La main gauche de l’Etat


Enjeux du nouveau contrat social

Ahmed EL AKED
Mardi 9 Mars 2021

1. L’Etat entre la main gauche et la main droite:
“Je pense que la main gauche de l’Etat a le sentiment que la main droite ne sait plus ou, pis, ne veut plus vraiment ce que fait la main gauche. En tout cas, elle ne veut pas en payer le prix.” C’est ainsi que le sociologue français Pierre Bourdieu s’est exprimé en 1992 sur les pages du journal Le Monde, et il a prononcé la même phrase dans le livre collectif qu’il a supervisé: «La Misère du Monde» paru en 1993. L’expression était éloquente puisqu’elle a attiré l’attention sur les terribles effets sociaux à cause de la «démission de l’Etat» due à la politique néolibérale au milieu des années soixante-dix et au changement des politiques socialistes vers la «réalité du marché» durant les années quatre-vingts.
Le métalangage de Bourdieu vise la description de la contradiction entre la «main gauche de l’Etat» représentée par les agents des secteurs sociaux connus pour leurs dépenses publiques influentes, d’une part, et la «main droite de l’Etat» qui se manifeste à travers les techniciens des secteurs économiques publics et des institutions financières privées, d’autre part. Il a mis en évidence les contradictions existantes au sein de l’Etat entre une «main gauche» qui intervient pour remédier aux défaillances sociétales et atténuer les conséquences des tensions sociales, et une «main droite» qui néglige la priorité accordée à l’action sociale parce qu’elle est obsédée par les équilibres financiers. Ces contradictions découlent d’une équation politique constituée de deux pôles de l’Etat: la main gauche qui défend les questions relatives au renforcement de la démocratie, au développement des institutions, à l’amélioration du service public et à la consolidation de la justice sociale, et la main droite qui s’accroche à la condition économique, à la préservation de la stabilité et à l’instauration de la sécurité publique. C’est l’équation sur laquelle Bourdieu a travaillé dans ses conférences au Collège de France entre 1989 et 1992, pour développer sa propre conception de l’Etat comme institution relativement indépendante qui prend la forme d’une «main droite» (Etat régalien) et la forme d’une «main gauche» (Etat providence).
La conception du sociologue français a été articulée autour des tragédies sociales et des souffrances vécues par la «main gauche de l’Etat» en tant que classes sociales influencées par les contradictions du monde social malgré leur forte position dans la gestion de la vie sociale et la résolution des conflits sociaux (assistantes sociales, professeurs, enseignants, magistrats, ....). La principale raison de cette tragédie sociale s’explique par le fait que l’Etat s’est retiré, ou était en train de se retirer, des secteurs sociaux vitaux tels que la santé, l’éducation, le logement et les médias. Le résultat fut la propagation de la misère dans la vie sociale, ce qui a conduit –du point de vue de Bourdieu – à l’émergence de mouvements sociaux exprimant ce qu’il a appelé « la révolte de la petite noblesse d’Etat contre la grande noblesse d’Etat ».
Afin de faire face à l’aggravation des déséquilibres sociaux, des appels forts sont apparus, principalement parmi les hommes politiques et les intellectuels, pour revoir les rôles de l’Etat en vertu de sa fonction symbolique d’assurer la protection des non protégés, d’établir la justice entre les classes sociales et d’entretenir la cohésion, l’unité et la solidarité, en particulier dans les moments difficiles et les périodes de crise. A cet égard, les revendications les plus importantes de la révision ont été formulées dans deux directions complémentaires: la première était de reconsidérer les structures de l’Etat lui-même, c’est-à-dire repenser les relations internes entre ses composantes pour garantir un équilibre fonctionnel entre sa «grande noblesse »et sa « petite noblesse»; la seconde est de revoir la relation de l’Etat avec ses citoyens en vue de renouveler les mécanismes de l’action publique pour assurer une réelle ouverture, élaborer des politiques efficaces et moderniser les services publics pour tous sans discrimination.

2. L’Etat social et la motivation de la main gauche:
Même si la différence des contextes historiques, politiques et culturels se présente, l’évocation actuelle de cette analyse sociologique a pour but de citer la logique métaphorique qui conférait à l’Etat le statut d’un être humain: un corps avec des organes comportant une main droite et une main gauche, et un esprit et une âme pour animer le corps et orienter les actions des mains selon des règles et des objectifs spécifiques. Il s’agit d’une logique qui veille à instaurer l’équilibre au sein de l’Etat entre une main droite soucieuse de stabilité, de sécurité, de justice et d’augmentation de la richesse globale du pays, et une main gauche qui contribue à l’amélioration de l’action publique dans les domaines sociaux afin de présenter les meilleurs services pour tous.
Nous évoquons la même logique dans le cas du Maroc, mais autrement car l’intervention de l’Etat dans l’ingénierie des politiques publiques économiques et sociales s’est renforcée en vue de mener un changement social global. Le Maroc a connu un repositionnement de l’Etat dans la gestion des priorités en deux étapes successives: l’étape de mobilisation nationale pour élaborer un nouveau modèle de développement, et l’étape de lutte contre les répercussions de la crise sanitaire due à la pandémie «Covid-19». Dans les deux étapes, les directives Royales ont été décisives, et Sa Majesté le Roi Mohammed VI a pleinement exercé ses pouvoirs constitutionnels démontrant une grande sagesse dans la préservation de la santé, la promotion de l’économie nationale et l’apport du soutien social nécessaire. Suite aux directives Royales, la politique sociale actuelle est un tournant historique dans le parcours politique et de développement du Maroc, visant la combinaison entre la promotion de la croissance économique et le renforcement du développement social. Dans ce sens, Sa Majesté a souligné, dans son discours au Parlement vendredi 9 octobre 2020, l’importance d’une action harmonisée effectuée parallèlement sur deux interfaces : l’interface économique axée sur le développement des secteurs productifs, l’amélioration de la capacité d’investissement des petites et moyennes entreprises, la création d’opportunités d’emploi et la préservation des sources de revenus ; l’interface sociale relative à la protection des différentes classes sociales, en particulier les plus vulnérables, à travers des prestations efficaces en termes de couverture médicale obligatoire, d’allocations familiales, de retraite et d’indemnisation en cas de perte d’emploi.
Au sujet de la seconde interface, le Conseil des ministres du 11 février 2021 a approuvé un projet de loi – cadre pour la réforme du système de protection sociale au cours des cinq prochaines années (2021 – 2025).Ce qui traduit la volonté politique de consolidation des fondements de l’Etat social à travers un changement social profond marqué par le renforcement de la cohésion sociale et la concrétisation de la condition sociale nécessaire pour soutenir la croissance économique.
Tous les indicateurs économiques et sociaux reflètent que le Maroc adopte une démarche spécifique en termes d’inspiration des principes de l’Etat providence et de renouvellement de son contrat social, en s’orientant vers l’instauration d’un nouvel Etat social chaque fois que les conditions sont réunies. Cette démarche incite l’Etat marocain à motiver sa « main gauche » pour créer son propre modèle social basé sur la participation collective des citoyens et la mise en œuvre des politiques sociales innovantes et ambitieuses. Le principe adopté à ce niveau, c’est qu’il n’y a pas de politiques efficientes sans acteurs politiques qualifiés, ni de conceptions sociales efficaces sans acteurs sociaux possédant les visions et les valeurs sociales qui permettent l’instauration de la justice et de la solidarité.
A cet effet, il est nécessaire d’introduire une nouvelle conscience sociale au sein des structures orchestrant l’action publique : une conscience différente qui n’admet pas la logique des équilibres financiers malgré son importance, mais qui fait appel à la logique des équilibres sociaux exigée par la réalité complexe des sociétés modernes. Cette prise de conscience doit se fonder sur la nouvelle compréhension établie par la théorie du capital humain qui ne considère pas les dépenses sociales comme une consommation improductive, mais plutôt comme un véritable investissement stratégique.
Pour faire appel à la logique des équilibres sociaux et établir une prise de conscience sociale différente, il est impératif d’établir un nouveau contrat social capable de doter l’Etat et la société des mécanismes nécessaires pour faire face aux changements rapides des risques sociaux et pour relever les défis de demain.

3. Vers un Etat social actif:
L’Etat social s’est construit, dans sa formule traditionnelle, sur trois fondements fondamentaux, à savoir le développement du service public, la mise en place d’une politique fiscale redistribuant la richesse collective et la promotion des investissements économiques générateurs d’emplois. Sur cette base, une expérience importante a été accumulée dans l’élaboration et la mise en œuvre de politiques publiques bénéfiques, que ce soit au niveau de l’éducation, de la santé, du logement et des transports, ou au niveau des prestations sociales, des systèmes de retraite, de l’insertion sociale et professionnelle et de développement régional et local. A cet égard, on peut dire que le modèle de l’Etat social, sous l’appellation : «Etat-providence» ou sous le nom : «Welfare state», tel qu’il a été réalisé en Europe et en Amérique du Nord dans les années trente et dans la période d’après-guerre, a pu répondre, dans une large mesure, aux besoins sociaux urgents, notamment la protection contre les risques de chômage, de maladie, d’accidents et de vieillesse. Ce modèle, comme expliquait Abdallah Laroui dans son ouvrage en arabe « Concept de l’Etat », était la représentation d’un Etat au service de la société, et non l’Etat corrompu qui s’y oppose.
Cependant, ce modèle, bien qu’il ait produit des résultats positifs à l’époque dans de nombreux pays, comme l’Allemagne, la Suède, les Pays-Bas, le Danemark, le Canada et d’autres, est rapidement tombé en crise du fait qu’environ 25% de la population active restaient, dans certains cas, exclus des services publics collectifs. Devant ce modèle qui n’a pas pu accompagner les évolutions rapides des sociétés et les transformations radicales dans la nature des risques sociaux eux-mêmes, des appels intenses sont apparus pour le renouvellement de l’Etat social pour qu’il soit efficace, intelligent et plus dynamique. Ce renouvellement a permis, depuis les années quatre-vingt-dix, le lancement de politiques publiques pour faire face non seulement aux risques sociaux traditionnellement définis (chômage, maladie, incapacité et vieillesse), mais aussi aux nouveaux risques sociaux tels que l’instabilité familiale, le manque de compétences causant le chômage de longue durée ou la faiblesse de l’emploi ... Il est clair, dans cette optique, que l’Etat social actif est celui qui cherche inlassablement à développer les mécanismes de l’action sociale pour lutter contre les risques sociaux existants et potentiels, et qui ne cesse de renouveler les dispositions de ses contras avec les partenaires et les citoyens en vue d’assurer une large mobilisation des forces de la société afin d’instaurer une justice sociale durable.
En exposant cette progression historique dont témoignent plusieurs expériences internationales, et malgré la différence dans les capacités nationales des pays comparatifs, nous constatons que le Maroc a fait de grands progrès dans sa propre expérience en matière d’établissement de l’Etat d’assistance sociale, non pas comme une fin en soi, mais comme une étape indispensable pour s’orienter vers l’instauration d’un Etat social actif. Ce nouveau modèle à dimension stratégique se caractérise par sa définition de la composante sociale, non pas comme actions réduites à l’assistance sociale, au soutien financier et à la protection contre les risques sociaux traditionnels, mais plutôt comme vision axée sur le commun social et la nécessité de la participation collective dans l’adoption d’un modèle de vie sociale et la détermination des choix futurs. Pour consolider cette tendance, Sa Majesté le Roi Mohammed VI a appelé devant le Parlement (vendredi 9 octobre 2020) à établir un nouveau contrat social basé sur le changement des mentalités, le renforcement de la gouvernance publique et la corrélation entre responsabilité et reddition des comptes.
Il est impératif que la base solide du processus de renouvellement du contrat social consiste en l’application judicieuse des dispositions constitutionnelles encadrant l’Etat social. A commencer par le préambule de la Constitution qui définit les grands choix du Royaume du Maroc, y compris le développement d’une «société solidaire où tous jouissent de la sécurité, de la liberté, de l’égalité des chances, du respect de leur dignité et de la justice sociale”. Dans la même dimension, le premier article de la Constitution met l’accent sur l’aspect social du système politique du Royaume: «Le Maroc est une monarchie constitutionnelle, démocratique, parlementaire et sociale ». En outre, l’article 31 de la Constitution incite l’Etat à faciliter l’égal accès des citoyennes et des citoyens aux conditions leur permettant de jouir des principaux droits sociaux (soins de santé, protection sociale, couverture médicale, éducation moderne accessible et de qualité, logement décent, emploi, environnement sain).
L’assimilation profonde de la Constitution, couplée aux leçons tirées des crises et à la prospection collective d’un avenir meilleur, représentent des facteurs qui aideront le Maroc à réussir sa propre expérience pour instaurer et développer un Etat social fort avec sa « main droite » et équitable avec sa « main gauche ». Dans ce contexte distinct, la remarque de Bourdieu citée ci-dessus n’aura plus de sens, car le contrat national sur les enjeux démocratiques et de développement, basé sur les grandes orientations Royales, motivera les deux mains de manière cohésive à agir d’une façon harmonieuse pour incarner le patriotisme social.
Par Ahmed EL AKED
Chercheur en communication et analyse de discours, membre du Conseil national de l’USFP et coordinateur de la Commission économique, sociale et Environnementale

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