La Darija a sauvé des milliers de vies


Par Mourad Alami
Vendredi 12 Juin 2020

La Darija a sauvé des milliers de vies
Avant de commencer, il convient de souligner qu'il vaut mieux parler de "centaines" et non de "milliers" comme l’ont toujours communiqué le chef du gouvernement et le ministre de la Santé ; au Royaume, il n’y a pas eu plus de 208 cas de décès, ce qui n’est pas le cas de la France, de l’Italie ou de l’Espagne, aux alentours de 30.000 décès. 
Les indicateurs révèlent une bonne et satisfaisante situation sanitaire au Royaume, qui est due a priori à un régime alimentaire riche en fibres, en vitamines, minéraux et en nutriments protecteurs, ce qui booste et renforce les défenses immunitaires. De plus, l’âge moyen de la population marocaine est d’environ 19 ans, cela veut dire qu’on a une population jeune. Par ailleurs, les autorités compétentes ont été très réactives et ont pris depuis le début des mesures pertinentes, courageuses et adaptées dans le but de parer à toute éventualité. Toutefois, les décisions à prendre dans un proche avenir doivent toujours obéir à la primauté de la raison et  ne pas brûler la chandelle par les deux bouts pour ne pas compromettre le soutien inconditionnel et exemplaire des citoyennes et citoyens. 
Certes, il y a eu quelques défaillances, par exemple le calvaire que sont en train de vivre les ressortissants marocains bloqués à l’étranger, manquant parfois de moyens de subsistance minimale. On peut organiser et planifier des vols charter tout en demandant par la suite à ces compatriotes le remboursement des frais, mesure cautionnée toutefois par une quarantaine dont la durée sera statuée au préalable par les autorités sanitaires. Le nombre est d’à peu près 30.000 ressortissants, d’autres pays on réussi à rapatrier plus de 200.000 ressortissants, et cela au prix coûtant. 
Qu’est-ce que nous n’avons pas lu et écouté ! L’Afrique va s’effondrer sous le poids de la pandémie, il y a eu tant de scenarii, de déclarations alarmistes et catastrophes qu’on ne savait plus à quel saint se vouer ; partout c’était le chant de deuil, que ça soit à Bruxelles, Paris, Berlin, Madrid ou Londres, même l’OMS a soufflé dans la même trompette. Rien de tel ne s’est passé ; certes, il y a eu des cas de décès et tous les pays africains sont entre-temps touchés par le Covid-19, mais pas comme l’ont toujours pronostiqué les chroniqueurs « avisés » des pays du Nord. La plupart de ces « experts » ont toujours une vision obsolète de l’Afrique, idem en Asie, l’Afrique serait toujours un continent pauvre, privé de lumières et de cadres. 
En d'autres termes, il n'y avait pas eu un seul facteur, le confinement à titre d’exemple, mais un certain nombre de facteurs qui étaient en faveur du Royaume, de sorte qu’on a pu mieux résister à la crise sanitaire. Toutefois, le chef du gouvernement et le ministre de la Santé ont oublié, ou simplement omis de mettre en exergue les grands sacrifices consentis par la majorité des citoyennes et citoyens ; les familles avec des petits enfants qui n’ont pas osé sortir dehors jusqu’à présent ; d’autres citoyens n’ont même pas quitté la maison, et cela fait plus de 70 jours, par crainte de ramener le virus à la maison, étant donné que les parents font partie des générations vulnérables et ainsi à risque, ou bien ils souffrent tout simplement de maladies chroniques, indépendamment de leur âge, des milliers d’autres ont reporté les bilans de santé, des opérations et traitements nécessaires, des séances de chimiothérapie par exemple pour éviter la surcharge du système sanitaire et alléger les contraintes et la pression exercée sur le corps médical. 
Ainsi, le gouvernement pourrait exprimer sa reconnaissance et sa gratitude envers le peuple marocain qui a respecté à la lettre toutes les mesures adoptées, du moins la quasi-totalité. Au lieu de rassurer, réconforter les citoyens, de peindre un tableau où un horizon clair et net se dégage, des lueurs d’espoir prennent forme, où un paysage plein de joie de vie et d’optimisme se dessine, compte tenu du nombre de décès très infime,  Saad Eddine El Othmani et  Khalid Ait Taleb ont parfois opté pour un discours craintif, hanté par des chocs émotifs, des humeurs noires, de l’incertitude, de l’angoisse et du désarroi. 
Tous les ministères concernés communiquent uniquement en darija avec le grand public. Il y a 12 ans de cela, j’avais préconisé l’utilisation de cette langue populaire à tous les niveaux, tout en publiant un recueil de comptes adaptés depuis la langue allemande ; j’avais même accordé une interview à  « Al Oula » qui n’a malheureusement jamais vu le jour. 
La darija, la langue maternelle vivante, peut devenir un vecteur de progrès, d’essor économique, social et culturel, source même de richesse et de stabilité politique. Lors de cette crise sanitaire, il est désormais évident qu’elle est le support le plus fiable, le logiciel sine qua non de la communication des autorités marocaines, vu que la majorité des campagnes de sensibilisation sous les différents slogans comme « bqa fe darek » et autres, diffusées soit à la télévision et à la radio, ont été menées dans cette langue ; langue facile, maîtrisée par la quasi-totalité des citoyens, sans que nos compatriotes soient obligés d’utiliser un dictionnaire ou de demander à quelqu’un d’autre que signifierait ce terme ou l’autre. Ils disposent dans ce cas-là de la capacité juridique nécessaire, capacité d’exercice et de jouissance  et ils deviennent langagièrement majeurs et n’ont plus besoin d’un tuteur, afin qu’il leur montre le juste chemin à suivre. 
Quelques journalistes sont même devenus des stars, comme  c’est le cas de Salaheddine El Ghomari, 2M, qui a su conquérir le cœur et les esprits des citoyens tout en utilisant cette langue et un discours simple, adapté et respectueux. Car une langue qui ne se pratique pas, est une langue morte et inutile. La meilleur preuve qu’on puisse fournir sont bien les résultats  d’audience qui ont battu tous les records lors de ce confinement et qui varient entre 8 millions et 10 millions de téléspectateurs pour chaque émission. Les foules sont suspendues aux lèvres de Salaheddine El Ghomari, de sorte qu’ils l’attendent avec impatience quand il fera son apparition sur 2M. Le témoignage téléphonique d’un ami est sans équivoque : « Sais-tu quand sera diffusée l’émission de Salaheddine El Ghomari ? », lui demanda récemment son épouse. 
La darija s’est imposée par la force des choses, ni par simple bienveillance, ni par complaisance  et il n’y a aucun problème si on puise dans le lexique de la langue arabe, qui représente au fond un ensemble de dialectes orientaux, et même sa grande expressivité est due exclusivement à la langue sumérienne, jusqu’à 60% des mots arabes sont d’origine sumérienne, sans parler de la langue syriaque, nabatéenne, le babylonien et d’autres dialectes du Moyen-Orient. Les caractères qu’on appelle arabe sont en réalité des caractères d’origine araméenne, et l’araméen est la langue de Jésus-Christ. 
Les langues ne connaissent pas de frontière, ni obstacle, ni défense, ni barrage  et qui veut s’installer dans un pays étranger peut bien enrichir le lexique, la culture, la production intellectuelle, la civilisation de cette population, à condition qu’il s’agisse d’un érudit et d’un homme de lettres  comme c’est le cas du grand grammairien Sibaweih, natif de Estheftar en Perse, le premier à avoir élaboré les principes fondamentaux de la grammaire arabe qui conserve aujourd’hui encore toute sa validité. La langue française a enrichi aussi son potentiel expressif grâce aux différents dialectes locaux, mais aussi grâce à la source intarissable qu’offrent des langues riches, raffinées et précises, telles que le latin et le grec, surtout dans les domaines des sciences exactes, les mathématiques, la physique, la chimie, la médecine, la technique, l’architecture, etc. Alors, où est le problème ? 
En Chine par exemple, il y a 300 ans, on connaissait le même problème, et le chinois classique qui n’avait pas évolué suscitait bien des difficultés considérables. Cette langue a été maîtrisée uniquement par les intellectuels et les linguistes qui étaient en état de discerner des opérations langagières complexes et sensitives, liées à l’imagination, à la sensation ou à la mémoire. L’auteur initial de « Le Rêve dans le pavillon rouge », 红楼梦, en pinyin: Hóng Lóu Mèng, Cáo Xuěqin, publié au 18ème siècle, était bien conscient que personne ne pourrait lire son ouvrage s’il l’écrirait dans la langue chinoise classique ; alors il a choisi la langue populaire la plus utilisée à Pékin et dans la banlieue afin de partager la magie de ses aventures, son récit coloré et merveilleux avec tout le peuple chinois et ainsi avoir l’audience la plus large possible, tout en s’abstenant de recourir à un chinois classique et élitiste.
Le succès a été au rendez-vous, puisque grâce à ce roman, on a pu édicter les premières lignes directrices, les principes généraux de la langue chinoise moderne qui s’est imposée par la suite à tous les niveaux. Elle a été simplifiée encore une fois par les autorités chinoises pendant le début des années 50. Etant donné que le taux d’analphabètes était toujours très élevé en Chine, ce qui représentait un frein considérable au développement du pays, un obstacle constitutionnel à regagner une place honorable parmi le club des grandes nations, digne de ce pays fascinant, énigmatique parfois, de grande culture et patrimoine millénaire. On ne doit pas oublier que la Chine était dévastée et ruinée, fauchée comme les blés, et elle faisait partie du tiers-monde pendant les années 80. 
Grace à la simplification de la langue, les autorités chinoises ont réussi à éradiquer l’analphabétisme dont les conséquences et les distorsions étaient nombreuses et néfastes à plusieurs égards. Aujourd’hui, les Chinois parlent comme ils écrivent. Les dialectes locaux existent toujours, toutefois, on a su revaloriser le parler, la langue populaire, la darija chinoise, devenue officielle par la suite. Cette approche pragmatique, cet investissement dans le capital humain a permis à la Chine de se développer rapidement, de créer de la richesse, de devenir innovante ; ainsi la Chine a été en état de sauver au moins plus de 300 millions de Chinois de la misère pour ne plus mourir dans la pauvreté la plus noire, tout en se dotant d’une manière indépendante de moyens matériels dans le but de mener une vie décente. 
Certainement, il y aura des voix qui prétendraient qu’on ne pourrait pas comparer le Maroc avec la Chine. Cependant, il ne s’agit pas du nombre d’habitants, mais de l’instrument qui a été à l’origine du pari gagné, et cela grâce au recours à un parler, à une langue populaire, à une darija, maîtrisée par la quasi-totalité des Chinois.  
Le Maroc regorge de talents, aussi bien sur le plan national qu’à l’international, il faut seulement les munir d’un instrument, d’une langue vivante, parlée et comprise par toutes les catégories sociales marocaines. Et en grande partie, c’est grâce à cet outil que 30% des produits sont fabriqués aujourd’hui en Chine et écoulés de part le monde. Naturellement, on ne doit pas omettre de soulever quelques sujets importants:  
1. Les supplices de la minorité musulmane chinoise du Xinjiang, 2. Le flou relatif à l’état de droit pour Hongkong, 3. La liberté d’expression, 4. L’information sur les réseaux sociaux, 5. Le système de crédit social, 6. La censure, 7. La réciprocité. 
Il y a d’autres exemples de réussite, comme c’est le cas de la Norvège ; aucun pays au monde ne parle cette langue qui a été au début un parler, une darija ; pas plus de 5,3 millions la parlent, la population de la ville de Casablanca. Mais le PIB est de l’ordre de 483 milliards USD, et le revenu par habitant s’élève à 97.000 USD. Aucun autre pays ne parle le suédois qui fait aussi partie des « petites langues », mais on a su créer de la richesse grâce à cet idiome ; PIB de l’ordre de 583 milliards USD et 56.000 USD comme revenu par habitant, 10,3 millions d’habitants, pas plus. 
En ce qui concerne la Turquie, elle joue dans la ligue des grands ; on utilise le turc qui est une langue populaire, une darija, écrite au début avec des caractères arabes, tout en les remplaçant par la suite par des caractères latins. Et c’est juste à cause de cette approche qu’on a pu profiter de toutes les expériences et sciences occidentales, sans être obligé de traduire les termes techniques qui ont gardé leur caractère latin. 
Le Royaume du Maroc peut suivre l’exemple de la Turquie, s’il y a un large consensus sur ce sujet. Tous les pays développés utilisent des langues maternelles vivantes, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la France, l’Espagne, la Corée du Sud, Taiwan, Chine, Japon, etc. Les langues maternelles vivantes ne sont pas figées dans le temps, inertes et momifiées ;  elles s’adaptent facilement aux nouvelles tendances, adoptent d’une manière idoine les néologismes et les rejettent après leur date de péremption, elles suivent l’air du temps, elles offrent la possibilité de créer, d’innover, de savourer la liberté, l’indépendance qu’on doit ériger en valeur suprême. Rien que dans le domaine des blagues, des milliers se créent chaque jour en langue marocaine, en darija, au Maroc. Les chansons, les pièces de théâtre, les films, les proverbes sont tous créés uniquement en darija, pas dans une autre langue !  
Alors, pourquoi se priver de cette richesse langagière, culturelle et civilisationnelle ? Pourquoi ce mépris de l’estime personnelle, pourquoi cette torture exagérée de soi-même ? La langue marocaine, la darija, est présente partout, à la radio, à la télévision, lors des campagnes de sensibilisation contre le Covid-19, dans les journaux électroniques, surtout lorsqu’il s’agit de recueil de témoignage, bien que les durs des durs reprennent les propos des citoyens en darija tout en les traduisant par la suite en arabe classique , ce qui n’est pas nécessaire. La darija, la langue marocaine, est utilisée dans les tribunaux, à l’école, au lycée, à l’université, dans les rues, et la nuit elle s’empare, elle est la reine absolue de nos rêves.  
Il est grand temps d’être fier de ce qu’a pu être réalisé dans cette langue, il faut arrêter d’avoir constamment un bœuf sur la langue. La langue n’est pas seulement un outil, un objet de travail qui doit obéir à un but fixé au préalable, mais « la maison de l’être » par excellence, comme l’avait exprimé le grand penseur allemand Martin Heidegger qui n’a eu de cesse d’étudier l’homme et la nature. A compter de cet instant, il est primordial de devenir adulte! 

* Universitaire, écrivain, poète de langue allemande, traducteur et chroniqueur

 


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1.Posté par Mimouni le 12/06/2020 20:47
Que l'on veuille ou non, la darija est le dialecte parlé dans la rue et dans les foyers. Mais, à l'école rien ne remplace la langue arabe. A compléter par l'anglais et le français. C'est mon avis.

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