Jean Zaganiaris, sociologue et enseignant-chercheur au CERAM /EGE Rabat

“L’obscurantisme s’oppose tant aux Lumières qu’au pluralisme des modes de vie et de pensée”


Propos recueillis par Alain Bouithy
Samedi 22 Mars 2014

Jean Zaganiaris, sociologue et enseignant-chercheur au CERAM /EGE Rabat
En rédigeant «Queer Maroc. Sexualités, genres et (trans)identité dans la littérature marocaine»,  l’enjeu pour le sociologue Jean Zaganiaris était 
de comprendre «le plaisir sexuel», «les rapports amoureux» 
et «les relations érotiques avec les autres» dans la société marocaine. Un exercice loin d’être une simple promenade pour cet enseignant-chercheur au CERAM/EGE (Rabat) dont les écrits sont souvent le fruit de longues recherches et 
d’investigations mûries. 
Pour sont dernier ouvrage, l’auteur de «Penser l’obscurantisme aujourd’hui» 
a dû explorer de fond en comble différentes œuvres littéraires marocaines abordant certains 
aspects/notions que son livre restitue sans tomber dans les a priori. 
«Je suis allé assister à un certain nombre de présentations publiques d’ouvrages et j’ai pu 
également faire des entretiens semi-directifs avec certains auteurs. C’est à partir de ces 
investigations sociologiques que j’ai voulu penser la sexualité dans la littérature 
marocaine et la façon dont les écrivaines et les écrivains parlent des pratiques sexuelles», confie-t-il. 
Résultats des courses, un ouvrage audacieux traitant avec intelligence des sujets considérés comme tabous au sein des sociétés arabes. Un travail de fourmi qui rappelle en outre «qu’il y a une présence quotidienne de la sexualité dans de nombreux romans mais aussi dans des films marocains tels que «Femme écrite» de Lahcen Zinoun, «Le jeu de l’amour» de Driss Chouika, «Zero» de Nourredine Lakhmari ou «L’amante du Rif» de Narjiss Nejjar. Jean 
Zaganiairis apporte un éclairage pertinent sur son ouvrage 
Entretien.
 
Libé : «Queer Maroc», votre dernier ouvrage, est présenté comme une œuvre audacieuse sur la sexualité, les genres et les (trans)identités. Qu’est-ce que le Queer ? Pourquoi s’intéresser à ces sujets et précisément à leur place dans  la littérature marocaine ?
 
Jean Zaganiaris : L’expression anglo-saxonne «queer» signifie étrange, bizarre, curieux. C’est aussi une façon d’insulter les homosexuel(le)s et les personnes ne se soumettant pas aux assignations de genre (garçon efféminé, fille masculine). Dans les années 90, des mouvements gays, lesbiens et trans (LGBT), ainsi que des intellectuels, vont se saisir du queer et inverser la stigmatisation. Le queer n’est plus une identité  discriminée mais une position, une déconstruction des normativités identitaires, notamment hétéronormées : «I’m queer; and so what?». Certains vont dire que tout cela n’a guère de rapport avec le Maroc et qu’il s’agit de théories occidentales. J’ai voulu rompre avec ce genre de posture culturaliste et différencialiste, considérant que ce qui sépare les gens est plus important que ce qui les unit. Cela amène à parler de sociétés «occidentales» permissives, notamment au niveau de la sexualité, et de sociétés «orientales» ou «islamiques», où le sexe serait censuré et réprimé. C’est avec cette construction sociale de la réalité que j’ai voulu rompre dans mon livre, en utilisant de manière importante les travaux de Michel Foucault sur la sexualité. Selon cet auteur, le sexe n’est pas tant réprimé que contrôlé et géré par des pratiques de pouvoir. Après avoir assisté à des présentations publiques d’Abdellah Taïa parlant publiquement de son homosexualité dans certains espaces littéraires ou bien en découvrant de nombreux romans marocains où les pratiques sexuelles sont évoquées explicitement, y compris sous une forme subversive, j’ai voulu travailler sur la place de la sexualité dans la littérature marocaine. Il ne s’agit pas tant de travailler sur cela à partir d’une étude des pratiques sociales mais en me plongeant dans des productions fictionnelles décrivant la réalité. Je suis parti de l’ouvrage de Khalid Zekri, «Fictions du réel», qui est le premier à parler de queer au niveau de la littérature marocaine, et j’ai aussi pu profiter des précieuses discussions avec Christiane Rivet, Abdellah Baida, Issam Tbeur et Driss Jaydane. 
 
Vous avez autrefois consacré vos travaux à l’obscurantisme dont on retrouve  des pans entiers dans votre livre « Penser l’obscurantisme aujourd’hui ». Ne donniez-vous pas le sentiment de lever le voile sur une autre forme d’obscurantisme sur les questions que vous avez soulevées dans votre dernier ouvrage ? 
 
L’idée de mon livre «Queer Maroc» s’inscrit en effet dans la continuité de mes travaux sur l’obscurantisme. Si l’on part de l’idée que l’obscurantisme ne s’oppose pas tant aux Lumières mais au pluralisme des modes de vie et de pensée, les assignations identitaires  sont des formes obscurantistes particulièrement violentes qui s’exercent sur le corps des individus, notamment au niveau de l’orientation sexuelle ou bien des rôles de genres qu’il faut tenir au sein de la société selon que l’on soit une femme ou un homme. Toutefois, comme le rappellent Michel Foucault, Judith Butler ou Abdellah Hammoudi, à partir du moment où il y a un pouvoir qui s’exerce, il y a des formes de résistance qui se construisent.  Ce livre raconte l’histoire de ces modes de subversion face au contrôle bio-politique de la sexualité et la façon dont les discours de la littérature marocaine réinventent la tradition, en rompant avec certains discours puritains. Il y est donc également question de rendre visible la pluralité des modes de vie et de pensée. 
 
 Comment traite-t-on un sujet aussi sensible sans tomber dans les a priori ? 
 
Pour moi, il était important de ne pas parler à la place des écrivaines et des écrivains marocains. Dès lors, mon travail ne se limite pas à faire une herméneutique de leurs discours mais de les aborder également par une approche terrain. Depuis 2008, je suis allé assister à un certain nombre de présentations publiques d’ouvrages et j’ai pu également faire des entretiens semi-directifs avec certains auteurs. C’est à partir de ces investigations sociologiques que j’ai voulu penser la sexualité dans la littérature marocaine et la façon dont les écrivaines et les écrivains parlent des pratiques sexuelles. J’ai retranscrit des discours qui existent publiquement dans les espaces publics. Il y a des auteurs qui évoquent les relations sexuelles hors mariage, les pratiques homosexuelles, le changement de sexe. L’enjeu est de comprendre de quelle façon ils en parlent et quels types de savoirs ils construisent.  Après, la question des rapports entre objectivité et subjectivité est très complexe dans la recherche. Les travaux sociologiques de Lucien Goldman et de Michaël Löwy ont montré les apories des approches positivistes en sociologie, prétendant faire une science de la société en s’affranchissant des préjugés, des a priori ou de ce que Durkheim appelle « les pré-notions ». Il ne s’agit pas d’être relativiste et dire que toutes les approches se valent. Mais il faut être humble et avoir conscience qu’il s’agit de tentatives de rupture avec les pré-notions. Dès lors, c’est l’approche terrain, avec un travail théorique et pratique sur soi pour être en mesure d’expliquer et de comprendre la réalité sociale étudiée, que j’ai retenue dans ce travail.     
 
Vous vous êtes appuyé dans vos recherches sur plusieurs œuvres littéraires marocaines. Pouvez-vous nous en citer des exemples et nous dire ce qu’elles vous ont appris de concret sur ces questions ?  
 
En rédigeant ce livre, je me suis aperçu que ces œuvres littéraires insistent sur quatre grands enjeux politiques. Tout d’abord, certaines d’entre elles opèrent un renversement des rapports de domination homme/femme. La violence patriarcale n’est pas niée, comme le montrent des écrivaines telles que Noufissa Sbaï ou Souad Bahéchar, mais elle n’est pas représentée comme figée, statique, immuable. La sexualité devient dès lors une arme redoutable entre les mains des personnages féminins. L’infidélité ou bien l’excitation sexuelle qu’elles peuvent provoquer sans forcément satisfaire ensuite le partenaire masculin permettent aux femmes de mettre en œuvre certaines résistances face aux violences physiques et symboliques du patriarcat. On a cela dans «Capiteuses» de Stéphanie Gaou, «Etreintes» de Siham Bouhlal,  «La peau des fantômes» de Valérie Morales Attias ou bien dans les romans de Mamoun Lahbabi. Dans «Trois jours et le néant» de Youssef Wahboun, le personnage masculin n’est pas dans une position de dominant face aux femmes qu’ils fréquente. Celles-ci sont capables de résister aux injonctions de l’homme et ne pas donner leurs corps comme il le souhaite, notamment lorsqu’il s’agit de faire l’amour sans préservatif. Ensuite, ces discours littéraires montrent que le fait de vivre dans un pays où l’islam est religion d’Etat, n’empêche pas une partie des individus d’avoir une sexualité hors mariage sans ressentir de culpabilité ou de ressentiment. Les personnages de Laïla dans le roman de Baha Trabelsi «Une femme tout simplement» et de Thami dans «Morceaux de choix», écrit par Mohamed Nedali, incarnent ces pratiques sociales de manière emblématique. Une partie de notre corpus évoque également la force du désir homosexuel, à travers l’intensité des liaisons entre deux personnes du même sexe. On a cela dans des nouvelles de Siham Benchekroun ou de Baha Trabelsi parlant des amours lesbiennes ou bien dans les romans de Abdellah Taïa, de Rachid O ou de Mohamed Leftah pour l’homosexualité masculine. Ces amours font partie de l’espace littéraire marocain, même si peu d’auteurs soutiennent les luttes LGBT au sein des pays arabes. Enfin, certains discours montrent que les évocations de la transidentité sont loin d’être isolées dans la littérature marocaine. Les corps «androgynes», «transsexuels» ou «hermaphrodites» sont évoqués conjointement à un plaidoyer très fort en faveur des modes de vie métissés et hybrides. On a cela chez Abdelkébir Khatibi, Bouchra Boulouiz, Mohamed Leftah, Tahar Ben Jelloun ou Hicham Tahir. Et la lecture des travaux de recherche d’Arnaud Alessandrin, Karine Espineira et Maud-Yeuse Thomas, qui ont fait la postface de mon livre, a été très utile pour l’orientation de la troisième partie de ce livre. En rendant la sexualité publique, à travers diverses formes, les auteurs marocains donnent la parole aux gays, aux lesbiennes, aux personnes transgenres, aux femmes et aux hommes violés, aux épouses meurtries, aux amantes et aux amants passionnés, aux travailleuses du sexe, à ceux qui vivent dans la clandestinité des relations sexuelles hors mariage. Les discours écrits et oraux de certains auteurs montrent que l’on peut remettre en cause les représentations pudiques communément admises de la sexualité. Ils brouillent les frontières entre ce qu’il est possible de montrer et ce qu’il est convenu de cacher.
 
Les auteurs que vous citez sont connus dans le milieu culturel. Pourtant, cet aspect de leurs œuvres n’a pas souvent été abordé. Avez-vous une explication ? 
 
A ce niveau, il s’agit de penser les rapports entre les écrivains, le contenu des livres et les professionnels des médias, tant au niveau des conditions sociales des productions journalistiques qu’à celui de ses usages sociaux. Comme je vous l’ai dit précédemment, hormis Taïa, très peu d’écrivains sont dans des logiques militantes. Des écrivaines telles que Bouthaina Azami “Au café des faits divers”, Siham Benchekroun “Amoureuses” ou Baha Trabelsi “Parlez-moi d’amour” ont écrit sur l’homosexualité féminine mais lorsqu’elles font la promotion de leurs romans, elles n’insistent pas sur cela. Si le journaliste ne décide pas de les questionner sur cet aspect de leurs textes, il passe complètement inaperçu au niveau du grand public. Et du coup, on ne retient pas des affaires telles que celle du dernier combat du Captain Ni’Mat, dont la diffusion n’aurait pas été possible au Maroc soi-disant à cause de son évocation des pratiques homosexuelles. Or, l’homosexualité, qu’elle soit féminine ou masculine, est présente dans un certain nombre de romans publiés et diffusés au Maroc.  On insiste beaucoup sur les exceptions qui font l’objet d’interdiction au Maroc, mais on oublie qu’il y a une présence quotidienne de la sexualité dans de nombreux romans mais aussi dans des films marocains tels que «Femme écrite» de Lahcen Zinoun, «Le jeu de l’amour» de Driss Chouika, «Zero» de Nourredine Lakhmari ou «L’amante du Rif» de Narjiss Nejjar. Pour moi, l’enjeu en rédigeant ce livre a été de comprendre «le plaisir sexuel», «les rapports amoureux», «les relations érotiques avec les autres» dans la société marocaine. Et à ce niveau, j’ai une grande dette intellectuelle à l’égard de la littérature marocaine, qui a une importance capitale pour réfléchir sur ces questions.
 
Votre ouvrage entend restituer sans tabou les représentations plurielles de la sexualité, du genre et de l’identité dans cette littérature. Pensez-vous avoir réuni suffisamment d’éléments pour en donner une lecture instructive ? 
 
Il ne s’agit pas de dire que la sexualité est taboue dans les pays islamiques, mais de comprendre de quelle façon les pratiques de pouvoir essaient de la contrôler. La sexualité n’est plus taboue, car sa gestion fait l’objet de ce que Judith Butler appelle une performativité. On passe son temps à voir ou à entendre des choses sur la sexualité, accompagnées de propos constatant que cela doit être censuré. C’est à ce niveau qu’il y a un paradoxe qu’il ne s’agit surtout pas d’expliquer en invoquant une prétendue « schizophrénie » de la société marocaine. Mohamed Tozy a raison de dire dans ses travaux sur les pratiques sociales que les Marocains ne sont pas schizophrènes. La littérature permet de bien comprendre la dimension composite de la société marocaine et d’y resituer la sexualité, y compris hors mariage, avec des partenaires multiples ou bien entre des personnes du même sexe. Comme l’a montré Michel Foucault pour les sociétés européennes, le sexe est aussi ce dont on parle, même s’il est censuré. Dans «La volonté de savoir», il énonce cette idée : «Si le sexe est réprimé, c’est-à-dire voué à la prohibition, à l’inexistence et au mutisme, le seul fait d’en parler, et de parler de sa répression, a comme une allure de transgression délibérée». Cela semble s’appliquer également à la société marocaine.
 


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