Interview avec les économistes Abdelâali Benchekroun et Noureddine Saoudi

La femme, un pilier incontournable de l’économie sociale et solidaire


Propos recueillis par Mourad Tabet
Lundi 11 Mai 2020

Interview avec les économistes Abdelâali Benchekroun et  Noureddine Saoudi
Dans cette deuxième partie de l’entretien accordé 
à Libé, les économistes 
Abdelâali Benchekroun et  Noureddine Saoudi mettent l’accent sur la place 
importante de la femme dans l’économie sociale 
et solidaire, car, selon eux, notre société ne peut 
marcher que sur ses 
«deux jambes» pour avancer vers un développement 
plus équilibré.


Libé : Nonobstant le contexte de pandémie que nous vivons, pourriez-vous nous donner un exemple d’initiatives de création économique qui cadre avec le concept de l’ESS ?
Abdelâali Benchekroun: Je vous citerai un exemple très significatif, dont parle la sociologue Fatema Mernissi dans son ouvrage « Les Aït Débrouilles », où des associations, dans des zones rurales parmi les plus défavorisées du Maroc (le Haut-Atlas), ont – grâce à l’esprit civique des intellectuels qui en sont issus – pu aider une population à retrouver la confiance en elle-même et en ses capacités productives et créatives, pour construire des pistes en vue de désenclaver les villages et les alimenter en eau et en électricité… Ce faisant, ils donnent un exemple de modernité solidaire et participative que les grandes villes comme Casablanca et Rabat ont du mal à imaginer.  
Une multitude d’exemples peuvent être cités, tels que des entreprises d’insertion qui créent des restaurants dans des quartiers ou selon des formules adaptées au contexte de confinement, qui peuvent produire des repas ou des paniers que les consommateurs payent à prix raisonnable, ou reçoivent même gratuitement dans ce contexte pandémique, à travers un jeu de subvention étatique ou communautaire. 
En outre, de telles entreprises peuvent offrir l’insertion sociale et la formation professionnelle à des personnes du quartier sans emploi. Ces entreprises citoyennes ESS peuvent offrir des repas à prix modérés à des familles aux revenus modestes, en cas normal ou gratuits en cas de catastrophe, etc. 
Je vois que l’utilité telle qu’elle est conçue en termes d’ESS est différente de ce qu’on a étudié sur les bancs des facultés, dans ce qu’on peut appeler l’économie classique
Noureddine Saoudi: En effet, nous partons d’un tout autre concept, car l’ESS qui se veut être une économie alternative, s’inscrit comme dit précédemment dans une autre vision par rapport à la logique du consumérisme et du productivisme en tant que telle. Parce que cette vision et ce modèle créent souvent des besoins artificiels. Tandis que l’ESS privilégie l’utilité sociale dont l’action en faveur des pauvres et plus précisément des “ non-solvables ”. Ce concept englobe en plus l’utilité écologique, la fourniture de biens et services à des usagers défavorisés, la solidarité a fortiori en contexte de crise, ce qui justifie amplement les spécificités fiscales du secteur comme souligné plus haut.

Qu’en est-il de la place de la femme dans l’ESS ?
Abdelâali Benchekroun: La Réalité de la femme au Maroc et surtout la femme rurale se caractérise par une précarité multiple, malgré les avancées des textes. Souvent, la femme subit un « sous- développement » économique et une marginalisation sociale. Elle souffre de discriminations diverses, issues d’un héritage socioculturel en sa défaveur. Alors que l’approche égalitaire et l’approche genre partent du postulat que la femme devrait être l’égale de l’homme dans le statut, l’emploi et la gestion de la chose publique.
Toutefois, depuis une décennie, le Maroc a connu un notable développement de coopératives féminines en particulier dans l’artisanat (tapisserie, couture …) et dans les activités liées à la production et à la valorisation de produits agricoles (tels l’huile d’argan, produits de terroir, élevage de chèvres pour la production de fromage, etc). Ce dernier aspect constitue un tournant important dans la société marocaine, où l’autonomisation économique et sociale de la femme rurale s’est renforcée, en particulier grâce aux efforts des associations. Soit dit en passant, la promotion de toutes ces activités de proximité constitue un facteur qui peut parfaitement cadrer avec le contexte de pandémie, d’où l’efficience de l’ESS et sa contribution cruciale.

Encore une fois, nonobstant le contexte actuel, le système mondial défavorise certainement davantage la femme, que ce soit aux USA et en Europe ou dans les pays moins industrialisés…
Noureddine Saoudi:
Tout à fait, les femmes c’est plus de 50 % de l’humanité, elles fournissent 67 % des heures de travail, ne gagnent pourtant que 10 % du revenu mondial et possèdent moins de 1 % de la fortune mondiale. Elles sont les premières touchées par la mondialisation et les crises économiques. La pauvreté et la précarisation de l’emploi sont plus féminines, surtout dans les pays dits « en développement »

Abdelâali Benchekroun: La question de l’indépendance économique et financière des femmes est fondamentale car, pour l’ESS, l’humain occupe une place centrale en tant que Sujet, Objet et Bénéficiaire des activités socioéconomiques. D’autant plus que les femmes représentent la moitié de la société. Grâce à cette approche, notre société peut marcher sur ses « deux jambes » pour avancer vers un développement plus équilibré. Sachant que les conditions de la vie moderne exigent davantage de ressources pour assurer une vie décente aux ménages.
En même temps, l’ESS ne doit pas occulter la question du droit des femmes à la propriété tout comme l’homme, et surtout le droit à la gestion de la chose publique. L’ESS réfère à un droit qui englobe la réalisation de plusieurs autres droits de l’homme comme de la femme: le droit à la santé, le droit à l’éducation, le droit à un environnement sain et exempt de violence, le droit à la citoyenneté et le droit au travail.  Mais l’ESS se démarque en introduisant la dimension de la solidarité et la cohésion familiale-sociale pour assurer la sécurité économique et la satisfaction des besoins de base de l’Homme avec « H ». 
Or, au Maroc, le taux d’activité reste faible, 46% (en 2018), en raison principalement du très faible taux d’activité des femmes, qui n’est que de 22% ! Donc, on a du pain sur la planche. 

De ce point de vue, l’ESS amène une vision moins réductrice que d’autres approches ?
Noureddine Saoudi: Exactement, du fait de son objectif de répondre à l’utilité sociale (nationale, régionale et locale) et de son ancrage de proximité, l’ESS converge avec l’approche genre et l’enrichit même.

Comment se présente concrètement le secteur ESS au Maroc, parce que parfois on a l’impression que c’est un secteur qui est « folklorique » plutôt que porteur de  valeurs nobles et solidaires ?
Noureddine Saoudi:
Au Maroc, il existe des programmes qui ont la vocation de promouvoir un ensemble d’activités économiques et de services sociaux orientés vers les classes sociales et/ ou zones défavorisées où les personnes ont de faibles revenus ou même sont sans revenu du tout. 
Mais parfois ces actions sont partiellement ou totalement « assistées » par les institutionnels ou financées par l’Etat et des organismes publics ou spécialisés, ce qui n’est pas forcément toujours une bonne chose. Et là vous avez raison, soit dit en passant, l’aide octroyée par l’Etat n’est pas toujours conditionnée, comme elle devrait l’être, par l’impératif de faire bénéficier les membres adhérent(e)s de formation minimum ciblée certifiante dans les instituts de formation professionnelle des secteurs concernés, ou conditionnée par la création d’un certain nombre d’emplois et par le respect absolu de la qualité et des règles d’hygiène. Ce dysfonctionnement doit nécessairement être levé.
Il faut noter que ces carences dans les procédures ouvrent la voie à l’opportunisme et la convoitise des aides publiques, où des personnes étrangères aux domaines d’activités des coopératives, s’improvisent en coopératives constituées de quelques membres de famille, pour bénéficier des subventions et des diverses aides en nature (voyages, salons et possibilités de ventes, etc).
Donc, l’ESS est un secteur de l’économie géré selon une logique différente de celle du marché et qui suppose une péréquation avec d’autres secteurs à plus grande valeur ajoutée, ce qui peut être concevable, même au vu de certaines autres expériences internationales. Dans cette optique, les projets et programmes relatés plus haut, tentent de donner une place importante à la promotion de la femme et à l’amélioration de sa situation.

La femme devrait-elle bénéficier davantage de ces politiques ?
Abdelâali Benchekroun:
La femme effectue un travail important aussi bien à l’intérieur du foyer familial qu’à l’extérieur. La vaste majorité des emplois précaires à temps partiel et au salaire minimum sont occupés par des femmes. Dans plusieurs pays, l’économie sociale et solidaire s’adresse en grande partie à des personnes pauvres, marginalisées et discriminées et ce n’est donc pas un hasard que les femmes au Maroc s’y retrouvent majoritaires. Nous sommes dans un contexte de mondialisation et de crises économiques et sociales qui ont un impact négatif particulier sur les femmes. Les femmes rurales constituant la frange la plus fragile surtout au Maroc où le milieu rural est majoritaire. 
Pour cela, la femme devrait également bénéficier de programmes de soutien en alphabétisation, formation professionnelle et métiers, en gestion des coopératives et prochainement en gestion d’entreprises ESS, notamment dans la perspective d’une plus forte promotion de l’agriculture familiale. 

Comment peut-on évaluer le programme de l’Initiative nationale pour le développement humain par rapport à l’ESS ?
Noureddine Saoudi:
L’INDH est un important chantier initié par S.M le Roi en 2005, dont les objectifs consistaient à s’attaquer à la pauvreté et à la précarité à travers la réalisation de projets d’appui aux infrastructures de base (foyers d’étudiants, centres de santé), de financement, de formation et de renforcement de capacités et de promotion des « activités génératrices de revenus » (AGR). Elle a également tiré profit d’une certaine émergence de l’« entreprise citoyenne », qui s’implique dans le domaine social, en développant avec l’INDH un partenariat pour le financement (ou dons en nature) en faveur de ses actions. Selon les chiffres officiels, entre 2005 et 2016, les réalisations ont été comme suit: 44.000 projets (dont 8.300 concernent des « AGR »);  plus de 10 millions de bénéficiaires (dont 40% de femmes); investissement global de 39,5 MMDH (contribution de l’INDH: 25,9 MMDH). 
Même si la gouvernance dans la mise en œuvre des projets laissait à désirer, l’INDH a joué un rôle important dans le développement de l’ESS au Maroc, dès lors qu’elle a aidé des populations en situation de précarité à se prendre en charge, en stimulant un tant soit peu la créativité et l’entrepreneuriat social et en catalysant la création de coopératives et d’associations de développement.
Cependant, notre pays accuse toujours du retard dans la réduction de la pauvreté et reste classé au niveau de l’Indice de Développement Humain, à la 123ème place sur 188 pays, avec un indice inférieur à la moyenne mondiale et à celui de tous les pays méditerranéens. Il nous reste donc encore du chemin à faire! 
Ceci dit, les programmes de l’INDH méritent un recentrage et des réajustements à la lumière de l’avènement de la pandémie en faveur des projets répondant directement aux besoins des citoyens et des secteurs concernés.

Le secteur des coopératives est considéré comme étant la colonne vertébrale de l’ESS à côté du secteur associatif et mutualiste…
Abdelâali Benchekroun:
En effet au Maroc, les coopératives, avec les associations surtout, constituent le pilier de l’ESS telle qu’elle se présente dans la réalité.  Le nombre des coopératives dépasse les 20.000. A Essaouira seule, plus de 130 coopératives agricoles avec plus de 3.700 adhérents, comptent presque 40% de femmes. Dans le Haouz, parmi près de 390 coopératives comptant plus de 12.500 adhérents, 25% sont de femmes.
Ces femmes travaillent dans des domaines variés comme la production, la valorisation et la commercialisation de l’huile d’argan et dérivés alimentaire et cosmétique, la Stévia qui est un nouveau produit édulcorant, divers autres produits de terroir et l’artisanat, etc. Ces structures ont comme objectifs de garantir aux adhérentes un revenu permanent, de valoriser et commercialiser les produits d’argan et de terroir, mais aussi des volets sociaux, tels que l’alphabétisation et la santé de la femme et des enfants. 

 Est-ce que ces multiples tutelles sur les coopératives sont un vrai handicap au développement du secteur des coopératives et de tiers secteur ?
Noureddine Saoudi:
Cette multitude d’intervenants (Entraide nationale, promotion nationale, Agence de développement social, IND, etc), agissent souvent avec une quasi-absence de concertation et de coordination entre eux. Donc, il n’y a pas de mutualisation des moyens, il y a des doubles emplois, absence d’accompagnement et de suivi-évaluation global du projet pendant 2-3 ans, nécessaires pour garantir le succès et la pérennisation des projets, et une insuffisance au niveau de la participation des populations au choix des projets.

En dehors de cette situation de multiplicité des intervenants, est-ce que ces coopératives fonctionnent généralement de manière convenable ? 
Abdelâali Benchekroun
: Ces modes d’intervention ont créé une situation d’assistanat chez plusieurs de ces coopératives (attentes de prises en charge continues, paresse et carence entrepreneuriale, manque d’innovation), défaillance en esprit coopératif, problèmes de gouvernance, manque d’initiatives en marketing, communication et  management et faible contrôle de la qualité et des prix. Dysfonctionnements à pallier, notamment, par un contrôle rapproché de la qualité par les organismes compétents et une réglementation plus rationnelle et équitable des prix.
Il faut cependant noter l’existence d’entreprises-coopératives bien gérées, en matière de gouvernance, de marketing et de  qualité de leurs produits, assurant ainsi une satisfaction des adhérent(e)s et de la clientèle locale, régionale, nationale ou même internationale via le e-commerce.

Comment peut-on redresser cette situation et garantir une meilleure efficacité de ces coopératives qui demeurent le pilier du secteur social par excellence ? 
Noureddine Saoudi:
Pour mettre à niveau le secteur social, et afin qu’il assume d’autres responsabilités adaptées à l’après-corona, il faut effectuer un changement d’échelle du secteur ESS. Il faut combler ses défaillances en gestion pour garantir la gestion démocratique et il faut veiller à mettre en œuvre des projets choisis par les concernés. Pour cela, il serait souhaitable d’instaurer un cahier des charges pour la création des coopératives selon des critères rigoureux pour garantir l’accomplissement de leur mission sociale, vecteur de valeurs de solidarité, et garantir leur viabilité. Mais aussi, cibler convenablement les modules de formation et les bénéficiaires, exploiter le dispositif de la formation par apprentissage dans les  établissements au profit des AGR, des coopératives, y compris dans le monde rural, déplacer la formation vers le douar ou la coopérative, en raison de la spécificité de la situation de la femme et l’importance du travail de proximité comme suggère d’ailleurs l’Administration de l’agriculture, et diffuser cette culture de produire ce dont la société a besoin en temps normal et en temps de crise et d’exception. 
Ces entités ont aussi besoin d’un accompagnement post-création, de 2 à 3 ans, pour leur assurer plus de chances de pérennité. Il faut également que ce secteur se structure en étant ancré dans les territoires et s’organise en Réseaux, en Chambres, ou en Fédérations pour (acquérir un pouvoir de négociation vis-à-vis des divers partenaires (Etat, collectivités territoriales, entreprises) en tant que secteur créateur de richesses, pourvoyeur d’emploi, promoteur d’AGR, de solidarité et de responsabilité citoyenne.

Le secteur informel est très développé au Maroc, quelle est sa position par rapport à l’ESS ? 
Abdelâali Benchekroun:
Le secteur informel renvoie à des pratiques et à des activités qui reposent sur différentes logiques: des logiques  domestiques, de subsistance, de solidarité, et de profits et gains relatifs. Donc dans ce secteur, on peut retrouver les caractéristiques des pratiques ESS, il est pourvoyeur d’emploi, souvent avec des productions de biens et services différentes et à caractère social, des circuits courts, mais la qualité laisse souvent à désirer. Avec le secteur informel, on retrouve la facilité d’entrée, la mobilisation de ressources locales, la propriété familiale des micro-entreprises, l’échelle réduite des activités, une forte densité de travail, des formations acquises hors du système éducation-formation.  

Jusqu’à quelle limite ce secteur peut-il être orienté pour cadrer avec la logique d’une ESS saine et avec quels réajustements ? 
Noureddine Saoudi:
La réponse à cette question peut passer par une certaine structuration dans la souplesse. Parce que le secteur informel, c’est des pratiques de survie et d’adaptation inventées par les populations aux prises avec les difficultés et les mutations impactant les sociétés contemporaines à l’époque de la crise du système néolibéral, notamment en perspective de l’ « après-corona ». L’expérience de certains pays d’Amérique latine a montré que l’ESS peut jouer un rôle important dans la lutte contre l’informel, par la sensibilisation et la formation.

Qu’en sera t-il de ce secteur dans l’« après-corona » ?
Noureddine Saoudi:
Le séisme de cette pandémie a cassé le rythme de nos sociétés et remis en question notre modèle de vie et de société. Le social est posé sous un angle inédit et la légitimité des Etats aussi. Cette dernière sera dorénavant tributaire du niveau de respect de la dignité humaine, de l’intérêt des classes pauvres et de leurs conditions de vie. D’où l’importance que l’Etat doit donner à ce secteur social par excellence, pour le développer et l’assainir. 
Les inégalités sociales et territoriales flagrantes ne seront plus acceptables. Dans ce contexte, l’ESS peut jouer, aux côtés des autres secteurs industriels et capitalistiques, eux-mêmes amenés à une autre adaptation, un rôle éminent dans les réajustements sociaux. Encore faut-il qu’il puisse évoluer réellement vers un secteur ESS authentique, avec une gestion étatique de tutelle rationnelle et sans clientélisme, en respect des normes et des règles déontologiques qui tireront davantage ce secteur toujours vers le haut, vers plus de qualité, de gestion rationnelle et de solidarité dont la société a tant besoin par les temps qui courent.


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