La Francophonie… combien de divisions ?


Par Alexandre Wolff *
Jeudi 23 Avril 2009

La Francophonie… combien de divisions ?
Le dénombrement des francophones dans le monde répond-il à une obsession française ? Emportés par le fantasme de la supériorité de la langue française, certains ont autrefois célébré les « 500 millions de francophones », tandis que d’autres, inspirés par l’angoisse du déclin, se désolent encore souvent de la petite centaine de millions de locuteurs promise à l’extinction… Plus sérieusement, l’Observatoire de la langue française de l’OIF évalue à 200 millions les personnes capables de s’exprimer en français, dont 75 millions de façon ponctuelle et aléatoire. Mais quel est l’intérêt de cette information ?
Dans le vaste mouvement d’intensification de la circulation des produits, des images, des sons et des idées, la tendance à la simplification, voire à l’unification des objets échangés a fait naître une résistance au risque d’uniformisation. Dans ce contexte, plusieurs forces convergentes ont trouvé naturellement à s’exprimer et à s’épauler au sein de l’OIF, le seul espace – avec le Commonwealth –à la fois constitué sur une base géolinguistique et présent sur les cinq continents.
Les créateurs et les artistes ont les premiers perçu le risque d’étouffement des diversités culturelles que faisait courir le déferlement d’images et de sons en provenance d’une source unique, anglo-saxonne. Chercheurs, universitaires et enseignants subissent eux aussi depuis longtemps le rétrécissement de leurs possibilités d’exprimer leur pensée dans la langue de leur choix. Les gens d’affaires, les inventeurs et les industriels ont fini par mesurer également les avantages induits, pour les anglophones, de la domination exclusive d’un anglais international. De même, les représentants élus, les fonctionnaires ou les diplomates appelés à défendre les intérêts des citoyens dans les fora internationaux se sont inquiétés des déséquilibres démocratiques provoqués par la domination d’une seule langue.
En fait, ce sont tous les acteurs de nos sociétés qui ont confirmé l’alarme, sonnée d’abord par les créateurs, du risque d’appauvrissement de la diversité culturelle et linguistique que nous fait courir l’apparente progression de la communication sur la planète. Ceux qui sont porteurs de plusieurs origines culturelles, ceux qui sont capables de comprendre et de parler plusieurs langues savent les conditions nécessaires à l’indispensable « dialogue des cultures » et qui voient l’illusion de la « langue universelle ».
La Francophonie, née sous le sceau de la coexistence des langues et des cultures, s’est trouvée en situation d’exprimer de façon crédible et collective sa volonté de préserver la diversité du monde. Grâce à cette langue commune que se sont choisie librement les 53 États-membres, les 3 pays associés et les 14 observateurs de l’OIF, elle a été à l’avant-garde du combat qui a permis l’adoption, par l’Unesco, de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, entrée en vigueur en mars 2007. Et c’est à l’appui de sa démonstration en faveur de la diversité linguistique, notamment, que la Francophonie a besoin de connaître la situation réelle de la langue française dans le monde.
Non seulement pour mieux identifier les besoins des sociétés qui la composent, et donc mieux adapter ses priorités d’intervention, mais aussi pour être le porte-parole de la diversité linguistique mondiale en assurant une place à la langue française là ou le monolinguisme menace : dans les organisations internationales et régionales, dans la production de créations culturelles, dans la recherche scientifique, dans la circulation de l’information et des données sur les ondes et les réseaux numériques, sur les lieux de travail des salariés… Elle le fait d’ailleurs avec d’autres : hispanophones, arabophones, lusophones… Cette importance stratégique que revêt l’observation de la langue française dans le monde a été affirmée avec force dans l’une des résolutions adoptée lors du dernier Sommet de la Francophonie, en octobre 2008 à Québec (Canada), qui encourage « la Francophonie à poursuivre et à perfectionner l’observation de l’usage de la langue française ». Car de la qualité de l’observation dépend son intérêt.
Les premières tentatives d’estimation du nombre de locuteurs de français dans le monde ont vu le jour dans les années 1980, grâce aux efforts du tout nouveau Haut-Conseil de la Francophonie créé en France par François Mitterrand. Approximatives au début, les estimations s’améliorent progressivement. Dans les années 1990, elles continuent de reposer essentiellement sur un recoupement de données officielles (effectifs scolarisés, inscription dans les centres culturels et les Alliances françaises, statut du français dans les pays étudiés…), dont une majorité provient du réseau diplomatique français. Au début des années 2000, outre l’implication plus étroites des autorités nationales des pays membres de l’OIF, la contribution de chercheurs en linguistique et sociolinguistique permettent aux estimations de gagner en rigueur, mais ne les affranchissent pas suffisamment des contraintes administratives et diplomatiques et, surtout, négligent d’associer toutes les disciplines scientifiques susceptibles de renforcer leur fiabilité, comme la statistique, la démographie, voire la géographie, la psychologie, la sociologie…
Chargé de refonder cette pratique, l’Observatoire de la langue française a organisé en juin 2008, conjointement avec l’Agence universitaire de la Francophonie et son réseau « Dynamique des langues en Francophonie », un séminaire international de réflexion sur la méthodologie d’observation du français. Réunissant l’ensemble des disciplines concernées, ce séminaire est arrivé à des conclusions qui seront mises en œuvre pour la préparation du prochain rapport sur la langue française dans le monde.
L’une des principales conclusions de la rencontre souligne l’extrême difficulté à unifier la définition même de « francophone », qui varie non seulement selon les communautés humaines observées, mais, bien souvent, se subdivise encore en plusieurs « niches linguistiques » qui dépendent de l’environnement culturel, socio-historique, ethno-psychologique, etc., des locuteurs. Ainsi, s’il est souhaitable de se donner les moyens de définir un Smic, un Seuil minimum de compétence francophone (une expression inventée par le professeur Robert Chaudenson, de l’Université de Provence) capable de mesurer une performance réelle, il faut aussi intégrer des notions comme l’hybridation qui résultent du « frottement » des langues. De même, il faut considérer la question des représentations de la langue (sociales, symboliques, intimes…), très différentes selon les espaces de l’univers francophone.
Par ailleurs, l’exploitation des données démo-linguistiques existantes et l’intégration systématique, comme le font déjà les appareils statistiques québécois ou français, de questions portant sur les langues dans les enquêtes liées aux recensements permettraient sans doute de dégager des tendances.
Enfin, les participants ont souligné la nécessité de partenariats entre tous les acteurs de l’observation afin de croiser les sources et les données : l’Observatoire de la langue française de l’OIF, l’AUF et ses réseaux, TV5, RFI, l’Observatoire démographique et statistique de l’espace francophone de l’Université Laval, etc.
Fort de ce viatique, l’Observatoire de la langue française propose, dans un premier temps, les données disponibles et, dans un second temps, un rapport sur la langue française dans le monde 2008-2010 à l’occasion du prochain Sommet de la Francophonie d’Antananarivo (Madagascar), à l’automne 2010, en espérant que ce travail répond aux exigences d’une observation mise au service du projet universel que porte la Francophonie.

* Responsable de l’Observatoire de la langue française de l’OIF


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