés noires en Amérique.
L’auteur a précisé que la conclusion qui peut être tirée de ce type de livre est que les changements politiques réalisés pourraient soutenir la cause des sociétés noires et leur lutte incessante pour un monde égalitaire et juste. Une conclusion qui a été étalée dans plusieurs livres précédents sur les Afro-Américains au XXème siècle comme «The Capital of the Blacks » (La capitale des Noirs) de John Gibbs St. Clair Drake et Horace Kaiton qui a été publié en 1945.
Selon James Forman Jr, l’idée que le racisme soit étroitement lié au capitalisme existe depuis longtemps, mais la question qui s’impose est celle de savoir comment cette association peut se produire.
Dans le même contexte, Martin Luther King Jr a déclaré dans son discours célèbre sur le Conseil de l’Etat d’Alabama en 1965 : « La séparation des races était en effet une ruse politique utilisée par les intérêts économiques de Bourbon (entreprise de production de vin) pour maintenir les foules divisées dans le Sud et surtout la main-d’œuvre la moins chère à l’échelle du pays et du monde entier »
Martin Luther King tentait à cette époque de faire pression pour que les lois des droits civils soient mises en place comme le droit de vote. En moins d’un an, il a mené des manifestations contre les propriétaires immobiliers dans les quartiers défavorisés à Chicago, et a appelé à créer de nouvelles formes de législation nationale.  
 En 2018, Nicholas Lehman a déclaré que 90% des électeurs afro-américains du Missouri avaient voté conte le membre du Parti républicain Josh Hawley qui se présentait comme un fervent critique du capitalisme mondial sans évoquer la race, car, il est possible d’être anticapitaliste sans pour autant être antiraciste, ou être antiraciste sans être anticapitaliste. Toujours selon l’auteur, les communautés des quartiers noirs, en particulier les pauvres, gémissaient toujours sous le joug des injustices de l’histoire.
L’historien Walter Johnson déclarait récemment que lorsqu’il était jeune, il entendait souvent les discussions amères des adultes autour de l’hypocrisie des libéraux blancs dans le nord, alors qu’il grandissait dans un environnement blanc conservateur. Il offre un grand soutien à de telles opinions. Dans son livre (« Le cœur brisé de l’Amérique »), il se remémore, avec beaucoup d’espoir, des événements importants du passé tels que le passage du treizième amendement à la Constitution des Etats-Unis qui a aboli l’esclavage et la servitude involontaire, sauf comme punition pour un crime ; et aussi les grandes victoires des droits civiques des années soixante.
Pour l’écrivain, les politiques démocratiques, en particulier dans un pays ayant une histoire raciste comme celle des Etats-Unis d’Amérique, sont nécessairement désordonnées, immorales et capables de réaliser que des victoires partielles ; mais l’insouciance et la sous-évaluation des progrès réalisés dans le passé conduiraient bel et bien au défaitisme. Une attitude qui détourne  l’attention loin des réformes économiques et éducatives, en deçà et au-delà des réformes de la justice pénale que les progressistes américains comptent et espèrent mettre en œuvre.   
     
* Doctorant en analyse du discours
USMBA-FLDM-Fès. 


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