Jesko S. Hentschel, directeur du département Maghreb et Malte de la Banque mondiale au Maroc

Repenser la stratégie du Maroc passe par une politique axée sur les opportunités qui émergeront après la crise sanitaire


​Le directeur du département Maghreb et Malte à la Banque mondiale, Jesko S. Hentschel, aborde, dans un entretien accordé à la MAP, la relance économique au Maroc et ses défis. Il évoque également le recours à l’endettement externe, la soutenabilité de la dette du Royaume et l’essor de la stratégie Génération Green 2020-2030, et expose les perspectives du partenariat Maroc-Banque mondiale.

Libé
Jeudi 11 Février 2021

Comment doit-on amorcer une véritable relance au Maroc ?
Le Maroc a mis en place une stratégie ambitieuse de relance postCovid-19 en mobilisant à la fois des ressources importantes pour soutenir l’économie mais aussi en lançant des réformes structurelles à même de renforcer la résilience sociale et économique. Le plan de relance, qui va mobiliser près de 11% du PIB sous forme de mesures de stimulus fiscal, de garanties de financement et d’injections de capital aux entreprises, est comparativement bien plus ambitieux que la réponse observée dans les économies émergentes et en développement qui ne dépasse pas une moyenne de 6% du PIB. Dans la mise en œuvre de ce plan de relance, il est important de prendre en compte plusieurs critères pour une politique de “sauvetage économique” réussie, et ce afin de pouvoir établir des choix et des arbitrages économiques.

 ce titre, en ce qui concerne le sauvetage des entreprises, il serait important de distinguer les entreprises qui, en raison de la crise, ont été confrontées à des problèmes de liquidité mais qui restent solvables, de celles dont la survie dépendra de changements fondamentaux pour en améliorer la compétitivité après la crise. Par ailleurs, repenser la stratégie du Maroc passe par une politique axée sur les opportunités qui émergeront après la crise de la Covid, en misant sur une relance verte, numérique et innovante, incluant une décarbonation plus rapide de l’économie. Une politique qui devrait également être tournée vers les nombreux pays d’Europe qui souhaiteront probablement dans l’avenir établir des liaisons commerciales plus étroites avec les pays du voisinage Sud, dont le Maroc et les pays d’Afrique du Nord.

Concernant le volet relatif aux réformes, le Maroc prend un train d’avance par rapport à beaucoup d’autres pays qui se trouvent encore en phase d’atténuation des impacts à court terme de la Covid-19. Les autorités ont en effet appréhendé cette crise comme une opportunité pour initier des réformes importantes pour remettre l’économie sur les rails, rationaliser le fonctionnement de l’Etat et renforcer la résilience des plus vulnérables. La création du Fonds Mohammed VI pour l’investissement en particulier, pourrait devenir un pilier fondamental pour permettre aux entreprises prometteuses de se capitaliser, de croître et de créer des emplois. La contribution de ce Fonds à la relance sera tributaire de plusieurs facteurs liés notamment à sa gouvernance.

J’en citerais par exemple les critères de transparence, un niveau d’appropriation élevé et une structure de pilotage claire avec une ligne de redevabilité séparant les décisions politiques de celles liées aux investissements, ces dernières devant s’aligner aux objectifs économiques et sociaux tracés pour la prochaine phase. Le succès de la mise en œuvre de ces réformes pourrait permettre au Maroc d’entrer dans une nouvelle ère de développement, ce qui permettrait d’accélérer la convergence du pays vers le niveau de développement d’économies plus avancées.

Quels sont les défis de la relance économique au Maroc ?
En parallèle à cet élan réformiste, des mesures complémentaires pour renforcer la contestabilité et la concurrence dans les marchés contribueraient à l’émergence d’un secteur privé plus dynamique, et ainsi permettre d’accélérer la croissance économique. Les politiques publiques mises en place au Maroc au cours des dernières décennies ont favorisé l’émergence de groupes “champions”, devenus compétitifs à l’échelle internationale dans divers secteurs comme l’automobile, l’aéronautique, l’agroalimentaire, les banques, les assurances ou la construction. Cependant, cette expansion a eu un effet d’entraînement limité sur le reste de l’économie marocaine, ce qui pourrait s’expliquer en partie par l’existence de barrières freinant la capacité des nouveaux acteurs et des PME à prospérer dans de nouveaux marchés et à croître. D’autre part, et afin que le processus de relance soit effectivement inclusif, les politiques publiques devraient tenir compte des besoins du secteur informel, qui absorbe environ 80% de la population active et représente 30% du PIB marocain.

A cet égard, et au-delà de l’élargissement des mécanismes de protection sociale et des politiques incitatives de transition vers la “formalité”, les politiques publiques devraient œuvrer à réduire le niveau de précarité socioéconomique des ménages informels, notamment à travers des mesures pour promouvoir leur inclusion financière et numérique ou le soutien à la formation des jeunes issus de ces ménages. Le renforcement de la participation de la femme dans le marché du travail est aussi à mettre en avant. Enfin, la crise a mis en exergue l’importance de la disponibilité de données statistiques fiables et transparentes pour informer le public et pour contribuer à la prise de décisions. Le Maroc a réalisé d’importants progrès dans ce domaine, des efforts liés à la production, l’accès et la fiabilité des données permettraient de renforcer ce volet critique pour l’élaboration des politiques publiques, en particulier dans un contexte de crise.

Pour anéantir le choc de la crise de de Covid-19, le Maroc a eu recours à l’endettement externeQuelle est votre lecture de la soutenabilité de la dette du Royaume ? Comment cet endettement devrait-il se répercuter sur l’économie marocaine ?
Comme dans la plupart des pays à travers le monde, la pandémie de Covid-19 a et aura des conséquences marquées sur les finances publiques. Au Maroc, le déficit budgétaire enregistré en 2020 reste cependant maîtrisé par rapport à la plupart des pays de son voisinage, ce qui témoigne de la prudence fiscale avec laquelle les autorités ont fait face à cette crise. Grâce à la solidité des politiques et des institutions macroéconomiques au Maroc ainsi qu’à son étroite relation avec les institutions multilatérales, le Royaume a pu accéder à un financement externe privé et public conséquent au cours de l’année écoulée, ce qui a certainement contribué à atténuer l’impact de la crise. Malgré l’augmentation de son poids pendant la pandémie, la dette publique marocaine reste soutenable. Il faut souligner aussi que la structure de la dette du Royaume a certaines caractéristiques qui limitent sa vulnérabilité, comme par exemple le faible poids de la dette à court terme, et la proportion relativement basse de la dette extérieure et en devises.

Cependant, pour maintenir ce niveau de viabilité, il sera nécessaire que le Royaume poursuive son objectif de réduire graduellement son déficit budgétaire dans les années à venir. Cela devrait impliquer aussi un effort soutenu pour renforcer l’efficience des dépenses, élargir l’assiette fiscale et rendre la collecte des impôts plus efficace et équitable.

Quid du soutien à l’agriculture qui est un pilier fondamental de l’économie marocaine ? Que pensez-vous de l’essor de la stratégie Génération Green 2020-2030 ? 
Le gouvernement ambitionne de pérenniser les impacts positifs du plan Maroc Vert à travers la stratégie Génération Green (SGG). Le lancement de la SGG arrive à un moment crucial compte tenu de la double crise de la pandémie de Covid19 et de la sécheresse qu’a connue le pays. L’essor de la SGG sera essentiel dans la réponse à la crise. En effet, l’accent mis sur l’emploi des jeunes en milieu rural peut être un élément clé de la réponse économique du gouvernement. L’appui aux chaînes d’approvisionnement alimentaire peut également aider à saisir de nouvelles opportunités sur les marchés d’exportation et assurer la résilience des chaînes d’approvisionnement intérieures lors de telles crises. D’autre part, les interventions en rapport avec l’agriculture digitale, que la Banque mondiale appuie à travers son programme approuvé en décembre dernier, contribueront à accélérer la transformation digitale du secteur, rendue encore plus nécessaire par la crise de Covid-19.

A titre d’exemple, la mise en place de services essentiels aux agriculteurs en version digitale facilite l’accès instantané à l’information et au conseil et réduit les coûts de transactions liés aux déplacements notamment. Je citerais ainsi les services d’econseil agricole, l’e-commercialisation et les pools de main-d’œuvre et services agricoles en ligne, qui sont des réponses clés aux mesures de distanciation sociale. Enfin, la dimension verte de la stratégie, en particulier en rapport aux mesures de valorisation de l’eau dans l’irrigation, est un élément clé pour la prévention et l’atténuation des impacts des sécheresses sévères. 

Quelles sont les perspectives du partenariat Maroc-Banque mondiale ?
Le Partenariat stratégique en vigueur entre le gouvernement marocain et la Banque mondiale s’étend pour la période 2019-2024. Définissant les priorités d’intervention de la Banque mondiale en soutien aux priorités de développement du Royaume, ce partenariat se veut comme un cadre flexible permettant d’apporter des ajustements selon l’évolution de la conjoncture et des chantiers de développement. Les axes de ce partenariat, qui reposent sur la création d’emplois, le renforcement du capital humain et la promotion d’un développement territorial durable, continuent d’être pertinents pour la période à venir. A noter cependant qu’arrivés à mi-parcours de l’exécution de ce Cadre de partenariat, la Banque mondiale et le gouvernement marocain effectueront cette année un bilan des réalisations au cours de ces deux dernières années. Nous identifierons aussi conjointement des leviers ou des domaines prioritaires en soutien à l’action du gouvernement, que la Banque mondiale pourra appuyer jusqu’à l’échéance de la stratégie. L’inclusion sociale et économique des catégories les plus vulnérables, le soutien à la résilience économique, sociale et environnementale et la création d’emplois préfigurent parmi les objectifs prioritaires qui s’annoncent pour accompagner les grands chantiers de réforme annoncés pour la phase de relance.

 

Une fenêtre d’ opportunité devant le secteur privé marocain

La récente crise sanitaire ouvre une fenêtre d’opportunité pour dépasser les contraintes qui limitent le développement du secteur privé au Maroc, selon la Banque mondiale (BM). “A l’avenir, la crise actuelle ouvre une fenêtre d’opportunité pour surmonter les contraintes qui, dans le passé, ont limité le développement d’un secteur privé plus dynamique”, ressort-il des résultats d’une enquête menée par la BM auprès de plus de mille entreprises formelles avant et après le début de la pandémie.

Dans le court terme, a précisé la BM, l’utilisation de tout espace politique disponible pour injecter des fonds et des capitaux propres dans le secteur privé est toujours indispensable afin d’éviter que les problèmes de liquidité ne se transforment en une vague d’insolvabilité des entreprises. Dans une perspective à plus long terme, a poursuivi la même source, le Maroc pourrait stimuler la concurrence et instaurer des conditions équitables pour les nouveaux entrants sur les marchés des biens et services, tout en améliorant son capital humain et ses cadres institutionnels.

En outre, les politiques industrielles appropriées contribueraient à consolider la position du Maroc en tant que destination nearshoring pour les entreprises multinationales et ainsi tirer parti des opportunités stratégiques qui pourraient émerger globalement dans le monde post-pandémie. L’enquête menée par BM et qui figure dans son rapport de suivi de la situation économique du Maroc “De la riposte d’urgence à la reprise” fournit de nouveaux éléments sur l’impact important et persistant de la pandémie de Covid-19 sur le secteur privé formel.

Parmi ses résultats les plus pertinents, la BM a fait ressortir que 6,1% des entreprises du secteur formel auraient cessé leurs activités et 86,9% signalent une baisse des ventes de 50,4% en moyenne par rapport à leur niveau pré-pandémique.

L’enquête fournit également des informations sur les stratégies d’adaptation des entreprises marocaines, qui incluent une utilisation croissante des lignes de soutien du gouvernement, une réduction du nombre d’heures travaillées (mais moins de licenciements en comparaison avec d’autres pays), l’utilisation de fonds internes pour faire face aux pénuries de trésorerie et un accroissement de l’activité du commerce en ligne


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