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Le privilège de l’écrivain est de nous entraîner là où il veut et où nous ne serions pas allés sans lui. Et comme le lecteur disposant d’outils de recherche, il va d’aventure en aventure pour pouvoir solliciter les plis et replis du texte afin d’en dégager un sens et en déguster sa part du plaisir qu’il lui offre.
Nos écrivains sont là pour nous ouvrir, à nous lecteurs, quelques pistes de lecture et même des outils, un avant-goût de ces jouissances amenant la satisfaction, voire la satiété, étant leurs complices.
Libé : Comment avez-vous apprivoisé l’écriture, cette monture indomptable et capricieuse, et l’avez-vous adaptée à vos exigences ?
Karima Echcherki : La lecture m’a accompagnée depuis mon plus jeune âge. Je dévorais tous les livres qui me tombaient sous la main, et avec le temps, mes goûts littéraires se sont affinés. L’écriture, quant à elle, est rapidement devenue pour moi un moyen de canaliser mes émotions, de les apprivoiser en les posant sur le papier. C’est presque un processus thérapeutique. Bien qu’exigeante, elle m’a toujours permis de mieux comprendre ce que je ressentais, et de trouver un certain équilibre intérieur.
Très vite, j’ai compris que l’écriture est un outil puissant, à la fois pour dénoncer et pour questionner. Elle m’a permis de transformer mes observations et mes réflexions en récits qui résonnent avec la réalité. En cela, je me suis approprié cette «monture indomptable» pour en faire un espace de réflexion et d’engagement. J’ai voulu donner une voix à celles et ceux qui ne sont généralement pas entendus.
Quel a été votre premier texte soumis au lecteur, nouvelle, roman ou poème ?
Mon premier livre est un recueil de nouvelles, intitulé Les Inconsolées, publié aux Éditions Onze. Ces nouvelles, organisées chronologiquement, abordent plusieurs thèmes liés à la condition des femmes au Maroc : le mariage précoce, les crimes d’honneur, l’analphabétisme, et les grossesses non désirées, entre autres. À travers ces récits, j’ai voulu témoigner de la réalité de nombreuses femmes, tout en posant un regard critique sur l’évolution de leur condition. Malgré quelques avancées, beaucoup d’inégalités persistent, et ce recueil était ma manière de mettre en lumière ces problématiques. En accord avec mon éditrice, je tenais à me présenter aux lecteurs comme une femme engagée.
Ensuite, j’ai coécrit un livre avec le professeur Chraibi sur la légalisation de l’avortement au Maroc, un sujet crucial de santé publique avant même d’être une question de liberté individuelle.
Mon dernier livre, Taxi Terminus, est, quant à lui, mon premier roman.
La langue française a su se plier à votre volonté. Quels écrivains ont influencé votre manière de voir et d’écrire les faits ?
J’ai effectué toutes mes études dans des établissements français, du lycée jusqu’à l’université, et j’ai donc été très tôt plongée dans la littérature française classique. Chaque auteur que j’ai lu m’a influencée d’une manière ou d’une autre, que ce soit par ses histoires, ses mots, ou ses styles. Parmi mes préférés, je citerais Alexandre Dumas, Tolstoï, Umberto Eco, Saramago, et Amin Maalouf, des conteurs exceptionnels qui nous entraînent dans des aventures ou des fresques historiques.
Je suis également attirée par le roman social, qui offre une véritable fenêtre sur son époque en traitant des injustices. Des auteurs comme Balzac, Hugo, et George Sand me fascinent, mais mes favoris restent Émile Zola et Jorge Amado. Zola, pour son réalisme cru et sa dénonciation des inégalités, et Amado, pour son humour décapant malgré des récits empreints de luttes sociales.
Chaque lecture m’a façonnée, mais je fais attention à ne pas lire pendant que j’écris, afin de ne pas être influencée ni par les mots ni par le style des autres.
Pour Proust, la vie écrite est plus intense que la vie vécue. Qu’en pensez-vous ?
Je partage entièrement cette idée. Si la vie se suffisait à elle-même, nous n’aurions pas besoin de la littérature. Écrire permet de transcender la réalité, de la réinventer, de lui donner une dimension supplémentaire. À travers les mots, on peut approfondir l’intériorité des personnages, explorer des émotions et des situations de manière plus intense que ce que la vie quotidienne ne permet.
Écrire, c’est aussi une manière de questionner la vie, de la critiquer, et, parfois, de la changer. C’est en cela que la vie écrite peut être plus intense, car elle offre une liberté totale à l’imagination et à la réflexion.
Françoise Sagan disait que «l’écriture, c’est le double plaisir de raconter et de se raconter une histoire, et c’est aussi le plaisir d’écrire, qui est inexplicable». Partagez-vous cette vision ?
Je pense que l’écriture est à la fois un acte douloureux et libérateur. Certes, il y a du plaisir à écrire, mais ce n’est pas toujours une tâche facile. Trouver les mots justes, structurer ses pensées, donner du sens à ses idées demande une grande rigueur. Il y a des moments où chaque phrase devient un combat, et où l’inspiration semble s’échapper. C’est justement cette difficulté qui rend l’écriture si gratifiante.
Lorsqu’on parvient enfin à exprimer exactement ce que l’on veut, le plaisir est immense, même s’il reste, comme le dit Sagan, inexplicable. Le plaisir d’écrire réside aussi dans la capacité de transformer des réalités parfois douloureuses en récits qui touchent et interrogent.
Milan Kundera affirme que le roman est le lieu de l’ambiguïté, où les choses ne sont jamais tranchées, sans morale manichéenne. Cela s’applique-t-il à vos romans ?
Tout à fait. Mes personnages sont souvent complexes, ni totalement bons ni totalement mauvais. J’aime explorer cette ambiguïté car elle reflète la réalité humaine, où les actions ne sont jamais entièrement noires ou blanches. Dans mes récits, il n’y a pas de morale simple à retenir. J’essaie plutôt d’offrir une exploration des multiples facettes de l’être humain, de ses contradictions, et des dilemmes auxquels il est confronté.
C’est cette complexité qui, à mon sens, rend une histoire plus authentique. Elle permet au lecteur de se poser des questions, plutôt que d’accepter des réponses toutes faites.
Quelle place occupe la mère dans la famille marocaine, selon vous?
La mère occupe une place centrale dans la famille marocaine. Elle est souvent le pilier affectif, celle qui maintient l’unité du foyer et transmet les valeurs familiales. Elle incarne à la fois l’autorité, la bienveillance, le sacrifice et la force. Cependant, cette position est également pleine d’ambivalence, car elle est souvent prisonnière des attentes sociétales et des pressions patriarcales. Elle doit constamment jongler entre ses aspirations personnelles et les responsabilités qui lui sont imposées.
Dans mon roman, la mère est une figure complexe, à la fois capable de tendresse et de sévérité : son amour est à la fois puissant et féroce. Elle symbolise une société en mutation, à la croisée des chemins entre la transmission des traditions et le besoin de changement pour plus d’égalité et d’indépendance. Cette dualité me fascine car elle reflète les défis auxquels sont confrontées les femmes marocaines aujourd’hui, entre préserver le passé et construire un avenir différent.
Propos recueillis par Mouhoub Abdelkrim
Nos écrivains sont là pour nous ouvrir, à nous lecteurs, quelques pistes de lecture et même des outils, un avant-goût de ces jouissances amenant la satisfaction, voire la satiété, étant leurs complices.
Libé : Comment avez-vous apprivoisé l’écriture, cette monture indomptable et capricieuse, et l’avez-vous adaptée à vos exigences ?
Karima Echcherki : La lecture m’a accompagnée depuis mon plus jeune âge. Je dévorais tous les livres qui me tombaient sous la main, et avec le temps, mes goûts littéraires se sont affinés. L’écriture, quant à elle, est rapidement devenue pour moi un moyen de canaliser mes émotions, de les apprivoiser en les posant sur le papier. C’est presque un processus thérapeutique. Bien qu’exigeante, elle m’a toujours permis de mieux comprendre ce que je ressentais, et de trouver un certain équilibre intérieur.
Très vite, j’ai compris que l’écriture est un outil puissant, à la fois pour dénoncer et pour questionner. Elle m’a permis de transformer mes observations et mes réflexions en récits qui résonnent avec la réalité. En cela, je me suis approprié cette «monture indomptable» pour en faire un espace de réflexion et d’engagement. J’ai voulu donner une voix à celles et ceux qui ne sont généralement pas entendus.
Quel a été votre premier texte soumis au lecteur, nouvelle, roman ou poème ?
Mon premier livre est un recueil de nouvelles, intitulé Les Inconsolées, publié aux Éditions Onze. Ces nouvelles, organisées chronologiquement, abordent plusieurs thèmes liés à la condition des femmes au Maroc : le mariage précoce, les crimes d’honneur, l’analphabétisme, et les grossesses non désirées, entre autres. À travers ces récits, j’ai voulu témoigner de la réalité de nombreuses femmes, tout en posant un regard critique sur l’évolution de leur condition. Malgré quelques avancées, beaucoup d’inégalités persistent, et ce recueil était ma manière de mettre en lumière ces problématiques. En accord avec mon éditrice, je tenais à me présenter aux lecteurs comme une femme engagée.
Ensuite, j’ai coécrit un livre avec le professeur Chraibi sur la légalisation de l’avortement au Maroc, un sujet crucial de santé publique avant même d’être une question de liberté individuelle.
Mon dernier livre, Taxi Terminus, est, quant à lui, mon premier roman.
La langue française a su se plier à votre volonté. Quels écrivains ont influencé votre manière de voir et d’écrire les faits ?
J’ai effectué toutes mes études dans des établissements français, du lycée jusqu’à l’université, et j’ai donc été très tôt plongée dans la littérature française classique. Chaque auteur que j’ai lu m’a influencée d’une manière ou d’une autre, que ce soit par ses histoires, ses mots, ou ses styles. Parmi mes préférés, je citerais Alexandre Dumas, Tolstoï, Umberto Eco, Saramago, et Amin Maalouf, des conteurs exceptionnels qui nous entraînent dans des aventures ou des fresques historiques.
Je suis également attirée par le roman social, qui offre une véritable fenêtre sur son époque en traitant des injustices. Des auteurs comme Balzac, Hugo, et George Sand me fascinent, mais mes favoris restent Émile Zola et Jorge Amado. Zola, pour son réalisme cru et sa dénonciation des inégalités, et Amado, pour son humour décapant malgré des récits empreints de luttes sociales.
Chaque lecture m’a façonnée, mais je fais attention à ne pas lire pendant que j’écris, afin de ne pas être influencée ni par les mots ni par le style des autres.
Pour Proust, la vie écrite est plus intense que la vie vécue. Qu’en pensez-vous ?
Je partage entièrement cette idée. Si la vie se suffisait à elle-même, nous n’aurions pas besoin de la littérature. Écrire permet de transcender la réalité, de la réinventer, de lui donner une dimension supplémentaire. À travers les mots, on peut approfondir l’intériorité des personnages, explorer des émotions et des situations de manière plus intense que ce que la vie quotidienne ne permet.
Écrire, c’est aussi une manière de questionner la vie, de la critiquer, et, parfois, de la changer. C’est en cela que la vie écrite peut être plus intense, car elle offre une liberté totale à l’imagination et à la réflexion.
Françoise Sagan disait que «l’écriture, c’est le double plaisir de raconter et de se raconter une histoire, et c’est aussi le plaisir d’écrire, qui est inexplicable». Partagez-vous cette vision ?
Je pense que l’écriture est à la fois un acte douloureux et libérateur. Certes, il y a du plaisir à écrire, mais ce n’est pas toujours une tâche facile. Trouver les mots justes, structurer ses pensées, donner du sens à ses idées demande une grande rigueur. Il y a des moments où chaque phrase devient un combat, et où l’inspiration semble s’échapper. C’est justement cette difficulté qui rend l’écriture si gratifiante.
Lorsqu’on parvient enfin à exprimer exactement ce que l’on veut, le plaisir est immense, même s’il reste, comme le dit Sagan, inexplicable. Le plaisir d’écrire réside aussi dans la capacité de transformer des réalités parfois douloureuses en récits qui touchent et interrogent.
Milan Kundera affirme que le roman est le lieu de l’ambiguïté, où les choses ne sont jamais tranchées, sans morale manichéenne. Cela s’applique-t-il à vos romans ?
Tout à fait. Mes personnages sont souvent complexes, ni totalement bons ni totalement mauvais. J’aime explorer cette ambiguïté car elle reflète la réalité humaine, où les actions ne sont jamais entièrement noires ou blanches. Dans mes récits, il n’y a pas de morale simple à retenir. J’essaie plutôt d’offrir une exploration des multiples facettes de l’être humain, de ses contradictions, et des dilemmes auxquels il est confronté.
C’est cette complexité qui, à mon sens, rend une histoire plus authentique. Elle permet au lecteur de se poser des questions, plutôt que d’accepter des réponses toutes faites.
Quelle place occupe la mère dans la famille marocaine, selon vous?
La mère occupe une place centrale dans la famille marocaine. Elle est souvent le pilier affectif, celle qui maintient l’unité du foyer et transmet les valeurs familiales. Elle incarne à la fois l’autorité, la bienveillance, le sacrifice et la force. Cependant, cette position est également pleine d’ambivalence, car elle est souvent prisonnière des attentes sociétales et des pressions patriarcales. Elle doit constamment jongler entre ses aspirations personnelles et les responsabilités qui lui sont imposées.
Dans mon roman, la mère est une figure complexe, à la fois capable de tendresse et de sévérité : son amour est à la fois puissant et féroce. Elle symbolise une société en mutation, à la croisée des chemins entre la transmission des traditions et le besoin de changement pour plus d’égalité et d’indépendance. Cette dualité me fascine car elle reflète les défis auxquels sont confrontées les femmes marocaines aujourd’hui, entre préserver le passé et construire un avenir différent.
Propos recueillis par Mouhoub Abdelkrim
Biographie
Karima Echcherki, professeure universitaire à la Faculté des sciences et techniques, est une écrivaine engagée pour les droits des femmes. Après avoir publié «Les inconsolées», un recueil de nouvelles explorant la condition des femmes marocaines, et «453», qui aborde le sujet délicat de l'avortement clandestin au Maroc, elle fait son entrée dans le monde du roman avec « Taxi Terminus ».
Cette œuvre a été honorée par le « coup de cœur » du prix littéraire René Depestre, qui met en avant les créations inédites. Son écriture témoigne d'un engagement envers des thématiques sociétales cruciales.
Cette œuvre a été honorée par le « coup de cœur » du prix littéraire René Depestre, qui met en avant les créations inédites. Son écriture témoigne d'un engagement envers des thématiques sociétales cruciales.