La mauvaise foi sartrienne selon Naguib Mahfouz


Par Raouya Amrani Boukobza
Mercredi 11 Avril 2018

Le concept de «mauvaise foi» est un concept spécifiquement sartrien qui est développé dans L’Être et le Néant. Sartre y explique que la «réalité-humaine» s’efforce de se présenter à elle-même et aux autres comme «en-soi», comme «chose», pour éviter d’assumer la responsabilité de la liberté du «pour-soi», qui est projet, futurisation et donc risque.
Dans un exemple devenu célèbre, Sartre décrit l’attitude d’une jeune femme en situation de « flirt ». Elle abandonne sa main dans la main de l’homme qui lui fait la cour et au même moment elle se met à parler de sujets hautement intellectuels dans le domaine de l’art et de la philosophie. Sartre montre qu’elle chosifie sa main, qu’elle en fait un en-soi dont elle n’est plus responsable. Son moi est au-delà, dans une transcendance spirituelle par rapport à cette main qu’elle transforme mentalement en simple «chose», en simple «en-soi». Pour Sartre, ce comportement est une conduite typique de «mauvaise foi».   La jeune femme courtisée, elle, sait très bien que sa main n’est pas un en-soi mais appartient à son être tout entier qui est le pour-soi. Cette opération de mauvaise foi lui permet de temporiser, de ne pas décider parmi les possibles qui se présentent à elle : rompre l’ébauche de flirt, en rester aux préliminaires, s’engager dans une relation charnelle plus étroite avec son partenaire. La mauvaise foi, selon Sartre, est une méthode de protection contre les exigences parfois difficiles de la liberté, qui est l’être même du pour-soi.  Être libre et être, c’est, pour la réalité humaine, la même chose.
Dans La Trilogie du Caire, Impasse des deux palais, Le Palais du désir et Le Jardin du passé, Naguib Mahfouz présente, dans la continuité de ces trois romans, le personnage d’Ahmed Abd-El-Gawwad. Ce personnage est une illustration parfaite de « la mauvaise foi » au sens sartrien. Certes, Naguib Mahfouz n’utilise jamais cette expression en propre. La position philosophique et religieuse de Mahfouz par rapport à l’existentialisme sartrien est claire et précise.
Il connaît bien le contenu de l’existentialisme de Sartre, mais il ne partage pas les conclusions essentielles de cette philosophie qui tend vers l’athéisme. Mahfouz reste croyant, musulman, un musulman «éclairé» qui pense que la raison et la science doivent être cultivées à côté des enseignements fondamentaux de l’islam. Ce qui, selon lui, suppose une vision historique et exégétique du Coran. Pour autant, Naguib Mahfouz est assez nourri des textes de l’existentialisme sartrien pour donner, peut-être inconsciemment, la meilleure illustration qui puisse être de la « mauvaise foi » au sens sartrien.  
Cette illustration apparaît dans  La Trilogie du Caire  dans laquelle Mahfouz décrit la vie d’un riche commerçant Ahmed Abd-El-Gawwad qui mène une double vie d’homme respectable et très religieux le jour et de personne très débauchée et corrompue dans la première partie de la nuit («la veillée»), buvant du vin, fumant du haschich et fréquentant des «almées», chanteuses et courtisanes. Abd-El-Gawwad est «hanbaliste». Le hanbalisme est un des quatre madhab du fiqh (droit musulman). Un madhab est une école de pensée religieuse formant le droit musulman. Les trois autres madhabs sont le malékisme, le hanafisme et le chaféisme. Le hanbalisme est l’école de pensée la plus sévère et la plus rigide concernant le droit musulman. Ce courant est le socle du traditionalisme musulman, il est présent aujourd’hui essentiellement en Arabie Saoudite où il a été à la source du wahhabisme.
Ahmed Abd-El-Gawwad, au nom du hanbalisme, interdit à son épouse de sortir de la maison, oblige ses fils à l’accompagner à la prière du  vendredi à la mosquée Al-Hussein proche de son domicile, interdit à l’un de ses fils de demander en mariage la fille d’une voisine dont il juge que la famille n’est pas assez respectable et marie ses deux filles avec des hommes issus d’une famille hanbaliste comme lui. Un jour, comme il s’est absenté une semaine de son foyer pour voyage d’affaires, Amina, son épouse, poussée par ses fils, décide de se rendre à la mosquée Al-Hussein où se trouve le tombeau présumé d’Al-Hussein lui-même.  Par malheur, Amina, en revenant de la mosquée, peu habituée qu’elle est à la circulation automobile, est renversée par une voiture. Elle est ramenée chez elle mais souffre d’une blessure à la jambe qui l’oblige à boiter. Ses fils lui conseillent de mentir et de dire qu’elle est tombée dans l’escalier. Mais Amina est la fille d’un cheikh, un homme très religieux, qui lui a appris à ne jamais mentir. Quand son mari rentre à la maison, elle lui avoue donc la vérité.  Ahmed Abd-El-Gawwad, fort de la tradition juridique hanbaliste, chasse sa femme qui doit se réfugier chez sa mère. C’est seulement au bout de six mois, sous la pression de la famille entière, qu’il l’autorise à réintégrer le domicile familial.
Ahmed Abd-El-Gawwad est un homme de «mauvaise foi» au sens sartrien. Il a totalement bonne conscience. Il se voit comme un bon musulman, bon père de famille, honnête commerçant, observateur fidèle des obligations de l’islam.
Il fait comme si ses veillées de débauche n’appartenaient pas au pour-soi qu’il est (pour parler comme Sartre), mais à une espèce d’en-soi, à des espèces de choses qui ne le concernent pas.   Des psychiatres pourraient dire qu’il est atteint de schizoïdie, c’est-à-dire de division de la personnalité. En fait, Abd-El-Gawwad joue sur l’opportunité universelle que la Fatiha peut donner à tout musulman de mauvaise foi, lorsqu’il invoque pour se dédouaner de ses débauches   et de ses mauvaises actions la miséricorde infinie d’Allah. La mauvaise foi sartrienne d’Ahmed Abd-El-Gawwad lui permet de chosifier la partie débauchée de sa vie pour ne conserver que son pour-soi de croyant et d’homme pieux.


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1.Posté par Ben brahim le 12/04/2018 16:31 (depuis mobile)
👍👍👍👍👍👍

2.Posté par Hazal le 12/04/2018 17:31
J'aime beaucoup quand tu parles de schizoïdie. C'est vrai que notre société souffre de cela et il serait judicieux de lire La Trilogie du Caire. Vous nous faites découvrir de bonnes choses. L'analyse est profonde.

3.Posté par Francisco España Granero le 12/04/2018 21:41 (depuis mobile)
Un artículo sumamente interesante. Con buen estilo literario, en mi modesta opinión.

4.Posté par Cookies le 12/04/2018 21:51
C'est triste de savoir qu'une personne peut révéler deux faces si différentes. C'est l'hypocrisie de la vérité qui est en jeu, l'homme prend pour prétexte sa bonne foi pour punir autrui en sachant qu'il agit mal. Mais comme ses principes sont supérieurs à sa conscience, il se convint de ce qu'il fait est "bien". Bon raisonnement en faisant le lien avec la maladie de la schizoïdie. J'ai hâte de lire votre prochain article.

5.Posté par Gatsby le 13/04/2018 11:32 (depuis mobile)
Bon travail!

6.Posté par Pierre Lagarde le 13/04/2018 12:57
C’est exactement cela, l’existentialisme de Sartre et Mahfouz définit la mauvaise foi dans la société. Ce serait judicieux de lire l’œuvre romanesque de Mahfouz. Le fondateur de l’existentialisme donne un grand sens à « la mauvaise foi » et dans l’œuvre romanesque LaTrilogie du Caire, l’auteur nous décrit la mauvaise foi du personnage ‘’Ahmed Abde el Gawwad. Ce dernier représente une grande partie d’individus qui atteinte de la maladie de schizoïdie. Il n’est pas conscient que l’en-soi et le pour-soi sont détachés tandis que non. J’aime votre analyse et ce travail précis.

7.Posté par Maïté le 13/04/2018 14:57
Un rapprochement intéressant et significatif entre le passage de l'"Être et le Néant" et celui de la "Trilogie du Caire", avec la transposition de la mauvaise foi sartrienne à travers le personnage d'Ahmed Abd-El-Gawad. Il y a un effort de structuration du propos, on voit que tu as fait la liaison entre l'existentialisme sartrien et celui de Mahfouz. J'ai une question à te poser à propos de la conclusion: la différence entre les deux existentialismes porte-t-elle sur le fait qu'Abd-el-Gawwad est croyant, d'où le "pour-soi" de croyant, d'homme pieux, à la différence de Sartre, où la dimension religieuse n'apparaît pas? Merci à toi pour avoir partagé avec nous cet article, Raouya, tu as fait un travail considérable et tu es sur la bonne voie :) !

8.Posté par shim le 13/04/2018 15:25 (depuis mobile)
bon travail

9.Posté par Aziz hassi le 13/04/2018 23:24 (depuis mobile)
Pour moi c'est un sujet important malgré la différence dans le livre et merci d'en savoir plus sur ce sujet

10.Posté par Raouya Amrani le 14/04/2018 11:26
En aucun cas, Mahfouz n’est existentialiste. Il n’y a pas d’existentialisme mahfouzien. Par contre, Mahfouz a lu attentivement l’œuvre de Sartre. Il est donc influencé par elle. C’est pourquoi, il ne faut pas s’étonner de voir que le principal personnage de la Trilogie du Caire illustre la mauvaise foi sartrienne. Je ne dis pas que c’est consciemment que Mahfouz ait fait cette illustration. Je me borne à constater que les romans de La Trilogie du Caire mettent en scène un personnage principal qui ressortit à la mauvaise foi sartrienne dans l’essentiel de son comportement. Mahfouz est musulman. C’est un musulman critique qui montre ici l’hypocrisie et la mauvaise foi d’un croyant apparemment très pieux.

11.Posté par Chris le 15/04/2018 14:43 (depuis mobile)
Bon travail

12.Posté par Maïté le 15/04/2018 15:23
Je comprends mieux ce que tu veux dire, Raouya, en effet, il s'agit d'une réécriture où Mahfouz transpose une illustration de la mauvaise foi sartrienne à travers le personnage d'Abd-El-Gawwad, pour mieux souligner l'hypocrisie de celui-ci, mais le personnage n' a pas forcément conscience du décalage entre sa piété, sa dévotion et ses actes iniques. ''

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