Le bon capitalisme : Ce qui devrait changer après la crise


Par Sebastian Dullien, Hansjörg Herr et Christian Kellermann
Vendredi 10 Décembre 2010

La récente crise financière a cruellement exposé les faiblesses du système économique actuel. Un événement économique relativement circonscrit - l'éclatement d'une bulle immobilière aux Etats-Unis - a conduit l'économie mondialisée au bord d'une nouvelle dépression et réveillé le souvenir de la crise économique mondiale de 1929.  

1. De la déréglementation des marchés financiers au  "retour de l'Etat"
L'économie allemande a reculé de plus de cinq pour cent - jamais elle n'avait connu pareille chute depuis la Seconde Guerre mondiale. Même si certains indices laissent espérer une stabilisation de la situation et un redémarrage de la croissance en Allemagne, il faut aussi s'attendre à de nouveaux revers, tant on peut s'interroger, dans la situation présente, sur le caractère durable de cette stabilisation. On n'en a pas fini avec la gestion de la crise. L'élément ayant engendré la chute de l'économie mondiale est précisément celui qu'on a considéré, au cours des dernières années, comme le principal moteur de sa croissance : l'imbrication croissante des marchés internationaux des capitaux et du commerce mondial, soutenu par des instruments financiers de plus en plus sophistiqués, qui ont permis d'engranger des bénéfices toujours plus considérables. La crise a montré que le système financier mondial ne permettait aucunement d'endiguer les conséquences néfastes de l'éclatement de la bulle immobilière américaine, mais agissait même comme un amplificateur mondial de l'effondrement de l'économie. Peu de temps après le déclenchement de la crise, un consensus a émergé : on ne pouvait pas continuer ainsi, au moins en ce qui concerne la réglementation des marchés financiers. Rapidement, il est apparu que ces marchés financiers, qui pendant longtemps ont été insuffisamment régulés, étaient la cause principale du désordre mondiale. Ceux-ci avaient développé à côté du système économique  "normal" une sorte d'univers parallèle dans lequel même les initiés avaient parfois du mal à se retrouver. L'échec de l'autorégulation libérale des marchés financiers a d'ailleurs été le point de départ des initiatives des vingt  "plus grandes puissances mondiales" (le G20) en faveur d'une réglementation des marchés financiers mondiaux. Ensemble, les membres du G20 veulent désormais lutter contre l'absence de réglementation des transactions et des acteurs financiers. Leur objectif englobe la recherche d'une plus grande transparence et d'une plus grande responsabilité de la sphère financière vis-à-vis de l'économie, à l'échelle de la planète, des grandes régions et des pays. Lorsqu'il est apparu, au cours de l'hiver 2008/2009, que la crise financière aurait également des conséquences dramatiques pour le reste de l'économie, les lignes ont commencé à bouger à un autre niveau : avec leurs plans de sauvetage de l'économie et une politique monétaire expansive, les grands pays industrialisés et les principaux pays émergents se sont efforcés de redresser la barre pour éviter la chute libre, et ont tenté de stabiliser à la fois l'économie réelle et les marchés financiers. Les mesures financières en faveur des banques et des grandes entreprises ont ainsi atteint des ordres de grandeur inconcevables auparavant. Soudain, on évoqua le  "retour de l'Etat" ou de son rôle dans le pilotage de la politique économique sur le modèle keynésien - l'action de l'Etat pour stimuler la demande au sein d'un espace économique, théorisée par l'économiste John Maynard Keynes, que l'on associe étroitement au modèle économique des décennies d'après-guerre. Les institutions qui, à l'instar de la Commission européenne ou du Fonds monétaire international, avaient pendant des décennies tout misé sur la consolidation budgétaire et l'amélioration des conditions de l'offre, se livrèrent soudain à une surenchère pour appeler à des programmes conjoncturels toujours plus colossaux pour soutenir la demande. On ne débattait plus de l'opportunité d'une intervention publique pour soutenir la conjoncture, mais de la manière d'y procéder le plus rapidement et le plus efficacement possible, et ce au meilleur coût. Mais le débat public a depuis longtemps dépassé ces simples questions techniques. Au plan politique, c'est la vision ultra-libérale d'un  "Etat - veilleur de nuit" dans un marché qui domine tout (tant au plan national que mondial) qui en sort discréditée. Au sein de la population, on observe non seulement un rejet croissant du capitalisme financier, mais aussi un refus de plus en plus fort de l'idée selon laquelle le marché puisse être le seul mécanisme d'organisation. Le capitalisme est de plus en plus perçu comme un modèle qui n'a pas permis d'améliorer la qualité de vie de la majeure partie de la population, mais qui a en revanche offert des revenus colossaux à quelques chefs d'entreprises et quelques spéculateurs. Tout à coup, revendiquer la fin de ce capitalisme financier est redevenu politiquement correct. Mais à quoi pourrait ressembler un nouveau modèle économique ? De quoi devrait être constitué un  "bon capitalisme" dans une économie mondialisée ?
2. Corriger les erreurs capitales
Dans ce texte, nous élaborons une proposition pour un  "bon capitalisme", dont les fondements doivent garantir la justice sociale et le développement écologique durable à un niveau élevé de prospérité. Ce nouveau modèle ne constitue aucunement un quelconque contre-projet au modèle économique et social existant, comme l'a été la tentative communiste de l'économie planifiée ; en effet, si, au plan purement intellectuel, les contre-projets radicaux peuvent s'avérer stimulants, ils ne seront d'aucune aide majeure fac
e aux problèmes actuels. Le modèle économique existant, qui s'est notamment mis en place en Allemagne à partir des années 70, pose selon nous deux types de problèmes à qui il doit - et peut - être trouvée une solution. (1) D'abord, les réformes des quarante dernières années ont été fondées sur une crédulité problématique à l'égard des marchés : on pensait voir en eux un mécanisme capable de s'autoréguler, et qui conduisait de lui-même à la stabilité, notamment à travers un taux d'emploi élevé et une répartition à peu près acceptable des richesses créées. Comme les marchés débridés ne fournissaient généralement pas le résultat escompté, on a augmenté les doses du traitement, et la politique a sans cesse conféré à l'économie des marges de liberté supplémentaires. (2) Ensuite est apparu, à partir des années 70, un déséquilibre croissant entre les marchés mondiaux d'une part et l'échelon de régulation national d'autre part. Tant qu'on ne parviendra pas à résorber cette asymétrie, on sera bien en peine de garantir un développement stable de l'économie mondiale. Pour tout nouveau modèle économique, l'une des questions centrales est de savoir quel rôle attribuer aux marchés financiers. A cet égard, il ne faut pas diaboliser le secteur de la finance et son dynamisme en matière de création de crédit. Certes, la surabondance de crédit est considérée comme la cause principale de la bulle sur le marché immobilier américain, et donc de la crise actuelle. Mais il ne faut pas oublier que l'octroi de crédit et la croissance du crédit ne sont pas en soi mauvais. Au contraire, le crédit est le carburant de l'innovation et de la croissance. Nous pensons que le secteur financier a un rôle important à jouer dans une économie sociale et écologique. Toutefois, à la différence des années passées où les activités du secteur financier étaient devenues une fin en soi, il faut que la finance redevienne un prestataire de service, au service du reste de l'économie. Les marchés financiers doivent fournir à l'économie les moyens financiers nécessaires pour assurer un degré optimal de production et de distribution des biens et des services. Ils doivent fournir des capitaux-risques pour permettre l'innovation, en particulier dans le domaine de  "l'économie verte". Mais ils doivent aussi alimenter l'économie en capitaux  "patients", pour permettre aux entreprises d'élaborer des stratégies à long terme et de planifier leurs activités dans la durée. Les conditions générales régissant l'activité des banques d'investissement, des fonds de placement, des banques d'affaires et des autres acteurs des marchés financiers doivent être conçues de telle sorte que le secteur financier pris dans son ensemble remplisse ces fonctions. Naturellement, le secteur financier ne peut assumer ce rôle que dans la mesure où l'on n'aboutit pas à un surendettement ou à des crises liées à la dette de tel ou tel pays ou de secteurs particuliers de l'économie. Ce genre de crises détruit régulièrement les capitaux propres dont a besoin le secteur financier pour accorder aux entreprises les crédits nécessaires à leurs investissements productifs. Cela signifie que l'augmentation constante de l'endettement, qu'il s'agisse de celui des Etats ou de celui des ménages, ne peut pas être envisagée comme un moteur de la croissance, si l'on veut instaurer un nouveau modèle de croissance stable. La crise a été précédée de certains déséquilibres mondiaux frappants, qui se sont notamment traduits par un déficit énorme de la balance des paiements courants des Etats- Unis. Cela indiquait que les Etats-Unis vivaient bien au-dessus de leurs moyens, ce dont profitaient en retour les grands pays exportateurs, Chine et Allemagne en tête. De tels déséquilibres entre pays sont supportables pendant un certain temps, mais lorsque le poids de la dette devient trop lourd, la confiance dans les marchés concernés disparaît, et se produisent alors des mouvements de capitaux aussi soudains que massifs, qui entraînent dans leur sillage un ralentissement de l'économie. On peut déduire de cette réalité un résultat fondamental pour notre nouveau modèle économique : par-delà une meilleure réglementation des marchés financiers, les conditions générales de fonctionnement de l'économie doivent être conçues de façon à pouvoir générer de la demande sans accroître l'endettement. A l'échelle mondiale, cela veut dire créer la demande par les salaires et les traitements, qui devraient, autant que faire se peut, croître dans tous les pays au même rythme que les gains de productivité et l'accroissement démographique. L'instrument central de gestion de cette demande est une politique salariale active qui veille à assurer des salaires justes pour tous. C'est pourquoi toute politique en faveur du marché du travail devrait prendre en compte les exigences macro-économiques liées au soutien de la demande. Ou, pour le dire en d'autres termes : les réformes du marché du travail ne doivent pas menacer la stabilité économique mondiale - comme cela a été le cas jusqu'ici. De son côté, la politique financière a pour mission d'éviter l'accroissement des inégalités, et le cas échéant, de les corriger. La raison économique sous-jacente est toute simple : Les titulaires de hauts revenus consomment relativement moins que les personnes à revenus plus faibles. L'impact sur la demande est donc plus fort quand on relève les bas revenus que lorsqu'on octroie une réduction d'impôt supplémentaire à une millionnaire (sans même s'attarder sur la question de la justice sociale). En outre, les grands déséquilibres entre pays sont le signe d'une tendance négative à l'endettement, et il faut donc les éviter - cela vaut d'ailleurs aussi bien pour les déficits que pour les excédents. Ou bien, comme l'exprimait Helmut Schmidt :  "Personne ne peut durablement générer des excédents au détriment des autres, personne ne peut durablement consommer les excédents et les capitaux des autres pour faire fonctionner sa propre économie". C'est pourquoi la politique monétaire d'un pays ou, dans le cas de l'Europe, d'une région du monde, doit, grâce à de nouveaux instruments, autres que la fluctuation des taux directeurs, servir à éviter et réduire les déséquilibres, tant sur les marchés financiers que dans les échanges commerciaux.



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