L’épistémologique, le technique et le religieux


PAR Aboulasse Mohamed
Lundi 28 Mars 2011

En visitant une famille azemmourie, j’ai eu l’occasion de rencontrer deux jeunes gens qui sont venus présenter leurs vœux à leur grand-mère. Je me suis vite réjouis de cette assistance, ces deux bonshommes ont certainement des choses à m’apprendre dans le domaine scientifique, car le premier est ingénieur en informatique, et le deuxième en statistiques et économie appliquée.
Qu’est-ce qu’on peut espérer de plus, en si bonne compagnie, il n’y a pas à s’ennuyer! Nos deux génies, à part le savoir académique, ont une autre spécificité : tous les deux sont croyants, pratiquants et comme on ne tardera pas à le voir, fanatiques. L’informaticien est adepte du soufisme confrérique et populaire, la tariqua tijania, qui considère que le savoir et toutes les connaissances ne peuvent être qu’ésotérique, seulement pour la «khassa», et que seul le cheikh, le maître, le médiateur entre l’homme et Dieu et de la présence duquel dépend l’humanité possède ce savoir; il est aussi le seul à connaître les chemins sinueux qui mènent à Dieu.
Le statisticien, barbu et habillé en «fokia» à la taliban, et non en djellaba comme le veut la tradition marocaine, lui est adepte du wahhabisme, mouvement politico-religieux hanbalite en vigueur en Arabie Saoudite. Ce statisticien considère que cette doctrine est la seule qui soit en conformité avec les enseignements de l’Islam, les préceptes du Coran, du Prophète et des pieux anciens.
La confrontation était inévitable entre ces deux adeptes de deux approches totalement différentes du fait religieux, voire qui ont des visions antagonistes. Le duel théologique entre ces deux personnes était donc prévisible et s’annonçait houleux. Chacun pense posséder la Vérité, l’un à partir de ce qui est «bâtin» (caché), et l’autre «zâhir» (apparent). Au départ ils défendaient leur point de vue. Le soufi avançait que lui et ses condisciples jouissent, grâce à leur Tariqa, de relation privilégiée avec Dieu et parviennent même à l’union spirituelle avec Lui et accéder ainsi à la gnose, la connaissance intuitive de la vérité, la Haqiqa.
Le wahhabite est passé vite à l’attaque et d’un ton belliqueux il a rétorqué que le soufisme est une hérésie, qu’en islam il n’y a ni aristocratie ni ordre constitué, que les Charifs qui prétendent faire tomber la pluie, guérir les malades, posséder la baraka ne sont que des superstitieux, des menteurs, des charlatans dangereux pour l’islam, et que le charifisme est en fin de compte de l’idolâtrie, etc.
Nous nous contentons de ces arguments rapportés pour reproduire l’atmosphère de cette confrontation qui s’apparenterait à un langage de sourds, une polémique stérile et dangereuse, et sur ce nous clôturons le premier round. Par acquit de conscience, signalons que le débat était chaotique et que la transcription de l’oral à l’écrit d’une «conversation sacrée» impose une organisation et une reformulation. Mais ce qui était non Prévisible c’était le sujet du deuxième round «théologique».
Le problème abordé cette fois-ci, c’était s’il fallait refaire ses ablutions quand du gaz est sorti, par inadvertance, du postérieur du fidèle. Grand problème pour ces gens-là, question cruciale, car il faut savoir dans quelle position on était au moment de l’échappement de ce gaz, comme s’il était aussi responsable du réchauffement climatique : la position assise obstrue l’orifice du postérieur et ne laisse échapper qu’une petite quantité, donc on ne refait pas ses ablutions ; par contre la position couchée permet à l’intestin de vider librement tout son contenu, sans aucune gène, et là la toilette doit être refaite.
Bien sûr que chacun tient une opinion contraire, chacun apporte des arguments, cite des sourates, des hadites, des fatwas non seulement pour convaincre l’autre, mais le plus sérieusement du monde pour lui démontrer à quel point il était hérétique et ignorant en sciences religieuses ! A cause de ce cas théologique vraiment épineux, chacun d’eux a excommunié l’autre.
Ce deuxième round donne raison au lecteur de se boucher et le nez et les oreilles, ce faux débat dépasse l’entendement. Mais tous ces faits laissent perplexes et nous poussent à poser plusieurs questions existentielles :
Au moment où toute la Ouma, tous les musulmans, tous les Arabes sont mis dans le même sac, à dessein, pour être traité de fanatiques, de terroristes, de sauvages, de barbares…., autant d’alibis et de justificatifs pour leur déclarer la guerre et les exterminer par des guerres «propres»  et «chirurgicales», devant de tels dangers, est-ce que la quantité de gaz et les conditions de son émission du postérieur du fidèle (ou de l’infidèle) sont le vrai problème et la première préoccupation du musulman ?
Et le sous-développement, l’ignorance, la pauvreté, les maladies, le chômage…, tous ces maux qui rongent nos sociétés, qui menacent notre avenir, sont-ils des questions secondaires qu’on traitera aux calendes grecques? Nos deux «savants et théologiens» connaissent-ils la civilisation arabo-musulmane ?
Ont-ils déjà entendu parler d’Alkindi et de sa conciliation entre philosophie et islam ? Savent-ils que l’averroisme avait profondément influencé la pensée chrétienne du Moyen-Age? Ibn Rochd pour qui la philosophie et la révélation coranique étaient deux voies différentes pour atteindre la vérité. Ont-ils lu Ibn Khaldoun, qui passe pour le précurseur des sciences sociales, et le premier à élaborer une philosophie de l’Histoire ?
Et comme le dit Madeleine Grawitz dans son livre Méthodes des sciences sociales : «Les Arabes n’ont pas été de simples intermédiaires mais les maîtres et éducateurs de l’Occident latin» (page 34). Si des ingénieurs, gens ayant acquis un savoir scientifique et académique, discutent sérieusement de telles futilités au point de se traiter d’apostat, de renégat, quels sont alors les sujets de conversation de la masse ignorante des déshérités?
Comment se fait-il que notre école «fabrique» de tels énergumènes, des êtres aliénés, tournés totalement vers le passé, sans raison critique ni pouvoir de discernement, et dont la première préoccupation dans ce monde ici-bas, c’est de chercher le salut dans le ciel ; des êtres coupés de leur temps, se croyant les élus de Dieu et les dépositaires de la vérité révélée ? N’est-ce pas là la conséquence de la négligence de l’enseignement de la philosophie et des sciences sociales dans les années 70, et de notre ouverture sans raison critique sur des courants rigoristes et obscurantistes qui viennent d’ailleurs ?
Le problème est beaucoup plus profond qu’on ne le pense. C’est notre relation au savoir qui doit être à nouveau appréhendée, interpellée, revue et cogitée. Justement c’est une réflexion sur l’épistémologique et le technique, sur ces deux savoirs et sur leurs imbrications et leurs rapports ; c’est tout le processus général de la connaissance qui doit être revu. N’oublions pas que derrière toute science il y a une histoire, des institutions scientifiques, des réponses à des besoins, et que cette science ne peut être réduite à son simple aspect technique. Il est certain que les premiers penseurs arabes qui avaient révolutionné le savoir à leur époque ne pouvaient le faire s’ils n’avaient pas brisé les chaînes de l’esprit, s’ils n’avaient pas posé les bonnes questions, et surtout s’ils ne s’étaient pas débarrassés des obstacles «épistémologiques», liés aux modes de pensée archaïque, magique ou mystique de leur temps.
Sans émancipation les esprits seront toujours englués dans des polémiques stériles et dangereuses. L’Islam n’est pas seulement des expressions rituelles, ou le (les) discours que les musulmans tiennent sur eux-mêmes. Mais il est aussi pratiques économiques, institutions politiques, organisation de l’espace urbain, rapport à la terre, création artistique, rêve, costumes, cuisines, autant de domaines où s’organise l’imaginaire social, affirmait feu Mohamed Arkoune, qui œuvrait pour concilier islam et modernité. Terminons cet article par ces belles citations de Bachelard, l’un des pères fondateurs des sciences modernes :  «Le réel n’est jamais ce qu’on pourrait croire mais il est toujours ce qu’on aurait dû croire. Les vérités d’aujourd’hui sont les erreurs de demain».


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