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"Le Maroc à l'épreuve du terrorisme" de Aziz Khamliche : Les terroristes du Maroc (1)


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Mercredi 8 Septembre 2010

"Le Maroc à l'épreuve du terrorisme" de Aziz Khamliche : Les terroristes du Maroc (1)
Vers une première identification
Les Maghrébins français responsables des opérations d'août 1994 à Marrakech furent le premier groupe à avoir pour mission de porter la lutte armée sur le sol marocain en attaquant des hôtels et des camps de vacances, ce que la cellule du réseau saoudien voulait confirmer, quelques années plus tard, en se préparant à  attaquer des navires de guerre américains traversant le détroit de Gibraltar et à commettre des attentats au Maroc.                           
Contrairement aux beurs franco-maghrébins d'Atlas Asni, cagoulés, armés de mitraillettes Kalachnikov, les volontaires de la mort de Casablanca ne disposaient que de bombes artisanales bricolées à partir d'éléments achetés sur le marché.                                                                                     Aussi, à la différence des  professionnels saoudiens impliqués dans l'affaire Gibraltar, les poseurs de bombe de Casablanca n'avaient eu droit qu'à une rapide formation sur place, à coups de week-ends dans des grottes des environs. D'où les difficultés qu'ils ont connues en fabriquant des bombes trop lourdes et peu fiables, ce qui a contraint leur chef à repousser l'opération. Néanmoins, par leur geste suicidaire, ils ont annoncé l'avènement d'un terrorisme nouveau, celui des petits noyaux flous, temporaires, mobiles, fanatisés où il n'y a plus de place pour les organisations permanentes et hiérarchisées et introduit le Maroc dans le giron des pays menacés par le terrorisme international.
Dans les deux premiers cas, il était donc question d'une importation du terrorisme international et d'une main, assez visible, d'Al-Qaïda, et il a fallu attendre le 16 mai 2003 pour voir des Marocains s'ériger au rang d'exécutants directs d'attaques terroristes et de rejoindre le champ des bombes humaines; et ce, en ne comptant que sur eux-mêmes pour mener ces attaques, avec tout ce que cela implique en termes d'amateurisme et de pénurie de moyens.     
Sur le plan de la composition socio-organisationnelle, les Franco-Maghrébins responsables des attaques de Marrakech étaient répartis en au moins trois clans. La bande d'amis et de parents qui avaient grandi dans le même quartier d'Orléans était issue de la classe moyenne; ils étaient intégrés et avaient fait des études secondaires. Les amis de la Courneuve avaient aussi grandi ensemble, mais dans la précarité; ils n'avaient pas reçu d'éducation et comptaient parmi les exclus du modèle d'intégration économique à la française. Tous les membres du groupe naissant de Besançon étudiaient à la faculté de pharmacie. Malgré leurs différences, les membres de clans distincts ont été assignés aux mêmes commandos responsables des attentats de 1994. Leurs tentatives étaient guidées, mais de loin, par les dirigeants d'Al-Qaïda.
Les Saoudiens, menés par Zouheir Mohamed Toubaiti, qui prévoyaient, quant à eux, de percuter des navires britanniques et américains dans le détroit de Gibraltar avec des petits hors-bords chargés d'explosifs, avaient des liens avec Al-Qaïda. Ils étaient mariés à des Marocaines et avaient des complices locaux, mais, les attentats qu'ils projetaient avaient été conçus en Afghanistan, et impliquaient directement le noyau dur d'Al-Qaïda. Toubaiti était en liaison constante avec un certain "mollah Bilal" qui n'est autre que le pseudonyme d'Abderrahman Al-Nashiri, l'adjoint de Khaled cheikh Mohamed pour les "opérations extérieures". La spécialité du mollah Bilal était les attentats en mer. C'est l'un de ceux qui avaient planifié l'opération USS Cole dans le port d'Aden au Yémen en octobre 2000.
En revanche, l'opération du 16 mai a été exécutée par quatorze terroristes recrutés localement. Même les autorités marocaines n'ont pas tenté de prouver un lien significatif avec Al-Qaïda. Les seuls liens avec celle-ci étaient les 50.000 dollars fournis aux terroristes par un expatrié marocain, dont les rapports avec Ben Laden n'ont jamais été très clairs, et la découverte de manuels d'Al-Qaïda chez les terroristes. L'homme censé être la principale connexion avec la nébuleuse est mort avant d'être interrogé.
Indépendamment de tout ce qui se passait en Afghanistan, en Irak ou ailleurs, les suicidaires de Casablanca formèrent une cellule autonome capable de perpétrer une série d'attentats peu sophistiqués mais efficaces. Ils agissaient comme étant des agents "free lance" qui n'ont aucun lien évident avec un groupe existant. Ils n'avaient aucun passé terroriste et n'avaient pas accès aux explosifs sophistiqués, mais ils se sont engagés à trouver les ressources nécessaires pour lancer leur propre guerre sainte. Al-Qaïda ne leur apporta absolument aucune aide. Pour eux, le terrorisme est un devoir religieux. Un jihad, ni moins, ni plus.
Aussi, le plus remarquable chez eux, c'est le milieu d'où ils venaient. Ils étaient tous Marocains originaires de l'immense bidonville de Sidi Moumen, à Casablanca. Ils étaient tous jeunes et pauvres. La plupart étaient célibataires, sans emploi et peu instruits. L'islamologue français Gilles Kepel a qualifié leurs attentats d'"un 11 septembre du pauvre". Aucun d'eux n'était connu des autorités, aucun n'avait été impliqué auparavant dans l'activisme islamique, la majorité avait été recrutée durant les quelques mois qu'il fallait pour préparer l'attentat. Une seule  personne était en liaison avec un groupe islamique radical, a rapporté à ce sujet Mohamed Omari, la bombe humaine qui a échappé à la mort lors de l'attentat de l'hôtel Farah.  
Grosso modo, si l'on devait dresser un portrait robot du suicidaire en se basant sur les données relatives aux attentats du 16 mai, on peut dire que le terroriste marocain est doté des critères suivants:
- son âge moyen: 25 ans. Il adhère à la mouvance terroriste bien après l'adolescence. Il est jeune, responsable et ayant les moyens de résister à n'importe quel lavage de cerveau.
- son niveau scolaire ne dépasse pas le baccalauréat,
- il est issu du bidonville,
- son casier judiciaire est vierge et il n'est pas connu des autorités,
- il a été recruté localement par un ami (voisins et/ou collègue) ou un membre de la famille,
- il a choisi l'islam salafiste et n'a que mépris pour la société dans laquelle il vit et pour les institutions de l'État (gouvernement, parlement, partis politiques, police, etc...),
- enfin, sa précarité d'emploi est manifeste. Même si, comme Sageman le fait remarquer, toutes les personnes qui en souffrent ne deviennent pas terroristes, il est évident que la précarité crée un sentiment d'injustice et de frustration qui peut devenir à la longue un des éléments déclencheurs de la radicalisation.
Bien entendu, les volontaires de la mort ne sont pas majoritaires dans la mouvance radicale.
L'échantillon que nous avons présenté des détenus islamistes n'indique pas de manière exhaustive et complète l'ensemble des critères qui définissent cette mouvance, mais il a probablement le mérite de jeter la lumière sur les éléments potentiels qui alimentent le radicalisme et le dotent des énergies dont il a besoin.
L'islamiste radical dont nous avons fait part est de sexe masculin, âgé de 25 ans et plus, marié, son niveau scolaire ne dépasse pas le secondaire, sinon l'école primaire. Il est citadin et issu de quartiers pauvres et vit de la rente du commerce et de l'artisanat. Certes, l'environnement dans lequel il baigne est beaucoup plus vaste et plus diversifié que l'image que nous avons décrite ci-dessous, mais il n'en demeure pas moins important de souligner que celle-ci a le mérite de mettre en valeur le rôle déterminant qu'ont commencé à remplir les masses des petits commerçants et des petits et moyens artisans dans le développement de la mouvance "religieuse" radicale au Maroc.
Contre le monolithisme des profils standards
Inutile de rappeler que l'inventaire des groupes sociaux (intellectuels, bourgeois, prolétaires, etc.) impliqués dans la mobilisation islamiste se révèle en permanence incomplet, partiel et inachevé, de nouveaux groupes pouvant à tout moment s'y adjoindre et aucun d'entre eux, malgré les possibles effets de leadership, ne pouvant à lui seul révéler la clef de l'adhésion des autres. Les islamistes ne sont donc pas seulement des pauvres "oubliés de la croissance". Ils ne sont pas davantage des "riches" enivrés de l'argent gaspillé du pétrole, ni des "jeunes" (produits) d'une démographie incontrôlée), ni des "bourgeois pieux", ni des "intellectuels", ni seulement des "civils", des "militaires", des "hommes" (machistes) ou des "femmes" (aliénées). Ils sont tout cela à la fois, dans une diversité comparable à celle d'acteurs d'autres mobilisations nées en réaction à une forme ou à une autre de domination.
Sachant qu'il est impossible de dresser un profil standard pour tous les individus ayant approché la mouvance islamiste radicale à l'origine des attaques terroristes de Casablanca, il serait alors trop simpliste et peu fiable de brosser un tableau unidimensionnel du profil de l'islamiste radical marocain.                                                                                            
Dans les listes des détenus et des personnes recherchées que nous avons évoqués dans notre échantillon, bon nombre d'individus ont fait la traversée des camps d'entraînement d'Afghanistan et porté des pseudonymes marquant l'appartenance à la même mouvance à laquelle adhèrent les Franco-Maghrébins et les Saoudiens précités. Ils s'habillent comme les combattants afghans, se proclament de la même sphère de pensée et d'action et adoptent le même référent religieux. Ils constituent en quelque sorte un mouvement de reconstruction identitaire qui se fait à partir de l'individu, à travers certains groupes sociaux et dans des espaces particuliers, généralement religieux ou de négoce, et qui est bien le signe de la globalisation.
Pour  Olivier Roy, "le salafisme vous dit exactement ce qu'il faut faire à chaque minute de votre vie. Comment il faut manger, s'habiller, faire l'amour, comment il faut aller aux toilettes. Ça fonctionne sur le mode "gourou". C'est la même dimension charismatique du gourou que l'on retrouve dans les sectes, chez certains rabbins hassidim et pasteurs évangélistes. Il est clair qu'à notre époque, ce sont ces formes de religiosité qui marchent. 
L'adhésion à la structure étatique n'est que factice, partielle, à mi ou à tiers temps. La véritable adhésion est ailleurs, religieuse, partisane et sectaire.
Désormais, on n'est plus Marocain ou Français, encore moins étudiant, commerçant ou ouvrier. Les individus s'identifient à partir de leur appartenance à la Oumma islamique (la Nation musulmane), telle qu'elle est conçue par les théoriciens islamistes radicaux.
Cela dit, toutes ces similitudes n'excluent guère la diversité qui détermine leurs caractéristiques socioprofessionnelles, ni les nuances qui différencient leur vision du monde. Ils ne sont pas tous pour la violence et n'ont pas le même récit de vie; et ce, même si pour bon nombre d'entre eux le terrorisme sert de substitut à la pensée et est une mode synonyme d'une nostalgie du passé.
A cette remarque de fond s'ajoute l'obligation de distinguer entre les activistes intellectuels, notamment les théoriciens, convertis et les activistes de base, dont les volontaires de la mort.                                                      Sur ce, il est possible de distinguer deux groupes:
- le premier réunit les "activistes intellectuels", lesquels sont capables de justifier leur intérêt pour l'islam radical de façon assez sophistiquée et ont de nombreux points communs, surtout pour leur milieu d'origine, avec les islamistes politiques plus modérés;                                                              
 - le second groupe est composé d'activistes radicaux moins instruits, mais plus violents, plus dévots et plus fanatiques, issus des marges de la société, au lieu de venir des classes sociales dont les espoirs ont été frustrés. Ce sont des groupes qui n'ont pas eu assez d'espoirs pour être déçus.                   
A chaque groupe, son discours, sa stratégie d'action et sa vision du monde. Le monde des activistes intellectuels ne saurait être similaire à celui des activistes de base.
Trois portraits, trois manières de voir
Après quelques mois d'emprisonnement, la lecture faite par les détenus de leurs expériences et perspectives d'avenir diffère en fonction de leur statut. Pour Abdelouahab Rafiki, alias "Abou Hafs", les positions évoluent avec le temps et changent constamment. "Durant notre période d'emprisonnement, dit-il, nous avons changé notre opinion sur plusieurs questions".
Dans un entretien publié en novembre 2002, il a annoncé à titre d'exemple, que "l'islam n'a jamais été aussi attaqué comme il l'est aujourd'hui au Maroc". Alors qu'il incriminait auparavant toute la société, en 2009, il déclare qu' "en ce qui concerne le "Takfir" (Excommunication) de la société marocaine, j'estime que ce qui a été annoncé par certains médias est une aberration".                                                                                                
Cette acrobatie politicienne et pragmatique lui permet de se justifier par rapport à ses propos d'antan: "Au début,  toute personne est animée par l'enthousiasme et l'excès de zèle et au fur et à mesure que la personne grandit, elle devient plus mûre et réalise qu'il allait de son bien d'être plus attentive sur certaines questions", ajoute-t-il.                                                                        
En revanche, Rachid Jalil, l'activiste de base, estime que, hormis le fait d'avoir approché des terroristes, sa conduite est irréprochable. "Je n'ai rien fait que je doive regretter", a-t-il dit dans un entretien réalisé dans  la Prison centrale de Kénitra.                                                                                            Dans le même ordre, il a réitéré les positions qui l'ont conduit au terrorisme. "Ceux qui combattent l'islam, rappelle-t-il, c'est notre devoir de les combattre. Voyez ce qu'ils font aux femmes et aux enfants en Palestine". Enfin, pour Abdellatif Amrine, condamné en juin 2003, par la Cour d'appel de Casablanca à 30 ans de prison ferme, mais faisant partie des 164 détenus salafistes graciés en novembre 2005 à l'occasion de l'Aïd El Fitr, "tout ce qui a été dit et relaté sur la majorité des détenus islamistes, y compris moi-même, est faux et surdimensionné. On nous a collé toutes les appartenances et les accointances possibles et inimaginables avec les branches d'Al Qaida, allant de la Salafia Jihadia au Groupe islamiste combattant marocain (GICM). La dernière trouvaille, c'est celle dont on parle ces derniers temps, "la Jamaâ Islamia du tawhid et le jihad" (Groupe islamique de l'unité et du combat). Tout cela est absurde est déraisonnable".         
"À titre d'exemple, dit-il en guise de précision, le courant idéologique de la Salafia traditionnelle que j'ai intégré sans aucune autre pensée de violence, s'est transformé lors de mon procès en une organisation terroriste de la Salafia jihadia, une sorte de filiale du mouvement d'Al-Qaïda au Maroc, qui a planifié, financé et perpétré les attentats de Casablanca".                                 
Et d'ajouter : "Les quelque 3000 islamistes arrêtés dans le cadre de cette affaire au Maroc ont été tous interceptés sur la base de fausses charges d'inculpation et de faux aveux obtenus illégalement lors des enquêtes policières. Il suffit de citer un nom d'un proche ou d'un ami lors des interrogatoires pour qu'il soit ramené à son tour à la cave de la wilaya de police de Casablanca pour l'accuser d'appartenance à un groupe terroriste qui menace la stabilité du pays.
"L'homme qui a vu l'homme qui a ...". La raison d'État prime sur toutes autres considérations et la loi est sacrifiée sur l'autel de la lutte antiterroriste.
Selon des journaux français, sur quatre cent soixante détenus à Guantanamo, il y aurait une dizaine de coupables qu'on n'arrive pas à condamner et quatre cent cinquante innocents qu'on n'arrive pas à libérer.
L'idée que tous les hommes ont une égale dignité devient subitement vide de tout sens concret; et ce, alors qu'un ordre politique ne peut être perçu comme légitime que s'il reconnaît cette égale dignité ; bref, qu'il s'agit de traiter tous les individus comme des citoyens à part entière (Weber, 1999[1920-1921]).
Au Maroc, comme dans la plupart des pays du monde, la lutte contre le terrorisme s'effectue au détriment de la loi et sous le couvert de l'éradication de la violence. Or, comme disait Chomsky celle-ci est assimilable à un virus. Plus on la bombarde, plus elle se répand. 


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