La Turquie et le monde arabe


Par Abdelkrim Nougaoui *
Mercredi 15 Juillet 2020

La Turquie et le monde arabe
S’il est un pays qui laisse perplexe les stratèges en ces temps, c’est bien la Turquie que l’on trouve sur plus d’un front. Elle a d’abord lancé un défi à l’Europe en la menaçant sans cesse de laisser la voie libre devant des millions de réfugiés syriens (quelque quatre millions de personnes) et même de leur faciliter la tâche pour traverser la frontière gréco-turque et entrer par la force sur les territoires de l’Union européenne. Le problème des flux migratoires est devenu une thématique de controverse entre l’UE et la Turquie jusqu’au point où dans le débat public, s’est installée l’idée d’un chantage franchement déclaré au sein même des chancelleries des principaux pays, sachant que la Turquie reste toujours demandeur d’adhésion à l’UE.
  A l’Est, le premier qui souffre des ingérences turques est bien la Syrie de Bachar Al Assad avec la présence de dizaines de milliers de combattants armés et agissant à la solde d’Ankara, mais financés par le Qatar qui abrite toutes les têtes pensantes de la mouvance des Frères musulmans sous la bannière de leur confrérie en l’occurrence l’Organisation mondiale des Frères musulmans. Ces soi-disant combattants appartenaient à différentes factions allant de Daech à l’ALS en passant par Anssar Echam et les anciens adeptes d’Al Qaida d’Abou Mossaab Ezzarquaoui.  
   On peut légitimer un tel comportement par le fait de voir des millions de réfugiés syriens qui ont fui la guerre pour venir s’installer dans les camps édifiés sur le territoire turc avec tout ce que cela comporte comme fardeau politique, économique, social et surtout sécuritaire. Mais utiliser ces réfugiés comme moyen de pression pour demander plus de moyens financiers, ou encore comme éléments pesant dans le processus de négociations d’adhésion à l’UE,  n’est pas de nature à faire apparaître la Turquie comme un partenaire crédible.  
   Les ingérences turques ne s’arrêtent pas à sa seule frontière avec la Syrie mais elles s’étendent un peu partout dans le monde arabe. D’abord en Egypte, où les Frères musulmans sont déchus du pouvoir par un artefact sans signification politique, mêlant  le putschisme militaire à la révolte populaire alimentée par le mouvement de masse qui a revendiqué la révolution après s’être rendu compte que celle-ci avait été récupérée voire même confisquée par des opportunistes qui ont pris le train en marche. 
   Depuis, les opérations d’assassinats et les actes de sabotage n’ont cessé de se multiplier malgré les efforts draconiens mis en œuvre par l’armée et les autorités sécuritaires. Des responsables politiques et militaires de haut rang n’ont pas échappé aux attentats meurtriers  menés conjointement par des groupes affichant des liens directs avec la mouvance salafiste ou avec les Frères musulmans et recevant leurs ordres et leurs financements de cette même mouvance via des ramifications qui agissent dans l’ombre.    
   L’Irak a eu aussi sa part des ingérences turques au Kurdistan. Sous prétexte du droit de poursuite des combattants du PKK, qui y trouvent refuge, des interventions militaires musclées y font rage sans cesse et sans le moindre respect de la souveraineté irakienne sur ses territoires. 
Le problème kurde est aussi un problème syrien, puisque la Turquie s’est donnée le droit d’intervenir pour tenter de neutraliser ou d’affaiblir les groupes armés kurdes de Syrie installés dans la localité de Koubané, fief de la rébellion kurde syrienne. Le monde entier tient toujours à reconnaître le rôle de ces combattants et leur détermination qui a été cruciale dans la reprise de la localité de Raqqa, centre ‘’opérationnel et ville modèle’’ du gouvernement de Daech en Syrie. Cette reprise a été soutenue par la coalition internationale, et elle est intervenue en parallèle avec celle de la ville de Mossoul en Irak, déclarée capitale du Khalifat autoproclamé. Pour mémoire, Raqqa fut l’une des grandes localités à tomber entre les mains de Daech, en 2014, une année après qu’il ait chassé tous les autres groupes armés opposés au régime syrien. 
   En Libye, la Turquie a commencé à porter officiellement assistance au Gouvernement d’accord national (GAN), dirigé par Faïez Sarraj et reconnu par l’ONU. Au vu de ce qui se passe concrètement sur le terrain, la Libye est devenue une sorte de protectorat international où la Turquie revendique sa part du gâteau. La toute dernière visite de Sarraj à Ankara, le 4 juin dernier, montre en substance les velléités de cette dernière et rappelle la triste histoire d’une occupation ottomane qui a duré plus de trois siècles.  
   C’est grâce aux matériels et conseillers militaires turcs que les combattants du GAN ont pu mettre un terme à la tentative de conquête de Tripoli par l’ANL (Armée nationale libyenne) du maréchal Khalifa Haftar . Tout récemment encore, les forces du GNA se sont emparées de l’aéroport international de Tripoli, ce qui est considéré par les observateurs comme un gain significatif depuis leur mainmise sur la base aérienne d’Al Watiya, au sud-est de Tripoli.
   Alors que l’ONU a annoncé la reprise des négociations entre les belligérants, le président turc a refusé la proposition onusienne comme s’il s’agissait d’un chef d’Etat libyen : « Nous ne nous assiérons pas à la table des négociations avec Haftar », a-t-il déclaré en traitant le maréchal de « putschiste ». Fort du matériel militaire de l’OTAN et de la logistique mise à sa disposition, il a réussi à mettre à mal les troupes de Khalifa Haftar ,d’une part, et à violer la décision onusienne de maintien de l’embargo sur les armes acheminées vers ce pays, d’autre part. 
   C’est un sujet qui a réveillé les vieux démons de l’avant et de l’après-Première Guerre mondiale, qui a vu l’effondrement de l’Empire ottoman après la guerre des Balkans. Le traité de Sèvres a réduit sa superficie territoriale de quelque 3 millions de kilomètres carrés à son dixième, ce qui a créé un vrai sursaut patriotique contre les Alliés britanniques et français. Même avec un traité de Lausanne qui a plus que doublé le territoire turc sous l’égide de la nouvelle République laïque en l’attirant plus vers l’Occident, les rancœurs sont encore là. Le flou qui est gardé sur le tracé des frontières entre la Turquie d’une part et la Grèce et Chypre de l’autre, est resté comme une bombe à retardement qui risquerait d’exploser à tout moment en mettant à feu et à sang toute la région.   
   La Turquie n’est pas le seul acteur étranger à être présent sur la scène libyenne, il y a aussi la France qui a usé de son poids comme membre permanent du Conseil de sécurité pour obtenir un accord d’intervention militaire en 2011, contre les troupes de Mouammar Kadhafi qui s’apprêtaient à intervenir contre les insurgés de Benghazi. A côté de ce grand pays, il y a la Russie qui ne cache pas ses ambitions en Libye vu ses relations économique, politique et militaire avec l’ancien régime.
   L’accord  turco-GNA est trop mal perçu par le Président Macron qui n’hésite pas à renverser la table et à faire fi des convenances diplomatiques. 
Paris et Ankara sont tous deux membres de l’OTAN, mais l’intervention turque contre les Kurdes syriens, considérés comme alliés de l’Occident, a alimenté la véhémence de la France qui a argué d’une situation de « mort cérébrale » de cette même OTAN au mois de novembre 2019. 
   Alors qu’il ne manquait rien pour que la tension entre les deux pays s’enflamme de nouveau, la frégate française participant à l’embargo sur les armes pour la Libye a été prise pour cible par un navire turc le 10 juin dernier, qui l’a neutralisée. C’est un incident qui a provoqué un tollé dans les médias français et européen, ainsi que des réactions de responsables de ces pays, les amenant à réitérer cette mort cérébrale de l’OTAN. Du côté de Paris, on estime que ladite alliance est trop conciliante avec la partie turque, alors qu’elle devait protester contre sa « stratégie de la tension » et sa « responsabilité historique et criminelle » dans le conflit libyen dont l’intervention du président Nicolas Sarkozy a alimenté le déclenchement.
   Dans l’imaginaire mémorial collectif français ou encore européen, ce comportement de la Turquie participe d’une violence fondatrice de ce pays qui, issu comme nous l’avons déjà souligné ci-haut, d’une faillite en 1918 et qui, fuit son angoisse initiale du néant tout en poursuivant sa course à la survie. Mais user des réfugiés comme monnaie d’échange en les faisant passer du statut d’otages à celui de migrants, n’est anodin pour personne. Et tout cela, pour les convoyer en masse vers l’Ouest dans une logique tantôt de menace et tantôt d’affrontement à l’Est comme au Sud en y transportant des blindés pour asseoir un projet d’annexion.  
  Pour sa présence en Libye aux côtés du gouvernement légitime et internationalement reconnu et pour les victoires militaires qu’il a permis au GAN, Erdogan voudrait récolter les fruits de son investissement. La Turquie qui paie une facture énergétique de plus de 60 milliards de dollars US annuellement est prête à faire de l’exploitation des richesses énergétiques libyennes l’élément clé de son engagement. Tout est parti au mois de décembre 2019 quand Ankara et Tripoli ont signé un pacte de coopération militaire assorti d’un accord de délimitation du territoire maritime.  
  Selon cet accord, la Turquie se donne des droits en matière de prospection et de forage de pétrole en Méditerranée orientale, projet qui a été rejeté par les pays riverains comme la Grèce et l’Egypte qui l’ont condamné en le jugeant illégal.       
   En plus des conseillers militaires mis à la disposition du GAN, des combattants de diverses factions islamistes représentées à Idlib sont acheminés vers le territoire libyen afin de se joindre aux milices de Masratta dirigées par le seigneur de guerre Ali Belhadj. Selon les observateurs, le nombre de combattants acheminés du nord syrien vers la Libye devait dépasser de peu les dix mille personnes. Du côté adverse, il y a les mercenaires russes du groupe Wagner qui combattent à côté des troupes de Haftar. Ce qui démontre que les Libyens ne sont plus les maîtres de leur propre destin et que leur pays s’est transformé en un fonds de commerce où chacun des acteurs externes voudrait l’exploiter à son profit. 
  Qatar a eu aussi son mot à dire dans le conflit. Avec sa chaîne satellitaire Al Jazeera, l’Emirat a tout fait pour jouer au pyromane comme il l’avait fait au temps du Printemps arabe qui n’a pas été vécu de la même manière par les pays arabes ; certains ont pu s’y adapter par des réformes comme le Maroc, alors que d’autres ont préféré la confrontation avec leurs populations. C’est le cas notamment de la Syrie, de la Libye et d’autres pays où cette confrontation a causé ravages et destructions. 
 Le pays qui a subi le plus l’effet de propagande de la chaîne Al Jazeera est bien entendu l’Egypte avec, à la clé la prise de pouvoir par l’armée avec le Maréchal Sissi à sa tête à un moment où le pays était près de s’effondrer. C’est grâce à l’Arabie Saoudite dont le défunt ministre des Affaires étrangères avait déclaré que « si l’Egypte tombe, c’est toute la Nation arabe qui tombe… » que Le Caire a pu tenir. C’est un secours qui est entré dans les faits avec une manne financière portant sur des dizaines de milliards de dollars injectés dans la machine économique égyptienne.
   Avec sa chaîne médiatique satellitaire Al Arabiya installée à Dubai, l’Arabie Saoudite distille sa propagande anti qatariote et anti-Frères musulmans qui se situe aux antipodes de la chaîne qatarie. A elles seules, ces deux chaînes estiment détenir le monopole de l’écoute des populations arabes et même de toute la diaspora arabe aux quatre coins de la planète. Chacune d’entre elles se nourrit de l’argumentation de l’autre pour contre-attaquer et réciproquement, c’est une guerre médiatique qui laisse perplexe l’humble citoyen arabe qui est à la croisée des chemins sans trop en savoir les causes. 
  Force est de constater que l’avantage tourne en faveur d’Al Jazeera qui s’est livrée au captage de l’attention de toute l’adolescence et la jeunesse arabes via le rachat des droits de retransmission de toutes les compétitions sportives des principaux pays : football, basket- ball, tennis, sports de combat, etc. La chaîne satellitaire Bein Sport n’est autre qu’une filiale d’Al Jazeera diffusée en plusieurs langues et qui s’offre les services d’anciennes stars du sport, toutes disciplines confondues. 
   Les excès du Qatar ne s’arrêtent pas à ce niveau, mais vont bien au-delà, au rachat d’équipes de football et à la construction de majestueux stades. Le Qatar s’est, en effet, offert   l’équipe du PSG qui a été transformée en une équipe redoutable avec dans ses rangs les meilleurs joueurs du monde. Devenue imbattable, elle se permet d’arracher tous les trophées footballistiques français. Du côté émirati, c’est l’équipe des Citizens qui a été rachetée avec un super entraîneur nommé P. Guardiola qui n’a cessé de remporter les prestigieux trophées du football anglais en dépit de sa complexité. Cette équipe est passée de la catégorie moyenne à celle des équipes qui disputent les grands titres anglais et européens.        
   Ce qui se passe relève du délire car ce n’est pas un problème de projet politique contre un autre projet politique, mais c’est un problème d’ego familiaux des pétromonarchies du Golfe gavées par les richesses accumulées et qui sont utilisées à des fins de réseautage et d’influence sur un monde arabe où règnent l’ignorance, la pauvreté et les aliénations intellectuelles et affectives.       
  Ces luttes d’influence, les trois familles régnantes du Qatar, des Emirats et de l’Arabie Saoudite ont créé un maelstrom dans la région dont le Yémen continue à payer le lourd tribut jusqu’à aujourd’hui.  Le tournant pris par l’Arabie Saoudite en faveur de l’Egypte a fini par déplaire à l’Emirat du Qatar du fait qu’il abrite toutes les têtes pensantes des Frères musulmans avec à leur tête le défunt Youssef Al Kardaoui et le journaliste controversé Ahmed Mansour. Un autre talent est à ajouter à la liste, à savoir celui de l’ex-parlementaire communiste de la Knesset, l’arabo-israélien Azmi Bichara. 
  Certains experts en matière de politique et de renseignement vont jusqu’à affirmer que l’Emir du Qatar n’est qu’une façade politique et que les vrais détenteurs du pouvoir sont les Frères musulmans. C’est ainsi qu’a été déclenché le compte à rebours dans les relations entre le Qatar et les autres pays du Golfe et l’Egypte : embargo économique, fermeture de toutes les lignes aériennes, rappel des ambassadeurs, guerre cybernétique. Ces mesures ont eu pour effet l’isolement de tout l’Emirat qui a vu ses lignes de communication terrestres coupées avec le reste du monde car elles transitaient par l’Arabie Saoudite. 
   Pour régler ce différend et mettre fin à l’embargo, toute une série de conditions ont été mises sur table. Elles sont au nombre de douze dont les deux principales sont la fermeture de la chaîne Al Jazeera et l’expulsion du cheikh Al Karadaoui. La réponse du Qatar a été un niet puisqu’entre-temps, le grand frère de l’islam politique, la Turquie, s’est porté à son secours en envoyant un effectif de cinq mille soldats avec toute la logistique nécessaire à leur déploiement.
   Là encore, la Turquie a, selon ses détracteurs, montré son image interventionniste et sa volonté de faire du monde arabe sa chasse gardée à l’instar de ce que déjà fait l’Iran dans certains pays qui forment ce que d’aucuns qualifient de Croissant chiite, en nous rappelant le triste passé des invasions et de l’occupation ottomane de tout le monde arabe, exception faite du Maroc. 
  Un tel acte de la Turquie a été, à l’évidence, très coûteux pour Ankara qui a dû subir l’attaque saoudienne en règle sur sa monnaie lors de la crise dite du dollar liée à l’affaire du pasteur dont le président Trump avait exigé la libération. Quant au blocus saoudo-émirati, il n’a néanmoins pas semblé avoir d’effet sur l’économie du Qatar.   
Un autre événement est venu souffler sur les braises. En l’occurrence l’assassinat du journaliste et correspondant du Washington Post Jamal Khashoggi le 2 octobre 2018 au consulat saoudien à Istanbul.
Les commanditaires de cet assassinat avaient certainement pensé que leur acte allait être un simple fait divers sans plus. Il n’en a rien été puisque leur acte ignoble a provoqué un tollé d’indignations, suivies de réactions virulentes des principales chancelleries de la planète. 
   Tous les services de renseignement des grandes puissances se sont mis à l’œuvre afin d’identifier le ou les coupables. Leurs positions ont été mitigées car l’Arabie Saoudite est le premier exportateur du pétrole dans le monde. Le seul pays qui a pris une position franche en la matière est bien évidemment la Turquie, pour qui ce fut une aubaine pour enfoncer le couteau dans la plaie. Et jusqu’à présent, Ankara continue à revendiquer les têtes qui ont participé à cet enlèvement-assassinat, à savoir une vingtaine de personnes dont certaines sont proches du prince héritier Mohamed Ben Salmane. 
  L’affaire n’est pas encore close, puisque la Turquie continue toujours à brandir ses menaces contre l’Arabie Saoudite qui ne chôme pas d’ailleurs puisque là où il y a engagement turc, les Saoudiens en prennent le contre-pied comme cela est visible en Libye et en Egypte. 
  Dans cet esprit conflictuel et vu la nature des belligérants, ne nous sommes pas en train de nous diriger vers une confrontation entre un panarabisme qui se cherche encore et un panislamisme dont on commence à percevoir les premières lueurs ? Un panarabisme autour de l’Arabie Saoudite, de l’Egypte, des Emirats Arabes Unis, de la Jordanie, du Koweit, etc et un panislamisme autour de l’axe Qatar-Turquie, qui sera rejoint par la Libye du GNA et la Tunisie d’Ennahda.     
   Les visées turques ont même été plus loin. En Corne de l’Afrique et plus exactement sur la mer Rouge au large du Soudan. Une île faisant partie des territoires de ce dernier est passée sous contrôle turc. Selon un accord de location conclu par les deux pays (Soudan et Turquie) liés par la fraternité panislamiste, le Soudan a cédé l’île en question à la Turquie pour y installer une base militaire. L’Egypte et l’Arabie Saoudite ont réagi avec virulence à cet accord, mais une fois le régime d’El Bachir balayé, cet accord n’est plus d’actualité. Le conseil mixte composé de militaires et de civils désignés par les comités du soulèvement populaire a, en effet, remis  les choses à leur place en tournant le dos à la Turquie et à ses ambitions.           
   Sur le plan économique, la stratégie adoptée par la Turquie dépend du genre de partenaires qu’elle a en face d’elle. A l’ouest il y a l’Union européenne sans les Etats-Unis et le Canada car ils ont à être traités à part. Au nord, c’est la Russie avec laquelle la Turquie a vécu un bon nombre de soubresauts de toutes sortes résultant notamment du plein engagement russe dans le conflit syrien. Retenons pour mémoire que, lors du putsch de 2016, tout l’Occident souhaitait se débarrasser d’Erdogan et que seule la Russie a volé à son secours.
   A l’Est, c’est l’esprit ethnique qui gagne les dirigeants turcs, puisqu’une nouvelle approche voit le jour, vis-à-vis des nouvelles républiques de l’Asie centrale ayant fait partie de l’ex-URSS. Il s’agit bien évidemment de l’Ouzbékistan, de l’Azerbaïdjan, du Kazakhstan, du Turkménistan et du Kirghizistan. Le Tatarstan est, lui, un territoire appartenant à la Russie  mais avec une importante communauté turque à l’instar des Ouighours (en chinois Xin Jang) vivant en communauté à l’intérieur des territoires chinois. Envers tous ces pays, la Turquie prône le panturquisme consistant à rassembler tous ces pays dans un cadre d’une union basée sur des liens linguistiques et culturels. Cette vision ethnique devrait en principe réveiller les étourdis du panislamisme dont ceux qui rêvent encore de voir Ankara devenir la capitale du nouveau Khalifat à l’instar de Moussoul pour Daech.   
   La Turquie joue sur plusieurs plans, et pour chaque plan, elle a un menu à la carte : la laïcité quand il s’agit de négociations d’adhésion à l’UE et le panturquisme quand il s’agit des républiques turcophones de l’Asie centrale.  Pour les pays arabes, c’est un menu basé sur l’Islam politique ou le panislamisme et plus particulièrement la mouvance des Frères musulmans. 
  Pour les pays où règne une certaine stabilité comme le Maghreb, une attention plus particulière est prêtée aux accords de libre-échange. Pousser vers ce genre de relations et tenter de les généraliser jusqu’à atteindre les pays de l’Afrique subsaharienne est la nouvelle stratégie turque. C’est par la porte du Sénégal et de la Côte d’Ivoire que semble se déployer cette stratégie visant à doper les exportations turques. Et donc à  faire saigner davantage leurs industries dont la compétitivité n’a jamais été au rendez-vous et qui sont considérées d’emblée comme des économies avec un dénominateur commun :  la précarité. Encore heureux que le Maroc se soit réveillé à temps pour remettre les pendules à l’heure, car depuis 2006, les excédents commerciaux ont toujours été en faveur de la partie turque au détriment du Maroc comme c’est le cas pour l’ensemble des accords de libre-échange qu’il a signés.
   Avec l’UE, la Turquie n’a jamais vu son intégration comme membre à part entière dans cet espace. Quelles en sont les raisons ? Ce ne sont pas des raisons simples à souligner car le contexte des relations de la Turquie avec l’Europe a commencé dans les années 1920 quand Atatürk a fait basculer le pays d’un Empire dit ottoman à une République laïque, et troqué l’alphabet arabe contre l’alphabet latin.
   Pour la Turquie, cet événement est le seul à être marquant de cette phase d’entre les deux guerres mondiales. Ce n’est qu’après la deuxième d’entre elles qu’elle s’est plus rapprochée de l’Occident en intégrant d’abord l’OTAN en 1952. 
Son rôle durant la guerre froide était déterminant puisqu’ à elle seule, elle abritait le plus grand nombre de soldats de l’OTAN et des bases hautement stratégiques pour l’équilibre Est-Ouest (opposant l’OTAN au Pacte de Varsovie).  
   La signature des accords douaniers de 1963 et de 1995 et l’ouverture des négociations d’adhésion en 2005 n’ont pas eu d’aboutissement jusqu’à présent. La main de fer d’Erdogan est décrite comme une dérive autoritaire. Son mimétisme et son franc parler envers l’Occident sont l’une des causes du ralentissement puis de l’arrêt des négociations d’adhésion. Il faut reconnaître qu’à l’échelle des opinions publiques et selon certaines chancelleries occidentales, cette adhésion n’est plus d’actualité car selon ces mêmes sources, la Turquie n’a pas accompli les réformes qui lui ont été demandées pour que sa politique soit alignée sur celle des membres de l’UE. 
C’est juste une façon de masquer une réalité qui est celle de dire qu’un pays à majorité  musulmane n’a pas de place dans une union laïque, et dont les élites qui font le diktat dans le projet européen sont laïques et déconfessionnalisées.       

*  Enseignant-chercheur à Oujda


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