L'inclusion funky à marche forcée à l'Elysée d'une journaliste politique handicapée en fauteuil roulant


Libé
Mercredi 30 Décembre 2020

Rahma Sophia Rachdi, correspondant- Head of Bureau United States Press Agency à Paris, a animé une table ronde au Forum mondial de la paix en Normandie en novembre dernier. Dans cet entretien, elle révèle à Libé son parcours personnel très singulier et sa double culture.

Le multilatéralisme est-il encore d'actualité dans notre monde ? Qu’en pense une journaliste comme vous, correspondante de United States Press Agency ?
Le multilatéralisme, selon la définition diplomatique officielle, consiste à faire face à des enjeux de concertation, de discussion, de négociation, d’actions, à partir de trois partenaires, sur des sujets planétaires pour une sécurité mondiale et le maintien de la paix, par opposition au bilatéralisme entre deux partenaires. Le Président de la République, Emmanuel Macron, lors de son premier discours à l'Assemblée générale de l’ONU en septembre 2017, a ajouté la notion d'échange entre les peuples. C'est l'égalité de chacune et chacun pour construire la paix et relever chacun de nos défis. Or, trois ans plus tard, le même Emmanuel Macron a déclaré à l'AG de l'ONU : "On ne peut pas se satisfaire du multilatéralisme de mots" car le multilatéralisme semble atteindre ses limites comme, par exemple, l'échec de l'application de l'Accord de Paris de la COP21 pour le climat, ainsi que le JCPOA, (Accord sur le nucléaire des pays P5), au Conseil de sécurité que Trump a balayé d'un revers, de la même manière que l'Accord climat de Paris. Idem pour l'OTAN qui semble timide face au comportement belliqueux de la Turquie aux portes de l'Europe...Sans compter la réactivité molle et lente de l'Union européenne qui a tardé à exprimer sa solidarité vis-à-vis de l'Italie très touchée par la Covid-19. Il faudrait donc réinventer peutêtre un nouveau modèle de multilatéralisme, qui serait plus inclusif, englobant certains territoires qui demeurent un peu trop exclus ainsi que certaines populations écartées de la table centrale.

La situation des femmes a été l'un des temps forts du débat au Forum de la Normandie. Les femmes sont des victimes parfois invisibles, souvent silencieuses des guerres. Mais elles font aussi bouger le droit et les Constitutions pour plus de démocratie .Comment voyez-vous le rôle des femmes pour la paix dans le monde ?
Effectivement, les femmes étaient au cœur des débats ayant pour thème : "Les femmes et la construction de la paix", sponsorisés par le magazine ELLE" lors de la 3ème édition du Forum mondial de la paix en Normandie, à l'Abbaye des Dames à Caen. Nous avons pu assister à des témoignages très poignants en direct et/ou via des vidéos pré-enregistrées, par exemple un témoignage du Cameroun sur des viols commis lors de conflits. Nous avons pu également voir des femmes bouger les lignes, comme Céline Bardet, cette avocate internationale spécialisée en droit humanitaire des conflits, enquêtrice avec Interpol et ONU, qui s'est fait un principe de faire arrêter et punir les violeurs des femmes en zones de conflits de guerre civile, notamment en Afrique mais aussi en Bosnie. Il y a eu aussi des femmes comme Ghada Hatem Gantzer, médecin qui a fondé la Maison de la femme à Saint-Denis pour venir en aide aux femmes meurtries, physiquement et psychologiquement, aux côtés de Laurence Fisher, ex-championne de karaté, qui se consacre à former des coachs pour assister des femmes victimes. Cela va au-delà de réparer des excisions par la chirurgie, il s’agit plutôt de reconstruire le mental et dépasser le traumatisme et le post-trauma consécutif aux horreurs qu'elles ont subies. Et puis il y a eu l'initiative de Catherine Morin-Desailly, la sénatrice de Seine Maritime, qui s'est engagée auprès de 10 parlementaires de 5 continents, dans la continuité du manifeste de la paix du Forum de Normandie, signé au profit d'actions concrètes autour de la paix. Elle va faire le suivi des travaux législatifs à promouvoir au niveau global sur des défis sociaux, culturels, environnementaux et technologiques. Côté visuel et émotionnel, il y a eu aussi l'exposition de photos de guerre de la grande photographe, Christine Spengler, intitulée "L'espoir au milieu des ruines" . Que de mieux que la présence charismatique de la grande cantatrice Barbara Hendricks, afro-américaine, qui chanta la veille du Forum, avec son Blues Band, au profit des soignants du Covid-19. Elle a lu les textes forts de Martin Luther King, avant de remettre des prix le lendemain aux femmes, elle qui fut ambassadrice pendant trente ans auprès du Haut-commissariat pour les réfugiés de l'ONU.

En parlant des femmes, est-ce facile d'être femme et journaliste avec un handicap physique ?
Merci de me poser cette question qui, au demeurant, devrait être personnelle, mais qui, finalement, est devenue publique, puisqu’où que j'aille, mon handicap moteur se note. En effet, je roule en fauteuil roulant électrique, depuis 2014. Depuis mon AVC, suivi d'une thrombophlébite cérébrale, j'ai perdu la mobilité de mes membres inferieurs. Après une longue rééducation, il a fallu me faire à l’idée que je roulerai en fauteuil. Une fois que ce fut intégré, j'ai donc repris mon activité de journaliste de terrain en couvrant la politique à l’Elysée. C’était fin 2014, sous le mandat du Président François Hollande, où ont commencé les attentats de Charlie Hebdo et de l’Hyper cacher, puis ceux du Bataclan quelques mois plus tard. J’ai repris mon activité de journaliste politique pour une agence de presse américaine en tant que correspondante. Autant dire que l’actualité fut intense, triste et m’a contraint à ne dormir que 2/3h par nuit… J’avoue que, au départ, travailler comme journaliste en fauteuil roulant à l’Elysée m’a valu quelques humiliations et attitudes de mépris, peut-être par ignorance ou méconnaissance du handicap. C’est assez inédit, voire unique pour les attachés de presse de l’Elysée. Il m’a fallu être irréprochable dans mon travail et fournir autant si ce n’est pas plus que les confrères « valides » pour faire accepter mon « inclusion ». Ensuite, il y a eu la campagne présidentielle de 2017, puis Emmanuel Macron est élu Président de la République. Il me connaissait car je couvrais aussi Bercy et d’autres ministères. Il a fait en sorte qu’à l’Elysée, cela change en termes d’accessibilité, (installation de rampes, etc.) et de bienveillance vis-à-vis de mon handicap. C'est aussi sous le mandat du Président Macron que je fus réellement incluse dans le pool des journalistes, qui suivent les déplacements du Président de la République, pour les voyages d'Etat officiels. A partir de là, j'ai senti que mon handicap avait été intégré ainsi que ma personne par la même occasion. Je bénéficie d’une grande bienveillance en général, mais c’est la mentalité qu'il faut changer en France vis-à-vis du handicap qui ne semble pas rimer avec excellence ou poste prestigieux. D’où le plafond de verre pour les handicapés dès qu’il s’agit d’accéder à des postes de haute responsabilité en politique, médias et show bizz. Hélas, j’ai été victime d’un accident de la route en tant que passager en 2017 (assise sur mon fauteuil roulant). J’ai alors perdu l’usage de mon bras gauche et j’ai eu d’autres séquelles suite au coup du lapin. Cela a aggravé mon handicap et réduit ma mobilité. Mais Dieu merci, je suis dotée d'une grande combativité et capacité de résilience, car j'ai miraculeusement bien guéri de mes premiers traumatismes crâniens.

Quel lien gardez-vous avec le pays de vos parents, le Maroc ?
« Yeah ! » le Maroc est le pays de mes ancêtres, et donc m'est très cher. Je suis fière d'avoir hérité d’une certaine culture, d’un savoir-vivre, voire d’un patrimoine, ne serait-ce que d'un point de vue gastronomique, de ce magnifique pays. Même si je n'y suis pas née et que j’y ai peu vécu, je suis très attachée au Maroc. Hélas depuis le décès de mon papa, je n'ai que de rares occasions d'y retourner, essentiellement à titre professionnel...J'y ai tout de même des cousins, des amis, des copains. Les dernières fois que je m'y suis rendue lors du voyage officiel du Président Macron, je me sentais gonflée de fierté insolente, au sein de la délégation française, car nous inaugurions le Boraq, le nouveau TGV flambant neuf, le premier train à grande vitesse en Afrique et dans un pays arabe. Face à la Garde Royale, tout cela "avait de la gueule" et, dans le même temps, Sa Majesté le Roi Mohammed VI est venu me saluer en dialecte marocain, aux côtés de son homologue, le Président Macron. Je me suis sentie plus que jamais marocaine. L'an dernier, j'ai croisé Gad El Maleh au Rex, lors d’une soirée organisée pour les JO de 2024. Nous avons échangé de jolies expressions en dialecte marocain, ce qui a étonné l'assemblée nous entourant, pendant qu'on prenait des selfies .Là aussi cette complicité marocaine était belle et signifiait que lorsqu'on a la chance d'avoir hérité de cette culture, on la hisse haut et fort cette "marocanité". J'ai d'ailleurs vécu la même symbiose marocaine avec Richard Attias, Maurice Levy et Sydney Tolédano qui m'ont confié se sentir si fiers d'être marocains, exhibant leurs Wissams, décorés par S.M le Roi Mohammed VI.

Vous m'avez dit que vous êtes très attachée au Maroc et à la culture de vos parents, est-ce qu’aujourd’hui en France il y a un espace pour vivre cette double culture ?
Est-ce qu'elle est acceptée par la société française? Yes of course, il y a un espace de double culture en France, voire plusieurs cultures. Etant donné que je suis née en France et que j’y ai grandi pour la première partie de ma vie, la question ne s'est même pas posée. Je suis française et marocaine aussi. Je ne saurai quantifier cela, c'est une notion plutôt intrinsèque et liée à l'empirique. Il faut le vivre pour en parler. Quant à la société française, elle n'a pas à l'accepter ou le refuser, mais il est étonnant de découvrir à quel point les Français, d'aujourd'hui, sont issus du métissage, c’est-à-dire avec des origines étrangères et cette question ne se pose même pas. Du reste, de nombreuses célébrités françaises, aussi bien dans la politique, les médias, le show bizz que le business, sont nées au Maroc ou sont originaires du Maroc. Et lorsque l'on évoque le Maroc, la plupart du temps, l'entourage réagit avec beaucoup d'enthousiasme, car plus de 3 millions de Français ont visité le Maroc en 2017. Ce chiffre qui représente 1/3 des visiteurs étrangers au Maroc, ne fait qu’augmenter (avant la pandémie de Covid-19) ! C'est la destination préférée des Français hors Europe ! Disons que c'est une chance d'avoir cette double culture franco-marocaine.
Paris: Propos recueillis par Youssef Lahlali


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