Ismaïl Alaoui, président de la Commission du dialogue national sur la société civile


Boycott : les règlements de comptes ne devraient pas se faire au détriment de la nation

Propos receuillis par Narjis Rerhaye
Mercredi 10 Avril 2013

Ismaïl Alaoui, président de la Commission du dialogue national sur la société civile
Il n’est, dit-il, jamais à l’aise dans les habits de président. Et depuis qu’il est à la tête
de la commission du dialogue national sur la société civile, il gère les bruits des portes qui claquent et les
clameurs des démissions et boycott. Ismaïl Alaoui reste tout de même confiant, avec la foi du militant. La société civile a besoin d’être organisée pour contribuer à la
démocratie
participative.


Libération : Depuis que vous êtes à la tête de la commission du dialogue national sur la société civile, vous avez eu à faire l’apprentissage du monde associatif. Quel état des lieux
dressez-vous du tissu associatif aujourd’hui au Maroc ? Le ministre des Relations avec le Parlement et la société civile  parle de l’existence de 93.000 associations


Ismail Alaoui : Il est difficile de dresser un  état des lieux parce que nous sommes dans une société en  pleine mutation et toutes les statistiques dont nous disposons sont approximatives. Le seul travail sérieux d’analyse qui a été fait est celui  réalisé par le Haut commissariat au plan en 2010.  Cela concernait la situation en  2007.  Cela fait près de 7 ans que cette étude a été réalisée et à l’époque,  le HCP a estimé le nombre d’associations à 45.000. Ce qui est déjà impressionnant ! A travers cette photographie, nous avons eu à voir cette société civile qui comprend à la fois des associations mais aussi des organisations non gouvernementales.  Il serait d’ailleurs judicieux de faire un distinguo  entre ces deux entités, entre les associations travaillant sur le terrain, en tout cas qui sont sur le terrain même quand leur travail est beaucoup plus  immatériel que matériel et  les ONG qui de mon point de vue, sont des entités constituées à partir d’associations internationales comme Amnesty ou Transparency, etc. Ces organisations tout en étant des associations soumises à la loi de 1958 sont de nature différente des autres associations. Si on prend la classification de l’UNESCO, les autres associations se répartissent légalement en associations de plaidoyers : droits de l’Homme, égalité des sexes, problème du genre, problèmes des enfants, des handicapés, etc. De nombreuses associations font également un travail de plaidoyer mais aussi   d’action directe sur la société.
Le second aspect concerne des associations qui  travaillent sur le terrain beaucoup plus qu’autre chose.  Elles peuvent être des associations d’importance nationale ou des associations d’importance locale. Se pose ici un grand problème. Depuis 2005, c’est-à-dire depuis l’apparition de l’INDH, il y a une floraison d’associations locales. Ces associations sont parfois le fait  des jeunes qui essaient de prendre en charge les problèmes de  la société locale dans laquelle ils vivent. Mais l’on constate aussi qu’une multitude d’associations locales  créées par des élus ou des présidents de communes pour des buts peut–être non  lucratifs, mais qui ont certainement des buts politiques immédiats.
 
Il y a beaucoup d’associations qui sont justement adossées à des élus

Il arrive même, il faut le reconnaître, que les autorités territoriales aident à cela de manière plus ou moins déclarée pour justement promouvoir certaines associations

Une manière pour vous dire qu’il va falloir séparer le bon grain de l’ivraie au cours de ce dialogue national sur la société civile?

Exactement. Cela ne sera pas facile parce que toutes les associations -et je suis entièrement d’accord avec elles- défendent leur indépendance. Mais il va falloir voir dans quelle mesure ce tri peut être fait sans pour autant interférer dans les actions des associations. Je pense que cela peut se faire à travers  l’établissement d’une sorte de charte déontologique. Ceux qui
répondent à ces critères seront bien notés. Les autres seront peut-être mal notés mais continueront d’exister, sinon ce serait contraire à l’esprit même de la démocratie participative et de la démocratie en général.

 Reprenons depuis le début M. Alaoui. Pourquoi  un tel  dialogue national sur la société civile ? Quels en sont les objectifs ? Et quels sont les maux dont souffrait justement la société civile au point de nécessiter un dialogue national ?

 Le dialogue national découle de ce que prévoit la Constitution qui stipule la promulgation d’une vingtaine de lois organiques. Et pour la rédaction de ces lois organiques, il y a deux manières de faire. Soit le gouvernement détenteur d’une légitimité, même si on peut la discuter, prend sur lui de faire les projets de loi. Soit il y a cette  seconde formule, celle retenue, et qui consiste à essayer de prendre l’avis de tous les partenaires et protagonistes de la société civile.  Le problème qui s’est posé


«Le dialogue national découle de ce que prévoit la Constitution qui stipule la promulgation d’une vingtaine de lois organiques (…) Il est impossible de faire participer à ce dialogue les
représentants de 93.000 associations »


, bien qu’il soit  annexe mais qui a son importance, c’est que si nous avons  93000 associations - une estimation  qui correspond aux chiffres du ministère de l’Intérieur puisqu’il enregistre de manière automatique toutes les déclarations de création d’association même s’il ne suit pas l’application de la loi pour savoir si ces associations tiennent leurs assemblées générales, changent leurs bureaux exécutifs, répondent aux critères de la loi commune- il est impossible de faire participer à ce dialogue les représentants de 93.000 associations, sachant que d’après les estimations la progression serait de 10% par an, c’est-à-dire que d’ici la fin de l’année, nous aurons 100.000 associations.

Qu’en pensez-vous ? Est-ce beaucoup ou ingérable ?

Le problème de la gestion ne se pose pas parce que ce sont des entités autogérées.  Il faudrait tout simplement faire en sorte qu’il y ait beaucoup plus de rigueur dans la vie de ces associations. Rigueur au niveau de la loi qu’elles se sont elles-mêmes destinées, c’est-à-dire leur statut, rigueur par rapport à la loi nationale et ses contraintes et rigueur enfin au niveau de la gestion matérielle et financière. Il faudrait que tout le monde sache que l’argent  détenu par une association est un bien social  et la gestion des biens sociaux doit répondre à des critères  relevant de la loi et elle devrait relever aussi directement de la Cour des comptes.

Etes-vous de ceux qui disent que les associations ne doivent pas se substituer aux partis politiques ni à l’Etat ? Autrement dit, quel est le rôle spécifique de la société civile ?

A mon avis, ces deux attitudes sont erronées. Les associations ne doivent ni ne peuvent se substituer aux partis ou à l’Etat. Elles ont une place parce qu’elles sont de véritables aiguillons pour les partis politiques pour les rappeler à l’ordre à leur devoir de coller à la réalité de ce peuple. Elles sont aussi un remplaçant de l’Etat lorsqu’il fait preuve de carence. L’Etat ne peut pas tout faire, d’abord parce que nous sommes une société pauvre mais nous avons des capacités en tant que société qui ne peuvent être mises en pratique par l’Etat qui se refuse par exemple de mobiliser la jeunesse ou la société comme l’ont fait d’autres Etats à d’autres périodes. Dans le cas d’espèce, la société civile remplace avantageusement les pouvoirs publics et utilise ce capital humain pour jouer un rôle de plaidoyer, c’est-à-dire revendiquer des changements de fond comme elle peut remplacer l’Etat pour répondre à des besoins urgents. En fin de compte, je pense qu’il y a un juste milieu à trouver entre l’autorité territoriale et l’autorité élue qui, elle, a cette légitimité et dont elle ne sait pas se servir et dont elle trahit parfois les fondements. Les scandales sont connus. Ce n’est  pas la peine d’insister sur ce point.

Je voudrais qu’on en vienne à présent à la commission du dialogue national sur la société civile qui vient d’être lancé par le ministre en charge du Parlement et de la société civile. Beaucoup de bruit, de démissions, des boycotts, des portes qui  claquent, en tout cas, cette initiative a  mal commencé. Etes-vous sincèrement à l’aise dans ces habits de président ?

 Vous savez, de manière générale, je ne suis jamais à l’aise  (rires). Quant à la présidence de cette commission, je ne suis pas non plus à l’aise.  Mais j’ai estimé  que j’ai l’habitude d’aller au charbon et quand il y va de l’intérêt de notre pays, de notre démocratie balbutiante, je n’hésite jamais à y aller. On m’a demandé d’assumer cette responsabilité. J’ai demandé un temps de réflexion. J’ai bien réfléchi. J’ai consulté des amis à la fois dans mon parti, le PPS, et en dehors, des amis du mouvement de la société civile et tous m’ont dit qu’il  faut y aller. Ils m’ont dit à peu près ceci: «C’est une initiative très juste. Allez-y, on sera tous de votre côté ». Il est vrai que certains m’ont laissé tomber, (rires).  Je pense qu’il y aura peut-être une reprise.

Que s’est-il donc passé? De grandes ONG qui ont leur poids  parlent de boycott,  d’exclusion.

Le mot exclusion n’est pas tout à fait exact pour le cas d’espèce. Jusqu’à l’ouverture officielle du dialogue -je n’étais pas alors président mais pressenti- c’est le ministre en charge du Parlement et de la société civile qui a pris l’initiative, avec le gouvernement, d’organiser cette consultation. Il est évident qu’il ne pouvait pas inviter toutes les associations en tant qu’entités à participer aux travaux de cette commission. Car de quel droit et sur quel critère, telle association aurait été retenue plutôt que telle autre ? Sinon, il aurait fallu organiser un référendum auprès de toutes les associations. Le ministre Choubani a adopté une attitude de raison en adressant des invitations intuitu personae, sachant que chacune  de ces personnes portait une casquette associative. C’est pourquoi j’ai du mal à comprendre  pour quelle raison beaucoup de ces représentants les plus efficaces de la société civile se sont retirés de la commission.
 
Vous nous confirmez que les représentants des associations féminines, du Mouvement amazigh de la lutte contre la corruption ont été appelés à participer au dialogue national sur la société civile?

Absolument. Invitation leur a été adressée  pour faire partie de cette commission. Et c’est l’avant-veille  de l’ouverture officielle que ces associations  ont publié en tant qu’entité et non en tant que personne la fameuse déclaration qui a été contresignée par deux personnes, en l’occurrence MM. Tozy et Saaf. Je tenais  à dire que cette avant-veille,  M. Saaf et moi-même avons tenu une réunion lundi soir avec toutes ces personnes qui ont décidé de ne plus participer à ce dialogue alors qu’elles avaient participé pour la plupart d’entre elles aux réunions visant à préparer le lancement de ce dialogue national sur la société. Personne n’avait jusque-là laissé entendre qu’il ne serait pas partant ou laissé apparaître la moindre crispation.

« J’ai du mal à comprendre  pour quelle raison beaucoup de ces représentants les plus efficaces de la société civile se sont retirés de la commission (…) Peut-être que M. Choubani assume une certaine responsabilité dans la mesure où il a polémiqué avec une grande partie
de la société civile »



Quelle serait alors la vraie  raison de ce boycott ?

Honnêtement, je ne sais pas. Peut-être s’agit-il d’un règlement de comptes ?  Peut-être que le ministre Choubani assume une certaine responsabilité dans la mesure où il a polémiqué avec une grande partie de cette société civile.  Mais je pense que si la vengeance est un plat qui se mange froid, les  problèmes subalternes devraient rester subalternes et  les règlements de comptes ne devraient pas se faire au détriment de la société surtout lorsqu’il s’agit de l’intérêt d’une tierce personne, en l’occurrence la nation, le peuple. Mais  je ne voudrais pas non plus jeter de l’huile sur le feu.

Justement comment allez-vous appréhender l’avenir ? Qu’est-ce qui va se passer?

 Le dialogue est ouvert. Le 22 avril, nous allons publier la plateforme sur laquelle nous travaillons actuellement. Nous allons aussi élaborer  le règlement intérieur de cette commission. On n’est pas obligé d’être membre de la commission, chacun est libre, mais je pense que personne n’est libre de garder les idées qui peuvent aider à transformer l’essai  déjà entamé par  la Constitution. Il faut que nous ayons des textes de loi organiques pour les pétitions, pour les délibérations législatives, pour la participation de la population à la gestion des affaires publiques que ce soit au niveau local ou national. Le second aspect  réside dans une meilleure connaissance du domaine, que la société civile connaisse ses côtés positifs, ses tares, ses devoirs, sa manière de faire. Il s’agit en troisième lieu                 d’établir une sorte de charte déontologique. Il n’y aura pas de sanction disant légale pour les personnes qui ne suivront pas cette charte mais elles seront plus au moins clouées au pilori par ceux qui la suivent. Autre point,  les associations en général n’ont pas beaucoup de moyens ni financiers ni humains. Comment faire en sorte qu’elles obtiennent ces moyens ? Quelle est la possibilité pour l’Etat de renforcer cette aide ? Est-ce qu’il y a intérêt que ces associations restent dépendantes de l’Etat ? Se posent  ici les questions de l’autofinancement, du régime fiscal des associations, de leurs salariés, etc.

S’agit-il d’un dialogue national sur la société civile taillé sur mesure ?

Absolument pas.  Parce qu’il  n’y a pas de tailleur et même celui qui  voudrait ici le devenir, que ce soit la commission ou le ministère, eh bien il sera contesté tout de suite. Un dialogue taillé sur mesure est tout simplement antinomique avec l’idée même de la démocratie participative qu’on voudrait aider à mettre en place, sachant que c’est le Parlement qui décidera en fin de compte.


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