La blogueuse égyptienne Novinha56 : «Les Frères musulmans sont de piètres politiciens»


Propos recueillis par Mounir Bensalah
Samedi 15 Décembre 2012

La blogueuse égyptienne Novinha56 : «Les Frères musulmans sont de piètres politiciens»
Blogueuse avertie, elle travaille depuis 15 ans sur les
questions sociales
et de développement, notamment en Egypte où elle vit depuis 6 ans. @Novinha56, en plus de son blog (Le blog à Bécassine : http://becassine.owni.fr ) où elle transcrit ses observations
sur l’actualité nous livre ci-dessous
ses impressions.


Libé : L’Egypte connaît un bouillonnement inégalé depuis la chute de l’ex-président Moubarak. Quelle est la situation que vous observez?

Novinha56 : Le bouillonnement n’est pas constant, il surgit par crise à différents moments et à différents endroits. En dehors des points chauds et d’une minorité qui se sent concernée par la situation, une grande majorité d’Égyptiens continuent à vivre tant bien que mal (et plutôt mal que bien). Lorsqu’on vit assez loin des points chauds, on est peu touché dans notre vie quotidienne par cette instabilité, sauf quand les écoles sont fermées pour raisons de sécurité, ce qui a été le cas plusieurs fois au cours de ce dernier mois.
Si “bouillonnement” nous renvoie à l’idée d’instabilité en ce moment, ce n’est pas toujours le cas. Il y a aussi un “bouillonnement” positif comme la formidable explosion culturelle qu’on observe en Egypte depuis la révolution, dans les domaines de la musique, du cinéma, de la littérature. Cela mériterait un article complet.

Faisons une chronologie des évènements : Israël bombarde Gaza, l’Egypte reprend son leadership régional en orchestrant les négociations puis en parrainant l’accord de cessez-le-feu, puis le président Morsi fait sa controversée déclaration “constitutionnelle” et enfin, l’assemblée constituante accélère le vote du projet de Constitution que le président soumet à référendum le 15 décembre. Quelle lecture faites-vous de cet enchaînement?

Il semble assez évident que Morsi a profité de son aura acquise sur la scène internationale pour faire passer des mesures qu’il savait impopulaires. Il a prouvé au monde entier, qu’il n’était pas l’épouvantail qu’on pouvait redouter, qu’il ne remettait pas en cause les traités avec Israël. L’Egypte ne sera pas un nouvel Iran aux portes d’Israël. Et visiblement, c’est la seule chose qui compte aux yeux de l’Occident.
Ceci dit, on sent également que Morsi n’est pas tout à fait à l’aise avec ses propres décisions. Il a publié ce décret visant à prolonger la durée de vie de l’assemblée constituante de 2 mois afin de lui permettre de finir la rédaction de la Constitution. Mais face au tollé général, il a pressé cette assemblée afin qu’elle finisse la Constitution dans les temps qui lui avaient été initialement impartis.

Les forces révolutionnaires libérales, laïques, socialistes, ... semblent enfin réunies grâce à Morsi. Etes-vous de cet avis?

Je n’aime pas parler de forces laïques, il n’y a pas vraiment de laïques en Égypte. Il est d’ailleurs intéressant de constater comment certains opposants à Morsi l’accusent d’utiliser la religion à ses propres fins politiques. Il faut aussi rappeler que les Frères musulmans en ont fait partie, ont même été un élément central des forces révolutionnaires.
Pour l’instant, les opposants à Morsi sont unis, à quelques exceptions. Abol Fottouh, par exemple, bien qu’ayant demandé à Morsi d’annuler son décret, n’a pas voulu rejoindre les trois mousquetaires : Sabbahy, Moussa et El-Baradei arguant qu’il ne s’allierait jamais avec les anciens du régime Moubarak, les “felool”. Amr Moussa est un vieux loup de la diplomatie, qui a fait toute sa carrière sous Nasser, Sadate et Moubarak. Il s’est certes parfois opposé au dernier raïs, mais ça reste un homme qui s’est fait dans l’ancien système. Cependant, la différence entre Moussa et Shafiq (dernier Premier ministre de Moubarak arrivé deuxième aux élections présidentielles), c’est que le premier a clairement salué la révolution, ce que n’a jamais fait le second. On peut qualifier Moussa de “felool light”. Il faudra bien un jour que les différents camps qui s’affrontent se parlent et Moussa sera alors un interlocuteur incontournable. Cependant, Abol Fottouh met le doigt sur un vrai problème. Vous avez cité les forces révolutionnaires hostiles à Morsi, mais il y a aussi les forces antirévolutionnaires qui se sont jointes au mouvement de contestation : les pro-Moubarak. Quel est leur importance dans la fronde anti-Morsi? Comment les mouvements révolutionnaires peuvent manifester aux côtés de ceux qu’ils ont combattus? Ils ne sont peut-être pas nombreux dans les rues du Caire, mais sûrement davantage dans les villes du Delta où de violents heurts ont éclaté entre des manifestants et les Frères musulmans.
Et même dans les rangs des forces révolutionnaires et/ou libérales, des dissensions apparaissent quant au but même du mouvement de contestation. Les plus radicaux demandent le départ de Morsi, les autres demandent le retrait du décret constitutionnel et le report du référendum sur la Constitution. 

Les réseaux sociaux, les blogs, ... ont été d’un grand apport dans le processus révolutionnaire égyptien de 2011. En attestent les commentateurs des évènements, des livres comme “tweets from Tahrir”, “révolution 2.0” (Wael Ghonim ), ... Ont-ils aujourd’hui la même importance, le même rôle ?

Les réseaux sociaux ont eu un rôle crucial dans le mouvement de 2011, parce qu’ils étaient alors quasiment les seuls espaces de libre expression pour les opposants. Tous les médias en Égypte étaient contrôlés par l’État ou obligés de s’autocensurer s’ils ne voulaient pas risquer des fermetures et des poursuites judiciaires. Depuis 2011, les médias “indépendants” ont vraiment pris leur indépendance et permettent aux forces de l’opposition de s’exprimer ailleurs que sur les réseaux sociaux. Donc, je pense qu’effectivement, les réseaux sociaux ont perdu un peu de leur importance par rapport au processus révolutionnaire.

Historiquement, l’Egypte a été toujours considérée comme le centre du monde arabe. Pensez-vous, qu’après la montée dans presque tous les pays arabes de gouvernements islamistes, que ce bras de fer avec les Frères musulmans aura un impact sur les autres pays? (Notamment en Tunisie, au Maroc, …)

Les Egyptiens reconnaissent volontiers que la Tunisie a été l’élément déclencheur de leur propre soulèvement. Les événements qui se passent dans un pays ont forcément des conséquences sur les autres notamment grâce aux médias internationaux comme la chaîne d’information continue Al-Jazeera. En Egypte, Al-Jazeera est de plus en plus dénoncée par les révolutionnaires qui reprochent à la chaîne qatarie de servir de relais de propagande à la machine des Frères musulmans, alors qu’Al-Jazeera a eu un rôle central dans les révolutions arabes. En Egypte, des manifestants ont brûlé les locaux d’Al-Jazeera Direct, il y a quelques semaines.
Hier, les étudiants au Soudan ont protesté en nombre contre le régime totalitaire, contre la torture, contre l’injustice. Des demandes ô combien similaires à celles que nous avons entendues en Tunisie ou en Égypte. Cet été déjà une vague de protestation avait traversé le pays contre la vie chère. Cette fois, c’est le meurtre sous la torture de plusieurs étudiants darfouris qui a mis le feu aux poudres. Ils avaient participé à un sit-in pacifique pour protester contre l’augmentation non prévue des frais de scolarité avant d’être embarqués par la police. Le Soudan est très peu couvert par les médias mais il est sans aucun doute influencé par les événements au Nord du continent. A noter qu’au Soudan, on se révolte contre un régime dictatorial islamiste.

En faisant l’analyse des résultats des élections égyptiennes, on peut facilement lire que les Frères musulmans sont loin d’avoir la majorité en Égypte. Si au premier tour, les résultats confortent cette thèse, au second tour, ils ont beaucoup bénéficié des voix de ceux qui ne voulaient pas entendre d’un président ayant servi sous l’ancien régime. Ce constat est-il visible sur le terrain? Quelle est la force de la mobilisation des Frères musulmans sur le terrain?

Si on parle chiffres, il faut remonter aux législatives et au raz-de-marée des islamistes. A cette époque, les islamistes (Frères musulmans et salafistes) avaient raflé les trois quarts des sièges du Parlement (presque 50% pour les FM). Le spectacle qu’ils ont donné à voir lors des séances parlementaires a été pitoyable. La sanction est tombée aux présidentielles. Bien qu’arrivé premier lors du premier tour, Morsi réalise un score deux fois moins bon qu’aux législatives, sans compter les voix des salafistes qui n’avaient pas présenté de candidat. Le principal parti salafiste avait d’abord appelé à voter pour Abol Fottouh avant de lui préférer finalement Morsi. On est donc passé pour le candidat des islamistes de 75% à 25% des voix! Et comme vous le soulignez, au deuxième tour, la moitié de ceux qui ont voté Morsi, n’ont pas voté pour le candidat islamiste mais contre le candidat pro-Moubarak. D’ailleurs, Shafiq a aussi bénéficié au deuxième tour des voix de ceux qui ne supportaient pas de voir un islamiste à la présidence.
Mathématiquement, la Constitution devrait être rejetée par la majorité des Égyptiens : elle n’est soutenue que par les Frères musulmans et les salafistes qui n’ont totalisé que 25% aux présidentielles. A noter que les islamistes les plus extrémistes rejettent la Constitution car il n’y a pas assez de charia à leur goût. Mais, il y a deux variables qui laissent planer l’incertitude quant à l’issue du scrutin. La première est la capacité de mobilisation des abstentionnistes. Lors des scrutins précédents, les taux de participation ont été bas : environ 50% des inscrits. Beaucoup d’Egyptiens ne se sentent pas concernés ou ne comprennent pas la Constitution, mais c’est une population que les Frères musulmans peuvent atteindre plus facilement, notamment à travers les mosquées. Certains imams n’ont pas hésité à inciter les gens à voter pour la Constitution “parce que voter pour la Constitution, c’est voter pour la charia” et que ceux qui voteraient contre seraient considérés comme des infidèles. Dans certaines villes, ce type de sermon a provoqué la colère des orants trouvant insupportable cette OPA des Frères musulmans sur leur religion. Mais ce discours pourrait être bien accepté dans d’autres lieux.  La deuxième variable est l’importance que pourrait prendre le boycott dans la mouvance révolutionnaire. C’est encore une nouvelle ligne de fracture qui apparaît dans le bloc révolutionnaire. Certains refusent de voter parce qu’ils ne veulent pas cautionner un processus qu’ils rejettent ou parce qu’ils ne sont pas d’accord pour ce référendum précipité. D’autres pensent également que le référendum est prématuré mais qu’il ne faut pas prendre de risque et ils voteront “non”. Les choses se sont cristallisées à tel point que je doute qu’une campagne autour du contenu de la Constitution soit d’une quelconque utilité. Le vote sur le référendum de la Constitution sera un vote pour ou contre Morsi et les Frères musulmans.

Vous parlez dans votre blog d’une Egypte “profondément divisée”. Pensez-vous que cela va durer? Ne pensez-vous pas que ce même constat a servi à la “justification” de la dictature sous Moubarak ?

Moubarak a sciemment entretenu la division : c’était le fameux « diviser pour mieux régner ». Mais finalement, comme c’est souvent le cas sous les dictatures, il n’y a pas de place pour différentes factions politiques. Quant aux autres fractures, elles sont ethnologiquement minimes. L’Egypte est l’un des plus vieux pays du monde, avec une population plutôt homogène, une histoire commune, une langue commune... et deux religions qui ont toujours coexisté. En fait, la vraie fracture en Egypte, c’est la fracture sociale, l’Egypte pauvre majoritaire contre l’Egypte riche minoritaire. Et cette fracture, elle est toujours présente aujourd’hui.
Pour revenir sur la scène politique, au moment du soulèvement populaire contre Moubarak, les choses étaient finalement assez simples : c’était les révolutionnaires contre le régime. On se souvient de cette utopie vécue en l’espace de quelques jours à Tahrir. Un moment de grâce où les islamistes ont côtoyé les libéraux et les femmes non voilées, où les vieux ont côtoyé les jeunes, où les pauvres ont côtoyé les riches. Malgré les tentatives de négociation des Frères avec le pouvoir, il y avait un front uni. C‘était l’époque où l’on pouvait entendre sur Al-Jazeera, un jeune représentant copte dire au sujet du jeune frère musulman qui venait de parler :”Je ne suis pas d’accord avec lui sur beaucoup de chose, mais il a le droit de s’exprimer, et je me battrai pour qu’il puisse le faire, nous voulons tous les deux la démocratie”.
Aujourd’hui, la haine entre les Frères musulmans et les libéraux est viscérale. On observe également une haine grandissante entretenue par ceux qui ont voté contre Morsi (pour Shafiq) contre ceux qui ont voté contre Shafiq (pour Morsi). J’ai lu des propos d’une violence extrême où ceux qui ont voté pour Morsi sont traités de criminels ayant le sang des manifestants sur les mains. Ces groupes qui ont voté par dépit pour Shafiq ou Morsi, sont pourtant bien plus proches qu’ils ne le sont des pro-Shafiq ou des pro-Morsi. Cette haine entre ces deux camps idéologiquement proches m’inquiète beaucoup.
Il faut savoir que dans les manifestations anti-Morsi, il y a des gens qui ont voté pour lui au deuxième tour des élections présidentielles. Aujourd’hui, ce groupe d’anti-Mosi est composé de révolutionnaires et de felool lesquels seront incapables de s’entendre s’ils parviennent à renverser Morsi. La fracture continue à se creuser de plus en plus entre les pro et anti-Morsi à coups de propagandes abjectes. Les pro-Morsi accusent les opposants d’être responsables du chaos, de consommer de l’alcool et du haschich et osent dire que la majorité des manifestants sont des chrétiens. Les anti-Morsi comparent Morsi à Hitler ou Mussolini pour justifier leur refus d’un président démocratiquement élu. Ils accusent également les médias occidentaux d’avoir la même complaisance pour Morsi qu’ils n’en ont eu pour les dictateurs fascistes européens. Les plus virulents utilisent un vocabulaire guerrier qui n’a rien à envier aux ‘jihadistes” les plus déterminés. Derrière chacun de ces clans, il y a des millions de gens absolument persuadés d’être dans le vrai. Je ne vois pas comment le dialogue sera possible.

Comment estimez-vous l’avenir de l’Egypte dans un an?

La crise que traverse l’Egypte actuellement est pire que celles que nous avons traversées jusque-là, justement à cause de cette division. Si les Frères musulmans étaient sans aucun doute la meilleure force d’opposition au niveau de leur organisation, ils sont de piètres politiciens. Le spectacle que nous a offert Morsi ces derniers jours est pitoyable.
Si la Constitution est rejetée, rien ne sera réglé, il faudra reformer une assemblée constituante et les élections législatives seront encore retardées laissant l’Egypte dans cette instabilité avec un président chef du législatif et de l’exécutif, ce que ne supportent plus les révolutionnaires. Si la Constitution est adoptée, ça sera pire parce que les révolutionnaires se sentiront trahis, auront l’impression de s’être fait voler leur révolution. Morsi a confié la sécurité de l’Égypte pendant le référendum à l’armée. L’armée qu’on a peu entendue ces derniers jours. Si la situation dégénère, je pense qu’elle agira comme elle l’a fait le 11 février 2011, elle prendra les choses en main. Morsi n’a pas mis l’armée au pas en publiant un décret dissolvant le CSFA  et en limogeant Tantaoui, l’indéboulonnable ministre de la Défense. Si l’armée a quitté la scène politique, c’est qu’elle l’a voulu et qu’elle a négocié. Il y a sans aucun doute une alliance entre les Frères musulmans et l’armée, mais cette alliance est favorable aux militaires. L’armée ne recherche pas forcément le pouvoir. C’est un exercice difficile qui l’expose aux critiques et risque d’entraîner la discorde dans ses rangs. Il est préférable d’être en dehors du jeu politique et de garantir ses acquis, l’armée n’est pas dans l’Etat, elle est à côté de l’Etat. L’armée est la plus grande entreprise, le plus gros propriétaire (terres agricoles, complexes touristiques, clubs...). Une Egypte déstabilisée n’est pas dans son intérêt.
 


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