Georges Didi-Huberman. “L’inéluctable scission du voir”

Vendredi 15 Août 2025

Georges Didi-Huberman. “L’inéluctable scission du voir”
Dans ses réflexions sur l’art, le philosophe et historien de l’art français Georges-Didi Huberman aborde, dans son ouvrage Ce que nous voyons, ce qui nous regarde (Paris, Minuit, 1992), ce paradoxe entre ce que nous voyons et ce qui nous regarde. Partant de Joyce, auteur d’Ulysse (1922), où on trouve cette affirmation, «Fermons les yeux pour voir», Huberman la comprend de deux manières :

D’abord, il entend le «voir» comme étroitement attaché au «toucher» : «Voir, écrit Huberman, ne se pense et ne s’éprouve ultimement que dans une expérience du toucher» (p. 11). Par là, Joyce pose à sa manière les jalons de la phénoménologie de la perception, étant donné que le fondateur de cette phénoménologie singulière écrit qu’«il faut nous habituer à penser que tout visible est taillé dans le tangible, tout être tactile promis en quelque manière à la visibilité, et qu’il y a empiètement, enjambement, non seulement entre le touché et le touchant, mais aussi entre le tangible et le visible qui est incrusté en lui» (Maurice Merleau-Ponty, Paris, Gallimard, Le Visible et l’Invisible, 1964). C’est dire que la vision ne se sépare pas du tactile.

Ensuite, ajoute Huberman, «l’acte de voir nous renvoie, nous ouvre à un vide qui nous regarde, nous concerne et, en un sens, nous constitue» (ibid.), reste à savoir de quel genre de vide il s’agit ici. Pour le comprendre, James Joyce nous y aide à traves le personnage de Stephen Dedalus. On dirait qu’il fallait attendre que sa mère ferme les yeux pour qu’elle puisse le regarder.

«Puis, ces yeux, Stephen les aura vus se clore définitivement. Et, depuis lors, le corps maternel tout entier lui apparaît en rêve, «dévasté, flottant», ne cessant plus, désormais, de le fixer. Comme s’il avait fallu fermer les yeux de sa mère pour que sa mère commençât de le regarder vraiment» (p. 12).

A partir de là, tout le spectacle du monde change de couleur et de rythme, et c’est ainsi qu’on arrive à nous ouvrir les yeux, à comprendre que ce qui est à voir «devient inéluctable lorsqu’une perte la supporte» (p. 13), et, conséquemment, nous regarde, c’est-à-dire, nous intéresse et nous concerne.

Lorsque Stephen Dedalus contemple la mer, au fond, la surface plane visible qui s’en dégage ne manque pas de cacher une inquiétude, une menace qui est dissimulée dans le bas-fond de la mer. Devant elle, il pressent la mort : «La mer, pour Dedalus, devient un bol d’humeurs et de morts pressenties, un pan horizontal menaçant et sournois, une surface qui n’est plane que pour dissimuler et dans le même temps indiquer la profondeur qui l’habite, la meut, tel ce ventre maternel offert à son imagination comme un «bouclier de vélin tendu», gros de toutes les grossesses et de toutes les morts à venir» (ibid.).

C’est que, ce qui est visible sur la surface plane, organisé, rythmé, en dit long sur ce qui est invisible, profond, caché. La vague et son rythme, la marée qui monte en dit quelque chose de ce qui ne se révèle pas.  Ainsi, ce que nous voyons, nous regarde, nous concerne, nous hante. Le passage de Joyce montre à quel point l’apparent n’en est pas moins puissant, en ce sens qu’il y a une puissance visuelle qui procède de la mer et qui «met en œuvre le jeu anadyomène, rythmique, de la surface et du fond, du flux et du reflux, du trait et du retrait, de l’apparition et de la disparition» (ibid.).

Par analogie avec la mère de Stephen Dedalus, face au mouvement menaçant de la vague et de la marée qui monte, il y a ce murmure, «ce halètement» d’une maman qui n’est certes plus mais qui le regarde. Ce que voit Dedalus dans «le frai et le varech que rejette la mer respirante, il y a donc toute la douleur vomie, verdâtre, de quelqu’un d’où il vient, qui devant lui a travaillé –comme on parle du travail d’accoucher- sa propre disparition» (p. 14).

Or tout est là. Nous posons les yeux sur la mer comme des êtres éphémères, ou bien des œuvres d’art, une œuvre visuelle de perte. Voir la mer signifie aussi se rendre compte que ce que nous voyons nous échappe, car nous le perdons, ne le perdrons, et ce que nous voyons, nous ne le verrons plus. Voir, c’est inéluctablement perdre.

Notons que nous attaquons là un paradoxe historique, évoqué déjà au Moyen Age, lorsque les théologiens ont compris qu’il fallait distinguer entre imago (image) et vestigium (vestige).

Ce que nous voyons devant nous ou autour de nous, ce qui se donne à la vue comme image, n’en reste pas moins porteur d’un vestige, de la trace d’une ressemblance perdue, comme l’écrit Didi-Huberman. Un objet donc, visuel, montre paradoxalement quelque chose de ruiné, de perdu. Ce que voit Stephen Dedalus au moment où il a devant lui l’image visuelle de la mer, c’est, analogiquement, la disparition du corps de sa mère.

Najib Allioui

Najib Allioui

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