L’insoumis optimiste tire sa révérence


Rachida Alami
Samedi 20 Novembre 2010

Abraham Serfaty, l’un des anciens opposants politiques durant l’ancienne ère, a rendu l’âme jeudi dans l’une des cliniques de la Cité ocre, Marrakech, à l’âge de 84 ans. Un parcours politique mais aussi celui d’un intellectuel intègre et honnête. Ce natif de Casablanca ne mâchait pas ses mots. Il était surtout connu pour son franc-parler, ses positions sur toutes les questions et ses réflexions sur tous les thèmes. Ses prises de position lui ont valu 17 ans de prison, huit mois de clandestinité et huit ans d’exil. L’engagement sera la devise qui marquera constamment toute sa vie de militant, mais aussi d’homme. Ce Marocain de confession juive donnera la preuve que le positionnement est d’abord envers la justice, avant que ce soit envers les autres faits sociaux, religieux ou ethniques. Il sera ainsi toujours en faveur d’un Etat palestinien libre et indépendant. Le grand axe de sa vie a été la gauche plurielle, en dépit de cette parenthèse poussée à la radicalisation par un système assez clos. Il l’exprimera d’ailleurs onze ans avant sa mort.  
Pour l’indépendance et la construction du Maroc moderne
Son passage en France, entre 1945 et 1949, lui permettra d’approfondir ses premières convictions communistes en adhérant à la jeunesse du Parti communiste français. Son activisme en faveur de l’indépendance de son pays, le Maroc, devient de plus en plus virulent. Ceci lui a valu d'être emprisonné en 1950, et placé en résidence surveillée en 1956. L’indépendance  recouvrée, il occupera un important poste au cabinet du ministre de l’Economie  Si Abderrahim Bouabid  dans le gouvernement Abdellah Ibrahim. Un grand travail a été fait pour une économie indépendante, pour une autosuffisance agricole, pour une plateforme industrielle et, partant, pour l’essor de tout un pays. L’expérience avortée par un complot, sa conviction que le pouvoir est décidé à enterrer tout compromis en faveur du Maroc s’est radicalisée. Il continuera son parcours professionnel, de 1960 à 1968, en tant que directeur de la recherche-développement à l'Office chérifien des phosphates, avant  d’être révoqué de son poste pour s’être montré solidaire d’une grève de mineurs. De 1968 à 1972, il enseigne à l'École d'ingénieurs de Mohammedia. Parallèlement, il anime avec d’autres intellectuels dont Abdellatif Laâbi et Mohamed Kheireddine, la revue Souffles.
Entre-temps, ses idées et affinités communistes s’expriment dans le Parti communiste marocain qu’il quittera pour voler de ses propres ailes vers une nouvelle expérience organisationnelle à travers cette « nouvelle gauche » en vogue durant les années 70. Il participe ainsi à la fondation de l'organisation d’extrême gauche Ila Al Amam (En avant), en 1970. Là, c’est l’affrontement du régime qui l’incarcèrera et torturera pour une courte période, d’abord en 1972. Libéré, il entre en clandestinité. Une enseignante française, Christine Daure, l’aidera à se cacher.  Elle deviendra par la suite sa  campagne de toujours. Les deux écriront plus tard« La Mémoire de l’autre ».
Abraham sera arrêté une seconde fois en 1974. Cette fois, c’est fatal, puisqu’il purgera une peine de 17 ans de prison. Sa libération en 1991 ne mettra pas fin à son sort tragique  de militant convaincu. Il finira ainsi par être déchu de sa nationalité marocaine, suite à un coup de théâtre arbitraire et bizarre à la fois. Il sera ainsi expulsé en France, où il donnera des cours magistraux en politologie à Paris VII. Une nouvelle bataille commence avec pour devise « Marocain je suis, Marocain je resterai ».
Retour d’Abraham,
le sage pondéré
De retour au pays en septembre 1999, avec l’avènement du Roi Mohammed VI, les Marocains découvriront que l’homme est capable de recadrer avec  courage, certaines de ses idées politiques, mais toujours dans la lignée de gauche et du progrès. Il a déclaré sa volonté d’œuvrer à la construction du Maroc moderne. Il sera même nommé, en septembre 2000, conseillé auprès de l’Office national marocain de recherche et d’exploitation pétrolière (Onarep).
Même en affichant un respect à la mémoire du défunt Hassan II, il a continué à croire en l’avenir de la gauche. Il voyait l’essor du pays avec l’arrivée de la gauche au pouvoir dans toutes ses composantes. L’insoumis est resté ainsi optimiste, à l’instar des grands hommes de l’Histoire. Que ce soit son adoption d’une troisième voie à même de résoudre la question du Sahara en faveur du Grand Maghreb, l’appel aux démocrates et partisans de la paix en Israël pour un Etat fédéral en Palestine pour en finir avec la souffrance du peuple palestinien. D’ailleurs, sa conviction que « le sionisme est avant tout une idéologie raciste. Elle est l'envers juif de l'hitlérisme [...] Elle proclame l'Etat d'Israël "Etat juif avant tout", tout comme Hitler proclamait une Allemagne aryenne », n’avait jamais changé.
Contre toutes sortes de fanatisme
 Marocain de confession juive, Abraham appelait toujours de toutes ses forces à une seule appartenance patriotique marocaine, mais avec une pluralité confessionnelle. Pour les questions de cette dernière décade, notamment la montée des islamistes et les événements du 16 mai, sa conviction que le peuple marocain n’est pas fait pour le fanatisme est restée intacte. Lui, le laïc et progressiste défilera à la marche de Casablanca au sein de la communauté juive, en guise de réponse à cette identité plurielle d’un Maroc uni contre les menaces de  toutes sortes  
Nous ne sommes pas, dit-il, un pays laïque dans le sens de la France ou de la Grande-Bretagne, nous sommes un pays imprégné de religiosité…mais nous sommes un pays qui transcende son histoire…il y a d’abord l’amitié séculaire des musulmans et des juifs, le respect des marabouts juifs et musulmans par les deux communautés… Mais encore faut-il « apporter des réponses à même de satisfaire les aspirations populaires sur les plans économique et social », tient-il à préciser, lors d’un entretien télévisé. Le fond de sa pensée à travers son dernier mot lors de la même émission : Justice.

Publications d’Abraham Serfaty

(avec Mikhaël Elbaz) L'Insoumis, Juifs, Marocains et rebelles,
- Le Maroc, du noir au gris
- La mémoire de l'Autre
- Dans les prisons du Roi - Écrits de Kénitra sur le Maroc
- Écrits de prison sur la Palestine
- Lutte anti-sioniste et révolution arabe (Essai sur le judaïsme marocain et le sionisme)


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